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L'informatique, discipline scolaire.
Un long et tortueux cheminement

Jean-Pierre Archambault
 

Résumé
L'informatique est partout, dans la vie quotidienne de chacun, l'entreprise et les administrations, la société. L'enjeu afférent est de donner à tous une culture générale informatique correspondant aux exigences de l'époque, de former l'homme, le travailleur et le citoyen, à savoir les missions traditionnelles de l'École.

Selon quelles modalités ? L'approche pédagogique selon laquelle les apprentissages doivent se faire exclusivement à travers les usages de l'outil informatique dans les différentes matières scolaires existantes, traduite dans le B2i, s'est révélée être un échec, un échec prévisible d'ailleurs.

Les sciences physiques sont devenues matière scolaire parce qu'elles sous-tendaient les réalisations de la société industrielle. Or le monde devient numérique... Un enseignement de spécialité optionnel « Informatique et Sciences du numérique » a été créé en Terminale S. Il entrera en vigueur à la rentrée 2012. Ce premier pas positif en appelle d'autres. Il existe une complémentarité entre l'informatique outil pour enseigner et l'informatique objet d'enseignement qui se renforcent mutuellement.

Le long et tortueux cheminement de l'informatique discipline scolaire ne doit pas surprendre : le nouveau émerge toujours dans la douleur.

 
   « Pourquoi et comment le monde devient numérique ? » C'est ainsi que Gérard Berry a intitulé sa leçon inaugurale au Collège de France, le 17 janvier 2008 [1]. L'enjeu majeur afférent est de donner à tous la culture générale scolaire informatique dont la société du XXIe siècle et ses « honnêtes hommes et femmes » ont un impérieux besoin. Au nom des trois missions de l'École, former l'homme, le travailleur et le citoyen. Un enseignement de spécialité optionnel « Informatique et Sciences du numérique » a été créé en Terminale S. Il entrera en vigueur à la rentrée 2012. Ce premier pas positif en appelle d'autres. Il montre que les choses avancent, même si le chemin de l'informatique discipline scolaire est long et tortueux.

L'informatique est partout

   Les enjeux et les défis sont immenses car l'informatique est partout, dans la vie de tous les jours, au domicile de chacun, avec l'ordinateur personnel et l'accès à l'Internet, dans l'entreprise où des systèmes de contrôle informatisés font fonctionner les processus industriels. Ses métiers, et ceux des télécommunications, occupent une place importante dans les services. On ne compte plus les objets matériels qui sont remplis de puces électroniques. Depuis une trentaine d'années, « la synergie de la microélectronique, du logiciel et des réseaux de télécommunication a détrôné les techniques fondamentales du système productif, jusqu'alors celles de la mécanique, de la chimie et de l'énergie » [2]. Comme l'industrialisation n'a pas supprimé l'agriculture mais l'a industrialisée, « l'informatisation ne supprime pas l'industrie mécanisée : elle l'informatise »[2]. Elle est la forme contemporaine de l'industrialisation. Rappelons que les sciences physiques sont devenues matière scolaire parce qu'elles sous-tendaient les réalisations de la société industrielle. Or le monde devient numérique...

   De par le monde, l'informatique représente 30 % de la R&D (18 % seulement en Europe). Elle est l'une des trois grandes familles de la science contemporaine avec les mathématiques et les sciences expérimentales. C'est l'informatique, pour ne prendre que ces exemples, qui a récemment fait faire de très spectaculaires progrès à l'imagerie médicale et qui permet ceux de la génétique. La biologie s'est dotée d'un appareillage théorique qui se fonde beaucoup sur l'informatique. L'informatique modifie progressivement, et de manière irréversible, notre manière de poser et de résoudre les questions dans quasiment toutes les sciences expérimentales ou théoriques qui ne peuvent se concevoir aujourd'hui sans ordinateurs et réseaux. Juristes, architectes, écrivains, musiciens, stylistes, photographes, médecins, pour ne citer qu'eux, sont tout aussi concernés.

Et le citoyen ?

   Dans les débats de société sur le nucléaire et les OGM, le citoyen peut s'appuyer sur les connaissances qu'il a acquises en sciences physiques et en SVT lors de sa scolarité.

