L'informatique, discipline « technique » ?

David Monniaux
 

   Mes collègues Maurice Nivat, Gilles Dowek, Gérard Berry [1] et bien d'autres regrettent l'absence d'enseignement d'informatique au lycée ; ils estiment que les évolutions sociétales actuelles produites ou facilitées par l'irruption des technologies numériques sont incompréhensibles sans une certaine compréhension des mécanismes de base de l'informatique. On leur rétorque que l'informatique n'est « qu'une technique » et n'a donc pas sa place dans les enseignements généralistes des lycées, ou encore qu'il existe déjà une initiation à la bureautique et à Internet.

   Ce type de réflexions se retrouve à d'autres niveaux. En 1998, quand j'étais en DEA, à une réunion d'étudiants où chacun se présentait ainsi que sa filière, j'ai eu droit à cette réflexion : « Un DEA en informatique ? Ça existe ? ». Les circonstances ne se prêtaient pas à ce que je creuse les pensées de mon interlocutrice ; j'imagine cependant qu'elles étaient de cet ordre :

« L'informatique, c'est savoir se servir de Windows, de Word et d'Excel. Une fois qu'on sait cela, on est paré, je me demande bien comment on pourrait faire des cours bac+5 là dessus. »

« L'informatique, c'est un truc pour jeunes boutonneux avec du temps libre. Il n'y a pas besoin d'années d'études, un petit génie de 17 ans peut pirater les ordinateurs du Pentagone. » [2]

« L'informatique, c'est une activité de technicien, qui s'apprend certainement en IUT. »

Ce genre de réflexions pourrait être faites à l'égard d'autres domaines d'études, comme par exemple les mathématiques, le français ou les langues :

« Les mathématiques ? Je n'ai jamais aimé ça, et puis maintenant il y a des calculatrices. »

« Un doctorat en lettres ? Mais enfin, une fois que tu connais l'orthographe, tu vas passer combien d'années à l'étudier ? »

« Un DEA en anglais ? Mais enfin, la traduction c'est technique, je ne vois pas comment tu peux y passer 5 ans de cours. »

   Cependant, les réflexions ci-dessus, tenues à l'égard de domaines traditionnels comme les mathématiques, le français ou les langues, seraient en général considérées comme un signe d'inculture, tandis qu'il est possible à certains, au nom justement de la Culture, d'expliquer que l'informatique n'est qu'une technique et en aucune façon une science.

   La vérité est que l'informatique, en tant que discipline, à la fois des aspects scientifiques (par exemple, les théories de la calculabilité et de la complexité, la théorie des types, l'algorithmique...) et des aspects techniques (par exemple, la connaissance du langage Java). Cela n'a d'ailleurs rien d'extraordinaire : c'est en fait le cas d'une bonne partie des disciplines « nobles » que l'on enseigne dans le primaire, le secondaire et même à l'université.

   Prenons les mathématiques. C'est, assurément, la science de l'abstraction et du conceptuel formalisés. Cependant, elle a une grande part de technique : même si, de nos jours, des moyens de calcul informatiques existent, il faut tout de même savoir-faire à la main des résolutions d'équations, des calculs d'intégrales, des majorations, etc.

   Le « français » tel qu'enseigné dans le secondaire est également largement une activité technique. En effet, l'enseignement et la notation portent en bonne partie sur la forme des textes produits (orthographe, grammaire, et plus généralement expression) et non sur le fond. La forme a également beaucoup d'importance dans certaines filières de l'enseignement supérieur, témoin cet avertissement d'une amie me rappelant qu'il fallait que j'écrive « en revanche » et non « par contre » si je ne voulais pas être considéré comme un inculte auprès d'étudiants de Sciences Po. De fait, il semble que les entreprises s'intéressent parfois aux étudiants en lettres pour leurs qualités rédactionnelles, et que les universités ouvrent dans ce domaine des « licences pro », fournissant aux entreprises des étudiants « immédiatement opérationnels » [3]. L'idée est ancienne : ne dit-on pas que Charles de Gaulle avait recruté Georges Pompidou parce qu'il voulait « un normalien sachant écrire » ?

   Quant aux langues étrangères, on se doute bien que la connaissance de Shakespeare ne figure pas parmi les pré-requis d'une entreprise qui recrute une personne ayant étudié l'anglais, au contraire, on attend une connaissance de l'anglais contemporain, tel que parlé et écrit en pratique chez les partenaires économiques. Pour le japonais, il est sans doute plus utile de connaître le vocabulaire et les expressions de la robotique ou des centrales nucléaires que ceux du Dit du Genji. Les universités ont donc ouvert des filières de langues étrangères appliquées.

   Revenons à l'informatique. De la même façon que l'on a incité les sections « littéraires » des universités à créer des formations professionnalisantes techniques, fournissant aux entreprises des employés immédiatement opérationnels, ou rôdant les étudiants aux formalités des concours administratifs, on incite les formations d'informatique à rogner, voire supprimer, les connaissances scientifiques fondamentales telles que l'algorithmique au profit d'enseignements de telle ou telle technologie de programmation ou d'infrastructure d'entreprise, ou de telle ou telle technique d'organisation ou de gestion des équipes de développement. Cette tension n'est pas nouvelle : j'ai sur mon bureau un ouvrage de 1973 [4] où l'on déplorait déjà cette obsession des connaissances techniques immédiatement utilisables.

