L'informatique discipline scolaire Jean-Pierre Archambault Notre symposium pose la question : « l'informatique discipline scolaire ? » [1], je réponds sans l'ombre d'un doute : « Oui bien sûr ! ». Pour tous et pour les futurs spécialistes. Au nom des trois missions de l'École, former l'homme, le travailleur et le citoyen. Car le monde devient numérique, c'est ainsi que Gérard Berry a intitulé sa leçon inaugurale au Collège de France [2]. L'enjeu majeur est de donner à tous la culture générale informatique dont la société du 21e siècle et ses « honnêtes hommes et femmes » ont un impérieux besoin. Les choses avancent, même si le chemin est long. L'informatique est partout Les enjeux et les défis sont immenses car l'informatique est partout, dans la vie de tous les jours, au domicile de chacun, avec l'ordinateur personnel et l'accès à Internet, dans l'entreprise où des systèmes de contrôle informatisés font fonctionner les processus industriels. Ses métiers, et ceux des télécommunications, occupent une place importante dans les services. On ne compte plus les objets matériels qui sont remplis de puces électroniques. C'est l'informatique, pour ne prendre que ces exemples, qui a récemment fait faire de très spectaculaires progrès à l'imagerie médicale et qui permet ceux de la génétique. L'informatique modifie progressivement, et de manière irréversible, notre manière de poser et de résoudre les questions dans quasiment toutes les sciences expérimentales ou théoriques qui ne peuvent se concevoir aujourd'hui sans ordinateurs et réseaux. Juristes, architectes, écrivains, musiciens, stylistes, photographes, médecins, pour ne citer qu'eux, sont tout aussi concernés... Prenons l'exemple de la biologie. En une phrase, Ernest Rutherford (1871-1937) énonce la suprématie de la physique en son siècle, en l'opposant à la biologie : « En sciences, il y a deux choses : la physique et la collection de timbres. » À l'époque, la technique n'avait pas sa place et les mathématiques se justifiaient par leur utilité en physique. Aujourd'hui, la biologie modélise ses objets en insistant sur leur caractère algorithmique. Les nouveaux déploiements de la démarche scientifique accordent une place importante au choix du langage utilisé pour décrire les objets. Le séquençage du génome, par exemple, repose sur une abstraction nouvelle de ce qu'est un brin d'ADN ou d'ARN : une suite finie à valeur dans un ensemble à quatre éléments – les informaticiens disent « un mot dans un alphabet de quatre lettres ». Cette question de la représentation informationnelle des objets est une question récurrente en informatique. La biologie s'est dotée d'un appareillage théorique qui se fonde beaucoup sur l'informatique. De par le monde, l'informatique représente 30 %de la R&D (18 % seulement en Europe). Google va bientôt devenir plus important qu'Airbus. Elle est l'une des trois grandes familles de la science contemporaine avec les mathématiques et les sciences expérimentales. Si les sciences physiques sont devenues matière scolaire c'est parce qu'elles sous-tendaient les réalisations de la société industrielle. Or le monde devient numérique... Et le citoyen ? 2009 a vu le vote de la loi « Création et Internet » dite loi Hadopi. En 2006, la transposition de la directive européenne sur les Droits d'auteur et les droits voisins dans la société de l'information (DADVSI) par le Parlement avait été l'occasion de débats complexes où exercice de la citoyenneté rimait avec technicité et culture scientifique. En effet, s'il fut abondamment question de copie privée, de propriété intellectuelle, de modèles économiques..., ce fut sur fond d'interopérabilité, de DRM, de code source, de logiciels en tant que tels. Dans un cas comme dans l'autre on n'a pu que constater un sérieux déficit global de culture du numérique largement partagé. La question se pose bien de savoir quelles sont les représentations mentales opérationnelles, les connaissances scientifiques et techniques qui permettent à tout un chacun d'exercer pleinement sa citoyenneté. Sans risque de se tromper, on peut affirmer que « cliquer sur une souris » et utiliser les fonctions simples d'un logiciel ne suffisent pas à les acquérir, loin de là. Une pénurie Il y a en France, comme dans l'ensemble des pays développés, une pénurie d'informaticiens qualifiés, plus généralement un déficit dans les métiers des TIC. Le Syntec Informatique souligne le manque d'attractivité des métiers de l'informatique chez les jeunes. Gilles Dowek, professeur d'informatique à l'École Polytechnique, fait le constat du niveau non optimal en informatique des ingénieurs généralistes en France, et de « nos étudiants, comparés à leurs camarades indiens et chinois, bien entendu, mais aussi européens » [3]. Dans leur rapport sur l'économie de l'immatériel, Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet attirent l'attention sur le fait que, dans cette économie, « l'incapacité à maîtriser les TIC constituera (...) une nouvelle forme d'illettrisme, aussi dommageable que le fait de ne pas savoir lire et écrire ». Ils mettent en évidence les obstacles qui freinent l'adaptation de notre pays à l'économie de l'immatériel, notamment « notre manière de penser », invitant à changer un certain nombre de « nos réflexes collectifs fondés sur une économie essentiellement industrielle ». Concernant l'enseignement de l'informatique, le rapport Stratégie nationale de recherche et d'innovation, SNRI [4], a fait le constat que d'une façon générale, « le système éducatif ne lui a pas donné une place suffisante en regard des enjeux futurs, industriels et d'innovation pour l'ensemble de l'économie nationale, et de participation à la vie sociale et politique de la part des citoyens. Absentes aux niveaux primaire et secondaire, elles sont inexistantes ou trop limitées dans les classes préparatoires aux grandes écoles. La majorité des ingénieurs et chercheurs non informaticiens n'acquièrent pendant leur cursus qu'un bagage limité au regard de ce que l'on observe dans les autres disciplines. Pourtant, ils utiliseront ou pourront avoir à décider de l'utilisation d'outils informatiques sophistiqués. Il est à craindre qu'ils ne le feront pas avec un rendement optimal ou que, en position de responsabilité, ils sous-estimeront l'importance du secteur ». En octobre 2008, lors du Forum des femmes pour l'économie et la société, Mme Viviane Reding, membre de la Commission européenne responsable des télécommunications, soulignait la pénurie de main-d'oeuvre qui menace le secteur européen des TIC dans lequel, faute de personnel qualifié, ce sont 300 000 emplois qui risquaient de rester vacants en 2010 [5]. Elle a exprimé le souhait légitime qu'un plus grand nombre de femmes se forment aux TIC. On ne peut s'empêcher de mettre en relation cette situation avec le fait que les élèves ne rencontrent pas l'informatique, science et technique, en tant que discipline. Car l'on sait que l'adolescence est un moment privilégié où naissent les vocations. Et l'on se dirige plus facilement vers ce que l'on connaît. Consensus et divergences Au fil des années, un consensus s'est progressivement dégagé sur l'idée que l'informatique était désormais une composante de la culture générale de notre époque et, à ce titre, un élément de la culture générale scolaire. Les faits sont têtus ! Les discours selon lesquels l'informatique n'était qu'une mode qui passerait comme passent les modes ont pris un sacré coup de vieux. Pourtant on les entendait encore à la fin du siècle dernier... Mais s'il y a consensus sur l'objectif général, des divergences fortes subsistent encore sur le contenu même de la culture informatique et les modalités pour la donner véritablement à tous les élèves. Discipline ou pas ? Deux lignes pédagogiques « dialoguent ». Pour l'une, les apprentissages doivent se faire à travers les usages de l'outil informatique dans les différentes disciplines existantes. Pour l'autre, l'informatique étant partout, elle doit être quelque part en particulier, à un moment donné, sous la forme d'une discipline scolaire en tant que telle. Pour les uns, l'utilisation des TIC suffit. Pour les autres, l'utilisation d'un outil, matériel ou conceptuel, ne suffit pas pour le maîtriser. Concernant l'enseignement de l'informatique, dans un certain nombre de pays notamment européens, on constate sur la durée une émergence chaotique, avec des avancées et des reculs, un mouvement de balancier. Dans les années 80, il y avait en France dans les lycées une option informatique d'enseignement général qui donnait satisfaction. Ce qui n'a pas empêché qu'on la supprime, pour de mauvaises raisons, une première fois en 1992 (alors qu'elle était en voie de généralisation au début de la décennie 90) et une seconde fois en 1998. Dans une interview au journal Le Monde, le 15 avril 2009, Gérard Berry déclarait : « Du point de vue de l'enseignement de l'informatique, la France rentre résolument dans le XXe siècle. » Il regrettait que « l'on confonde la notion de computer literacy avec celle de computer sciences » et il ajoutait : « Dans les établissements scolaires, on a fait le choix d'enseigner les usages. C'est très insuffisant. C'est la différence entre apprendre à conduire et comprendre comment marche une voiture. Les jeunes quittent le lycée sans connaissance de la science informatique. C'est une aberration ! » Des actions ont été menées. Elles ont contribué à la création d'un enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique » en Terminale S à la rentrée 2012. Nous y reviendrons ci-après. Des statuts éducatifs divers L'avancée chaotique de la discipline scolaire dont nous avons fait état s'accompagne, se fait dans un flou artistique sur