   La neutralité du Net et les libertés numériques font la Une de l'actualité. 2009 a vu le vote de la loi « Création et Internet » dite loi Hadopi. En 2006, la transposition par le Parlement de la directive européenne sur les Droits d'auteur et les droits voisins dans la société de l'information (DADVSI) avait été l'occasion de débats complexes où exercice de la citoyenneté rimait avec technicité et culture scientifique. En effet, s'il fut abondamment question de copie privée, de propriété intellectuelle, de modèles économiques... ce fut sur fond d'interopérabilité, de DRM, de code source, de logiciels en tant que tels. Dans un cas comme dans l'autre on a constaté un sérieux déficit global de culture du numérique, largement partagé. La question se pose bien de savoir quelles sont les représentations mentales opérationnelles, les connaissances scientifiques et techniques qui permettent à tout un chacun d'exercer pleinement sa citoyenneté. Sans risque de se tromper, on peut affirmer que « cliquer sur une souris » et utiliser les fonctions simples d'un logiciel ne suffisent pas à les acquérir, loin de là.

   Dans une interview au journal Le Monde, le 15 avril 2009, Gérard Berry déclarait : « Du point de vue de l'enseignement de l'informatique, la France rentre résolument dans le XXe siècle. » Il regrettait que « l'on confonde la notion de computer literacy avec celle de computer sciences » et il ajoutait : « Dans les établissements scolaires, on a fait le choix d'enseigner les usages. C'est très insuffisant. C'est la différence entre apprendre à conduire et comprendre comment marche une voiture. Les jeunes quittent le lycée sans connaissance de la science informatique. C'est une aberration ! »

Un niveau non optimal

   Concernant l'enseignement de l'informatique, le rapport Stratégie nationale de recherche et d'innovation, SNRI [3], faisait en 2009 le constat que, d'une façon générale, « le système éducatif ne lui avait pas donné une place suffisante en regard des enjeux futurs, industriels et d'innovation pour l'ensemble de l'économie nationale, et de participation à la vie sociale et politique de la part des citoyens. Absent aux niveaux primaire et secondaire, il est inexistant ou trop limité dans les classes préparatoires aux grandes écoles. La majorité des ingénieurs et chercheurs non informaticiens n'acquièrent pendant leur cursus qu'un bagage limité au regard de ce que l'on observe dans les autres disciplines. Pourtant, ils utiliseront ou pourront avoir à décider de l'utilisation d'outils informatiques sophistiqués. Il est à craindre qu'ils ne le feront pas avec un rendement optimal ou que, en position de responsabilité, ils sous-estimeront l'importance du secteur ».

Un long et tortueux cheminement

   Concernant la discipline scolaire informatique, dans un certain nombre de pays notamment européens, on constate sur la durée une émergence chaotique, avec des avancées et des reculs, un mouvement de balancier. Dans les années 1980, il y avait en France dans les lycées une option informatique d'enseignement général qui donnait satisfaction. Ce qui n'a pas empêché qu'on la supprime, pour de mauvaises raisons, une première fois en 1992 (alors qu'elle était en voie de généralisation au début de la décennie 1990) et une seconde fois en 1998 après qu'elle eut été rétablie en 1994.

Le B2i

   Le Brevet informatique et internet (B2i) a vu le jour en 2001. Le choix institutionnel avait été fait d'une formation par l'utilisation de l'outil et d'une évaluation de compétences. Il traduisait l'approche pédagogique selon laquelle les apprentissages doivent se faire exclusivement à travers les usages de l'outil informatique dans les différentes matières scolaires existantes : pas de discipline informatique. Une autre approche pédagogique existe, pour laquelle, l'informatique étant partout, elle doit être quelque part en particulier, à un moment donné, sous la forme d'une discipline scolaire en tant que telle. Pour les uns, l'utilisation des TIC suffit. Pour les autres, l'utilisation d'un outil, matériel, logiciel, conceptuel, ne suffit pas pour le maîtriser.

   Le B2i a été rendu obligatoire pour la session 2008 du brevet des collèges. Il y aurait beaucoup à dire sur la tournure prise par les événements. On a assisté à des attributions massives et systématiques afin que les élèves ne soient pas recalés à l'examen. Le B2i s'est révélé être une machine administrative, donnant lieu à des « courses à la croix » sans réalités ni finalités pédagogiques.

   L'échec est manifeste, un échec prévisible dont il ne faut pas s'étonner.