   Je ne veux ici pas simplifier outrageusement le débat, ni paraître défendre un enseignement élitiste et abstrait, déconnecté des réalités économiques. Il y a d'excellentes raisons de ne pas vouloir enseigner l'algorithmique, notamment qu'il s'agit d'une matière qui nécessite une certaine aisance en mathématiques et une certaine capacité d'abstraction, que n'ont pas de nombreux étudiants, qui pour autant peuvent faire d'excellents programmeurs d'informatique de gestion. Il y a également d'excellentes raisons de vouloir tout de même l'enseigner, entre autre qu'un minimum de connaissances dans ce domaine permet d'éviter, dans certains cas, de créer des programmes très inefficaces. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, et ce n'est pas l'objet de cet article.

   Reste cette constatation troublante, celle d'une alliance objective entre d'une part ceux qui défendent un enseignement très tourné vers les connaissances immédiatement utilisables en entreprise, d'autre part ceux qui prétendent défendre une haute idée de la culture, pour cantonner l'enseignement de l'informatique à des points très techniques de « savoir-faire », comme l'utilisation de tel ou tel traitement de textes, de tel ou tel tableur, de tel ou tel navigateur Web.

   Les seconds, il me semble, feraient bien d'élargir le champ de leur réflexion, car, en s'attaquant aux disciplines comme l'informatique, ils pourraient bien affaiblir leur position à terme : il conviendrait, au contraire, de faire front commun. En effet, les mêmes arguments utilitaristes s'appliquent aux matières comme le français, les mathématiques, et autres disciplines traditionnellement enseignées dans le secondaire. À quoi bon, par exemple, enseigner la littérature au lycée ? S'il s'agit de former aux techniques rédactionnelles, utiles en entreprise : adieu, la Princesse de Clèves ; bonjour le cours de rédaction de rapports. Toujours selon ce même objectif utilitariste, le cours de philosophe de terminale, trop abstrait, pourrait être remplacé par un cours court de « morale » et d' « instruction civique ».

   Il me semble qu'au contraire, l'enseignement secondaire devrait non seulement donner les bases techniques (qualités rédactionnelles, capacité à mener des calculs, etc.) mais également les bases de réflexion sur le monde et sur notre époque. Le monde qui nous entoure est incompréhensible sans au moins quelques bases d'informatique, notamment sur les possibilités, les limites et les difficultés des traitements automatisés. C'était là, au fond, l'objectif du cours de Gérard Berry au Collège de France [5]. Ces bases, la plupart des gens ne les ont pas, y compris des personnes qui font profession de « penseurs ».

   Or, ces bases sont de plus en plus nécessaires au citoyen. Avec l'augmentation des capacités de stockage, de traitement et de transmission de l'information, nous aurons de plus en plus de questions à trancher quant au bon et au mauvais usage des « nouvelles technologies ». On a pu constater dans diverses affaires ayant donné lieu à un débat politique (biométrie, DADVSI, HADOPI, machines de vote...) l'ignorance de certains des décideurs, mais aussi des journalistes et des commentateurs, censés pourtant informer le public. Je ne déplore ici pas là d'ignorance de tel ou tel point technique, mais celle de faits et de concepts de base.

   Je suis bien conscient que les emplois du temps de l'enseignement secondaire et supérieur ne sont pas extensibles, et que chaque enseignant à tendance à estimer que sa discipline n'a pas la place qui lui serait due. Je n'ai donc aucune solution magique à proposer. Encore faudrait-il, pour qu'un débat puisse avoir lieu sur la question, que l'on pose au moins le problème dans des termes adaptés, et non selon des préjugés ou des querelles de clochers.

David Monniaux
Chargé de recherche au CNRS à VERIMAG, Grenoble,
professeur chargé de cours à l'École Polytechnique

Ce texte de D. Monniaux reprend pour l'essentiel celui de son site « La vie est mal configurée » :
http://david.monniaux.free.fr/dotclear/index.php/
http://david.monniaux.free.fr/dotclear/index.php/2009/10/21/541-l-informatique-discipline-technique

NOTES

[1] Maurice Nivat, « Lettre au Président de la République Française » : http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d0802a.htm
Gilles Dowek : http://www.lix.polytechnique.fr/~dowek/
Gérard Berry : http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/inn_tec2007/index.htm.

[2] Ce thème de l'informaticien adolescent et pourtant expert a été abondamment repris dans les films et séries de fiction, mais il me semble qu'il a été popularisé par le film WarGames de John Badham, 1983. Avec le développement d'Internet, il a été repris par la couverture médiatique sur les hackers.

[3] Le Monde daté 18-19 octobre 2009, « Les étudiants en lettres commencent à intéresser les entreprises ».

[4] Jean Chion et Édouard Cleeman, Le langage Algol W, initiation aux algorithmes, Presses universitaires de Grenoble, 1973.

[5] http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/inn_tec2007/index.htm

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Novembre 2009

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