Lettre au Président de la République Française
 

   Nous reproduisons, avec l'autorisation de son auteur, la lettre adressée par Maurice Nivat, Professeur honoraire à l'université Paris 7 et membre de l'Académie des Sciences, au Président de la République.

   

 
Le 4 Juin 2007

Maurice Nivat,
Professeur honoraire à l'Université Paris 7 Denis Diderot,
Membre Correspondant de l'Académie des Sciences,
Officier de la légion d'Honneur

à

 
   

Monsieur Nicolas Sarkozy
Président de la République Française

Monsieur le Président,

Vous venez de faire naître l'espoir de faire changer les choses dans notre beau pays et c'est ce pourquoi je me permets de vous écrire. Au terme d'une longue carrière de professeur d'Informatique à l'Université, je ne sollicite rien, je ne désire rien d'autre que de voir modifier quelque peu l'équilibre des disciplines enseignées à nos jeunes, au collège, au lycée et dans les universités et grandes écoles. Cette démarche prolonge beaucoup d'autres que j'ai tentées sans grand succès, en particulier à l'Académie des Sciences dont je suis membre correspondant.

L'informatique est à l'évidence l'une des principales sources d'innovation scientifique et technologique depuis plusieurs années, elle joue un rôle fondamental dans la prééminence des Etats-Unis sur les autres nations et elle est un des moteurs de leur économie. L'importance qu'elle a prise dans presque tous les domaines de l'activité humaine, dont elle ne renouvelle pas seulement les pratiques mais souvent les concepts, devrait faire de l'informatique une des premières disciplines enseignées à tous les niveaux de notre enseignement et ce d'autant plus, qu'attirant les jeunes qui désormais commencent à s'en servir dès l'âge le plus tendre, elle pourrait enrayer la désaffection des jeunes pour les études scientifiques que l'on constate et déplore depuis plusieurs années.

Il est ainsi désolant que l'Éducation nationale continue à considérer cette discipline comme une discipline ancillaire, ce qui se traduit par le fait qu'il n'y a pas de professeurs d'informatique dans les établissements d'enseignement secondaire, il y a seulement des professeurs d'autres disciplines qui enseignent tant bien que mal une matière qui n'est pas leur discipline principale ou bien seulement une des très nombreuses technologies qu'ils sont censés enseigner en un temps relativement très court. Dans beaucoup d'écoles d'ingénieurs, l'enseignement de l'informatique est tout à fait indigent et même à l'École Polytechnique il ne permet pas aux élèves d'atteindre le niveau qu'ont par exemple les jeunes indiens sortis de l'un de Instituts Indiens de Technologie (IIT) comme cela nous a été dit publiquement, à l'Académie des Sciences par deux enseignants à l'X qui ont pu comparer les niveaux des jeunes X et des jeunes indiens grâce aux échanges entre ces établissements.

Pour donner à l'informatique la place qu'elle devrait occuper, il faut vaincre des résistances nombreuses venues des autres disciplines et en particulier des mathématiques. C'est l'Inspection Générale de Mathématiques qui refuse de voir se constituer un corps de professeurs d'informatique de l'enseignement secondaire dans la crainte que les meilleurs élèves ne préfèrent s'adonner à l'Informatique plutôt qu'à la reine des Sciences qu'est la mathématique. Et ceci est complètement idiot en même temps que très préjudiciable à notre pays. J'ai fait des mathématiques toute ma vie, je suis agrégé de mathématiques, ma thèse était une thèse de mathématiques, j'aime toujours les mathématiques mais je pense que, pour tous ceux qui aiment la mathématique, l'informatique peut être une excellente voie d'accès à cette discipline difficile. Par contre, il n'est un mystère pour personne que l'enseignement des mathématiques, souvent très abstrait en France rebute nombre de jeunes qui pénétreraient plus facilement dans l'univers de l'informatique. Il n'est de véritablement bon enseignement que celui qui suscite chez les jeunes un certain enthousiasme, qui leur apporte le plaisir de la connaissance et de la découverte et par ses aspects concrets et pratiques l'informatique peut amener les élèves beaucoup plus rapidement au stade où ils peuvent ressentir le plaisir du « faire » et la joie de comprendre.

Ce que je voudrais, ce à quoi j'aimerais pouvoir consacrer toute l'énergie qui me reste c'est modifier l'atmosphère qui règne en ce moment dans l'enseignement, celle qui met l'informatique très bas dans la hiérarchie occulte des disciplines enseignées. Je voudrais que tous les jeunes en apprennent suffisamment pour éprouver l'enthousiasme qui a été le mien tout au long de ma carrière, pour savoir que c'est une merveilleuse discipline qui soulève mille et un problèmes et donne mille et une occasion d'innover, d'avoir des idées et de les mettre en oeuvre. Je voudrais que tous les jeunes sachent que tout le monde peut faire avec succès de l'informatique, ceux qui aiment l'abstraction et la réflexion comme ceux qui sont plus attirés par l'action et le concret, ceux qui ont du goût pour les sciences exactes comme ceux qu'attirent les sciences du vivant, ceux qu'attirent les lettres et humanités comme ceux qui se destinent au droit, au management ou à l'économie. Il suffit d'aller aux États-Unis d'Amérique pour se convaincre que c'est cet enthousiasme qui soutient et génère le formidable progrès, continu depuis déjà cinquante ans, de l'informatique et de ses innombrables applications.

La résurrection de la France après la seconde guerre mondiale et son retour parmi les premières nations par la richesse et le talent sont beaucoup dus à l'excellence de nos formations de chercheurs, d'ingénieurs et de techniciens dans les secteurs d'activité qui importaient à cette époque de la radio et des antennes aux barrages hydroélectriques ou aux centrales nucléaires, de la mécanique automobile à l'avionique et au BTP. Je ne doute pas qu'avec un bon enseignement de l'informatique à tous nous ayons rapidement un corps d'ingénieurs, chercheurs et techniciens en informatique de la même qualité.

Je me tiens évidemment à votre disposition pleine et entière, Monsieur le Président, pour oeuvrer en ce sens si vous le souhaitez. Le désir que vous avez si fortement exprimé tout au long de votre campagne de faire bouger les choses et de moderniser notre pays m'amène à penser que peut-être vous voudrez bien exercer votre action pour que notre enseignement se mette en phase avec les réalités industrielles, technologiques et économiques d'aujourd'hui.

Et je vous prie de croire en mes sentiments de très haute estime et les plus dévoués.

Maurice Nivat
mnivat@gmail.fr
 

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Association EPI
Janvier 2008

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