Un échec prévisible

   En effet, le B2i suppose implicitement un apport de connaissances mais ne dit pas où les trouver, dans quelles disciplines, ni même ce qu'elles sont ! Cette absence de contenus scientifiques explicitement nommés est déjà à elle seule un handicap majeur et rédhibitoire. Par ailleurs, il n'est pas évident d'organiser des apprentissages progressifs sur la durée lorsque les compétences recherchées sont formulées de manière très générale (du type « maîtriser les fonctions de base » ou « effectuer une recherche simple »), éventuellement répétitives à l'identique d'un cycle d'enseignement à l'autre. Mais quand, en plus, cela doit se faire par des contributions multiples et partielles des disciplines, à partir de leurs points de vue, sans le fil conducteur de la cohérence didactique des notions informatiques, par des enseignants insuffisamment formés, on imagine aisément le caractère ardu de la tâche au plan de l'organisation concrète.

   Ainsi, un rapport de l'IGEN soulignait-t-il que, « si différentes circulaires précisent les compétences qui doivent être validées et le support de l'évaluation (feuille de position), elles laissent néanmoins dans l'ombre de l'autonomie les modalités concrètes de mise en oeuvre » [4].

   Pour se faire une idée de ces difficultés, il suffit d'imaginer l'apprentissage du passé composé et du subjonctif qui serait confié à d'autres disciplines que le français (dont on décréterait en passant qu'il n'a pas de raison d'être), au gré de leurs besoins propres (de leur « bon vouloir »), pour la raison que l'enseignement s'y fait en français. Idem pour l'apprentissage des mathématiques (exit aussi !), outil pour les autres disciplines. On confierait alors l'étude des entiers relatifs au professeur d'histoire qui les traiterait lorsqu'il s'intéresse à la période « avant-après JC ». Et les coordonnées seraient vues lors de la présentation des notions de latitude et de longitude en géographie. D'évidence cela ne marcherait pas. Et les faits ont montré que cela ne marchait pas non plus pour l'informatique [5]. Même pour les « natifs du numérique » !

Des pratiques insuffisantes en elles-mêmes

   On entend souvent dire que, l'informatique irriguant la vie quotidienne de tout un chacun, les nouvelles générations, qui baignent dans internet depuis leur plus jeune âge, n'auraient pas besoin d'une formation spécifique de nature scientifique et technique. Leurs utilisations de l'informatique et d'Internet, dans et hors l'école, suffiraient. Qu'en est-il exactement ?

   Dans le cadre de sa thèse de doctorat, Cédric Fluckiger a réalisé une étude dans un collège de la région parisienne [6]. Lucas, élève de troisième, pense qu'il est nécessaire d'avoir plusieurs abonnements à Internet pour accéder à toutes les pages, car les moteurs de recherche proposés sur les différents portails n'indiquent pas la même liste de sites pour une requête donnée : « Wanadoo ils ont pas les mêmes pages. Si je cherche quelque chose, j'aurai pas les mêmes choses dans Wanadoo et dans quelque part d'autre. (...) Ça change tout, c'est pour ça qu'on en a pris trois différents. »

   Cet exemple d'utilisation approximative, qui n'est pas unique en son genre loin s'en faut, traduit manifestement une représentation mentale erronée de l'environnement numérique dans lequel le collégien évolue.

   Des pratiques spontanées et sans recul ne suffisent pas à devenir un utilisateur averti. Une bonne appropriation de notions scientifiques fondamentales est indispensable car elle conditionne une utilisation rationnelle de l'outil conceptuel qu'est l'ordinateur et la résolution des problèmes rencontrés au fil du temps présent et à venir dans la société et l'économie numériques. Il faut relativiser fortement les compétences acquises hors de l'École, qui restent limitées aux usages quotidiens. Elles sont difficilement transférables dans un contexte scolaire plus exigeant. Les pratiques ne donnent lieu qu'à une très faible verbalisation. Les usages reposent sur des savoir-faire limités, peu explicites et laissant peu de place à une conceptualisation. On est donc bien loin des exigences d'une formation de qualité correspondant aux obligations du XXIe siècle.

Un enseignement de spécialité optionnel « Informatique et Sciences du numérique » en Terminale S à la rentrée 2012

   La création d'ISN a réjoui tous ceux qui n'ont cessé de se prononcer et d'agir ensemble en sa faveur au cours des années passées, au premier rang desquels des personnalités comme Gérard Berry, Gilles Dowek, Maurice Nivat, des associations comme l'EPI et le groupe ITIC-EPI-ASTI. On pourra prendre connaissance sur le site de l'EPI des multiples initiatives prises, notamment des audiences à l'Élysée, Matignon et rue de Grenelle au Ministère de l'Éducation nationale [7]. Toutes les actions menées ont fortement contribué à la création d'ISN.

   Le BOEN spécial n° 7 du 6 octobre 2011 (Bulletin officiel de l'Éducation nationale) définit l'épreuve à compter de la session 2013 de l'examen. L'évaluation se fera en cours d'année. Le texte indique les objectifs de l'épreuve, sa structure en deux parties, les modalités de l'évaluation. Le BOEN n° 36 du 6 octobre 2011 s'intéresse à la prise en charge pédagogique. Il précise les profils (enseignants) qui devront être recherchés ainsi que le dispositif de sensibilisation, d'information, de formation, d'habilitation et de validation. Enfin, le BOEN spécial n° 8 du 13 octobre 2011 donne le programme des élèves qui porte sur les quatre grands domaines de l'informatique : algorithmique, langages et programmation, théorie de l'information, machines et réseaux.

   La création d'ISN constitue un véritable changement de paradigme dans l'enseignement général. La culture générale scolaire s'enrichit d'une nouvelle discipline. Elle est une avancée significative qui doit connaître des suites tant il est évident que l'enjeu de culture générale scientifique concerne tous les élèves.

   Le long et tortueux cheminement de la discipline informatique se fait pour une part dans un flou artistique sur les bonnes raisons d'avoir des ordinateurs à l'École. Il nourrit une confusion certaine sur les statuts éducatifs de l'informatique, à la fois divers et distincts. Cet état de fait justifie quelques rappels et précisions [8].

Des statuts éducatifs divers

   Outil pédagogique, l'ordinateur enrichit la panoplie des instruments de l'enseignant. Il se prête à la création de situations de communication « réelles » ayant du sens, notamment pour des élèves en difficulté. Il constitue un outil pour la motivation. Il favorise l'activité, l'initiative, la créativité, etc.

   L'informatique s'immisce dans les objets, les méthodes et les outils des savoirs constitués, transformant leur « essence », et leur enseignement doit en tenir compte (contenus enseignés aux élèves, programmes scolaires). C'est particulièrement vrai pour les enseignements techniques et professionnels. Et pour les mathématiques, notamment de par l'impact des outils de calcul (dans le cadre de la pérenne et intrinsèque dialectique démonstration/calcul). Mais, peu ou prou, toutes les disciplines sont concernées, des SVT à l'histoire-géograhie en passant par les sciences physiques.

   L'ordinateur est également outil de travail personnel et collectif des enseignants, des élèves et de la communauté éducative, notamment dans le cadre des ENT.

   Il existe une complémentarité entre l'informatique outil pour enseigner et l'informatique objet d'enseignement qui se renforcent mutuellement.

   Fondamentalement, l'enseignement scolaire a un objectif de culture générale. Il faut distinguer la formation pour tous aux fondamentaux de culture générale informatique, scientifique et technique, dans l'enseignement scolaire et dans l'enseignement supérieur, et les formations professionnalisantes qui, de par les évolutions incessantes des besoins, doivent justement pouvoir s'appuyer sur une solide formation générale initiale. La formation de l'homme demande une mise en perspective des savoirs. Elle s'inscrit dans la durée. La formation du travailleur porte, elle, sur l'acquisition de compétences directement exploitables.

   Les statuts éducatifs de l'informatique étant divers, la formation des professeurs à l'informatique doit l'être aussi. Il faut distinguer les publics, chaque enseignant appartenant à plusieurs publics à la fois :

  • tous les enseignants : c'est une formation à l'exercice de leur métier, aux outils informatiques, outils pédagogiques, qui sont transversaux et spécifiques à leur discipline (avec deux niveaux, les enseignants et les formateurs) ;

  • les enseignants d'une discipline : c'est une formation qui intègre les évolutions de leur discipline de par l'informatique ;

  • les professeurs d'informatique [9] ;

  • les gestionnaires des parcs informatiques des établissements.

   Les enseignants étant d'anciens élèves, les problématiques de la formation des élèves rejoignent ici celles des enseignants. Pour tous, un enseignement de l'informatique, au lycée et au collège, donnant les fondamentaux de culture générale, est et serait le bienvenu (il signifie à la fois gain de temps ultérieur et efficacité).

Un grand classique : l'émergence du nouveau dans la douleur

   Contrairement à ce que l'on pourrait penser de prime abord, le long, tortueux et chaotique cheminement d'une discipline informatique au lycée ne saurait surprendre. C'est la loi du genre dans tous les domaines, un grand classique : le nouveau émerge toujours dans la douleur. Et cela ne date pas d'hier. Déjà, Confucius mettait en garde : « Lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi ceux qui voulaient faire la même chose, ceux qui voulaient faire le contraire et l'immense majorité de ceux qui ne voulaient rien faire. »

   Ainsi, au début du XXe siècle, un lobby du courant continu s'évertuait-il à « prouver », avec force arguments « scientifiques » à l'appui, que le courant alternatif constituait une impasse. Provocant mais réaliste, Bernard Stiegler se plaît à dire que « si vous demandez aux gens ce qu'ils attendent des nouvelles technologies, leur première réponse sera : Rien, fichez-moi la paix ! ». Encore aujourd'hui, il n'y a que sept informaticiens à l'Académie des Sciences, sur 243 membres, alors que, répétons-le, l'informatique représente 30 % de la R&D dans le monde et qu'elle est une des trois grandes familles de la science contemporaine avec les mathématiques et les sciences expérimentales.

Des obstacles multiples au changement

   Il y a la remise en cause d'identités personnelles et professionnelles qui s'incarnent dans des champs du savoir, des compétences et des savoir-faire, ainsi que les difficultés objectives à s'approprier de nouvelles connaissances, surtout quand les fondamentaux de culture générale correspondants ne sont pas là, et quand le contexte économique et social ne favorise pas les évolutions.

   Existe aussi, plus prosaïquement, la volonté délibérée de ne pas donner aux autres les clés de la réussite. Parmi ceux qu'on appelle les « passeurs » des TIC, également du côté de certaines sociétés de service, on peut très bien se satisfaire du manque de culture informatique des autres (ce handicap les concernant également) et décréter d'une manière péremptoire qu'une telle culture n'est pas nécessaire. Leurs situations de rentes en seront d'autant plus pérennes, que ce soit pour proposer des formations à la version n+1 d'un logiciel bureautique ou des solutions d'informatisation dont les coûts explosent et les délais s'allongent à n'en plus finir, avec des contrats qui en rejettent par avance la responsabilité sur les clients !

   Avec ses spécificités, le monde de l'éducation n'échappe pas à ces freins. La massification de l'enseignement engendre des tensions fortes, posant avec acuité la question des efforts que la nation est prête à consentir pour l'éducation, pourtant le premier des investissements pour préparer l'avenir, qui plus est dans la société de la connaissance. Il y a la difficulté récurrente à introduire une nouvelle discipline scolaire : à la place de quoi, formation des enseignants à mettre en place, concours de recrutement à créer, intégration dans les examens...

L'informatique science et technique

   La problématique de l'outil est omniprésente, avec cet argument que son utilisation suffirait à le maîtriser : on peut alors légitimement se demander à quoi servent les enseignements techniques et professionnels, ainsi que le cours de mathématiques (outil conceptuel au service des autres disciplines). Maurice Nivat nous invite opportunément à relire André Leroi-Gourhan qui nous a appris que l'outil n'est rien sans le geste qui l'accompagne et l'idée que se fait l'utilisateur de l'outil de l'objet à façonner. Et d'ajouter : « Ce qui était vrai de nos lointains ancêtres du Néanderthal, quand ils fabriquaient des lames de rasoir en taillant des silex, est toujours vrai : l'apprentissage de l'outil ne peut se faire sans apprentissage du geste qui va avec, ni sans compréhension du mode de fonctionnement de l'outil, de son action sur la matière travaillée, ni sans formation d'une idée précise de la puissance de l'outil et de ses limites. »

   Le thème de l'outil est aussi celui de la technique, de sa place dans la société française, de celle du travail manuel, du rapport de secteurs des élites de la nation à la science et à la technique [10]. Combien de fois n'a-t-on pas entendu : « Ce n'est qu'un outil » ? Un outil qui ne devrait pas nous détourner d'objectifs culturels nobles ! Comme si l'outil n'était pas partie intégrante de la culture humaine, depuis la nuit des temps. La science aussi, faut-il le rappeler ? À ce sujet, si dans un passé récent le fait que l'histoire-géographie devienne optionnelle en Terminale S (tout en restant heureusement présente à l'école et dans le secondaire jusqu'à la classe de Première, ce qui n'est pas encore le cas de l'informatique) a provoqué une légitime émotion, le fait que les mathématiques deviennent optionnelles en Première L n'a pas fait la Une des journaux, c'est le moins que l'on puisse dire. Deux poids deux mesures.

   L'informatique est aussi une technique qui fabrique des machines et des programmes. Elle présente des aspects techniques. Elle a ses méthodes. C'est indéniable. David Monniaux fait justement remarquer qu'elle n'est pas la seule discipline dans ce cas [11]. Il prend le cas des mathématiques, science de l'abstraction et du conceptuel formalisés qui, cependant, a une grande part de technique. « Même si, de nos jours, des moyens de calcul informatiques existent, il faut tout de même savoir faire à la main des résolutions d'équations, des calculs d'intégrales, des majorations, etc. » Et le français, tel qu'enseigné dans le secondaire, est également largement une activité technique. En effet, « l'enseignement et la notation portent en bonne partie sur la forme des textes produits (orthographe, grammaire, et plus généralement expression) et non sur le fond ». La forme a également beaucoup d'importance dans certaines filières de l'enseignement supérieur. « De fait, il semble que les entreprises s'intéressent parfois aux étudiants en lettres pour leurs qualités rédactionnelles... L'idée est ancienne : ne dit-on pas que Charles de Gaulle avait recruté Georges Pompidou parce qu'il voulait "un normalien sachant écrire" ? ». Quant aux langues étrangères, si Shakespeare est un « monument » de la culture universelle qu'il faut connaître, « on n'en attend pas moins d'une personne ayant étudié sa langue une connaissance de l'anglais contemporain, tel que parlé et écrit en pratique chez les partenaires économiques ». Les universités ont donc ouvert des filières de langues étrangères appliquées.

La pédagogie, un terrain de débats

   Les débats, voire les affrontements quant au bien-fondé d'un enseignement de l'informatique sont monnaie courante. Rien que de très normal. Les boulangers se divisent sur la façon de faire le pain, les maçons sur celle de monter un mur... les enseignants sur la façon de faire cours et sur ce que l'on doit apprendre.

   Au début des années 1990, le réseau local d'ordinateurs fut mal accueilli dans certains cercles de formateurs informatiques des MAFPEN (Missions académiques de formation des personnels de l'Éducation nationale). Au nom de la sacro-sainte pédagogie qui se serait pleinement satisfaite des postes autonomes, la technique détournant du fondamental, à savoir les usages de l'ordinateur en classe. Étrange myopie qui ne voyait pas que le réseau était en train de devenir le mode d'existence dominant de l'informatique, offrant qui plus est des potentialités nouvelles justement sur le plan de la pédagogie (communication, travail collaboratif...). Attitude qui s'explique en partie par la difficulté objective à former les enseignants sur des environnements plus complexes. La pièce sera rejouée avec l'arrivée d'Internet : « Internet d'accord, mais pour quoi faire ? » alors que dix ans de télématique scolaire avait montré la voie des usages pédagogiques que l'on pouvait avoir avec un réseau longue distance. On pourrait multiplier les exemples, ainsi au début des années 1980, le rejet du LSE (Langage symbolique d'enseignement) par ceux dont la position et le prestige dans l'établissement, de par les services qu'ils rendaient avec le Basic, étaient menacés par la formation des collègues accompagnant l'arrivée des ordinateurs dans l'établissement. Et qui pour cela disaient pis que pendre d'un langage structuré pourtant conçu pour l'enseignement, avec des instructions en langue française.

   Les débats sont souvent vifs et paradoxaux. La discipline informatique au XXIe siècle s'inscrit dans les trois missions de l'École, former l'homme, le travailleur et le citoyen, avons-nous dit d'emblée. Mais quand on parle pédagogie et informatique, il arrive que certains ne voient pas, par exemple, les potentialités de la programmation, qui favorise l'activité intellectuelle, l'appropriation de notions informatiques mais aussi des autres disciplines. On constate en effet avec l'ordinateur une transposition des comportements classiques que l'on observe dans le domaine de la fabrication des objets matériels.

   À la manière d'un artisan qui prolonge ses efforts tant que son ouvrage n'est pas effectivement terminé, un lycéen, qui par ailleurs se contentera d'avoir résolu neuf questions sur dix de son problème de mathématiques (ce qui n'est déjà pas si mal !), s'acharnera jusqu'à ce que fonctionne le programme de résolution de l'équation du second degré que son professeur lui a demandé d'écrire, pour qu'il cerne mieux les notions d'inconnue, de coefficient et de paramètre.

   La programmation est un « outil » pédagogique à même de fournir d'autres voies pour la compréhension des concepts, de proposer des projets coopératifs « vrais » préparant aux modalités de travail dans l'entreprise. La programmation est également une bonne école de formation à la rigueur (attention à la virgule mal placée ou à la parenthèse qui manque). Pour toutes ces bonnes raisons, dommage de s'en passer. Surtout quand on avance de mauvaises raisons comme celle selon laquelle le lycée n'a pas vocation à former des informaticiens professionnels. Ni des mathématiciens d'ailleurs. Pourtant les élèves font des mathématiques du cours préparatoire à la classe de Terminale !

   Certes, la machine et sa puissance peuvent entretenir les illusions. Une requête mal formulée donne quand même des résultats (mais que valent-ils ?) alors que la feuille peut rester blanche avec le seul crayon. On a vu ci-avant la confusion sur les statuts éducatifs de l'informatique, pour une part conséquence d'identités professionnelles qui ont du mal à accepter les évolutions.

   Et l'on a pu constater que l'absence de discipline scolaire, prônée par certains, de par la non-institutionnalisation qu'elle signifiait, facilitait la constitution de prés carrés, de sortes de chasses gardées pédagogiques où les autoproclamations sont légion. Comme si la méconnaissance des algorithmes, de l'interopérabilité ou du modèle OSI était un avantage pour réfléchir sur les sérieuses questions sociétales du monde du numérique. Mais les esprits évoluent, les choses bougent, la nécessité s'impose et, en définitive, le nouveau se fait sa place, toute sa place.

   L'on sait l'importance de la précocité des apprentissages et le fait que l'adolescence est un moment privilégié où naissent les vocations. Et l'on se dirige plus facilement vers ce que l'on connaît. Il est donc bienvenu que les élèves rencontrent l'informatique, science et technique, en tant que discipline.

Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI
jp.archambault@laposte.net

Paru dans Terminal n° 110, printemps 2012, éd. L'Harmattan, p. 121-131.
http://www.revue-terminal.org/www/spip.php?rubrique26

Version PDF : http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1205f.pdf

NOTES

[1] http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/inn_tec2007/
Voir également « Une révolution permanente », Gérard Berry, EpiNet n° 127, sept. 2010.
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1009h.htm

[2] Michel Volle, Le nouveau monde.
http://michelvolle.blogspot.com/2011/05/le-nouveau-monde.html

[3] Rapport du groupe « Numérique, calcul intensif et mathématiques ».
http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid28982/snri-les-rapports-des-groupes-de-travail.html

[4] L'EPLE et ses missions :
http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/074000125/0000.pdf page 17.
http://medialog.ac-creteil.fr/ARCHIVE69/juvenile69.pdf

[5] « Connaissance/compétences » :
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1110a.htm

[6] Voir « Internet et ses pratiques juvéniles », Édric Fluckiger, Médialog n° 69.
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0905d.htm

[7] http://www.epi.asso.fr/blocnote/blocsom.htm#itic

[8] « École, éducation et multimédia », Jean-Pierre Archambault, Les Cahiers dynamiques n° 26.
http://lamaisondesenseignants.com/download/document/lcd26arch.pdf

[9] À la suite d'une audience avec Érick Roser, Conseiller du Ministre de l'Éducation nationale pour les affaires pédagogiques et Benoît Labrousse, Conseiller technique (nouvelles technologies, éditeurs, multimédia), le lundi 22 mars 2010, au nom de l'EPI et du groupe ITIC de l'ASTI, Jean-Pierre Archambault, Gérard Berry, Gilles Dowek et Maurice Nivat avaient élaboré une proposition de programme pour la formation des professeurs chargés de l'enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique » en Terminale S à la rentrée 2012.
Communiqué de l'EPI : http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d1004a.htm

[10] Ces préjugés qui nous gouvernent, Gilles Dowek, 2009, éditions. Le Pommier

[11] L'informatique, discipline « technique », David Monniaux, Chargé de recherche au CNRS à VERIMAG, Grenoble, professeur chargé de cours à l'École Polytechnique, EpiNet n° 129 de novembre 2010.
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0911d.htm

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