les bonnes raisons d'avoir des ordinateurs à l'École. Il n'est ainsi pas inutile de préciser que se prononcer pour l'enseignement de l'Informatique et des TIC ne signifie aucunement l'évacuer des autres disciplines : une précaution qui relève de l'évidence mais qu'il faut prendre tant il peut arriver que les débats sur l'informatique soient empreints d'une certaine confusion concernant ses statuts éducatifs, divers et distincts [6]. Outil pédagogique, l'ordinateur enrichit la panoplie des outils de l'enseignant. Il se prête à la création de situations de communication « réelles » ayant du sens, notamment pour des élèves en difficulté. Il constitue un outil pour la motivation. Il favorise l'activité, l'initiative, la créativité, etc. L'informatique s'immisce dans les objets, les méthodes et les outils des savoirs constitués, transformant leur « essence », et leur enseignement doit en tenir compte. C'est particulièrement vrai pour les enseignements techniques et professionnels. Et pour les mathématiques, notamment de par l'impact des outils de calcul (dans le cadre de la pérenne et intrinsèque dialectique démonstration/calcul). Mais, peu ou prou, toutes les disciplines sont concernées. L'ordinateur est également outil de travail personnel et collectif des enseignants, des élèves et de la communauté éducative, notamment dans le cadre des ENT. Il existe une complémentarité entre l'outil pour enseigner et l'objet d'enseignement qui se renforcent mutuellement. L'heure d'un bilan Le choix a donc été fait lors des quinze dernières années d'une formation par l'utilisation de l'outil. Il s'est traduit depuis 2001 par la mise en place du B2i. La question se pose de savoir si c'était le bon choix. La durée de la période autorise à y répondre. Le B2i Le B2i a vu le jour en 2001. Il se veut évaluation de compétences. Il est assez difficile d'avoir des chiffres sur le nombre d'élèves réellement concernés. De plus, les pourcentages que l'on peut trouver ici et là sont très variables, d'une manière globale et selon les académies. De l'avis général, les résultats observés sont plus que modestes. On pourra se référer aux chiffres donnés en décembre 2006 par le Baromètre Délégation aux Usages Internet Médiamétrie. En 2006, six ans après la création du B2i collège, de l'ordre de 25 % seulement des collégiens obtiennent une attestation (complète ou partielle). Environ 20 % des enseignants de collège participent activement au B2i. Moins de 10 % des enseignants utilisent les TIC de façon significative avec leurs élèves dans leur discipline. Selon Médiamétrie, si plus de 85 % des élèves de 11 à 18 ans utilisent l'ordinateur hors de l'École, 33 % disent l'utiliser « une ou deux fois par semaine », 30 % « au moins une fois par mois » et 30 % « moins souvent » dans le cadre scolaire (en classe ou au CDI). Le B2i a été rendu obligatoire pour la session 2008 du brevet. Il y aurait beaucoup à dire sur la tournure prise par les événements. On a assisté à des attributions massives et systématiques afin que les élèves ne soient pas recalés à l'examen. Le B2i s'est révélé être une machine administrative, donnant lieu à des « courses à la croix » sans réalités ni finalités pédagogiques. Le rapport Fourgous pointe explicitement les limites du B2i, analysant ce qu'il est et ce qu'il n'est pas [7]. « Il est un début de réponse mais repose, entre autres, sur ce que l'élève apprend en dehors de la classe. L'utilisation des Tic, dans le domaine des loisirs peut-elle réellement conduire à des apprentissages implicites, exploitables en classe ? Le B2i est réparti de manière non exhaustive entre les différentes matières. Il ne fait l'objet d'aucun apprentissage à proprement parler ». La question est donc posée de savoir si « l'on peut noter un élève sur une « matière » non enseignée explicitement. » Et puis « il ne permet pas d'acquérir une culture informatique permettant de comprendre les techniques sous-tendant le fonctionnement des divers outils numériques ». En effet, « il ne prend pas en compte les connaissances techniques de base nécessaires (pour comprendre les outils numériques) ». Constatant également que « le B2i actuel ne peut qu'accentuer les inégalités entre les élèves, dues à leur origine sociale », le rapport Fourgous énonce sans la moindre ambiguïté que « la mise en place d'une matière informatique est une nécessité dans une société où tout fonctionne via le numérique ». Un résultat prévisible Cela doit-il étonner ? Pas vraiment. En effet, le B2i suppose implicitement un apport de connaissances mais ne dit pas où les trouver, dans quelles disciplines. Il n'est donc déjà pas évident d'organiser des apprentissages progressifs sur la durée lorsque les compétences recherchées sont formulées de manière très générale (du type « maîtriser les fonctions de base » ou « effectuer une recherche simple »), éventuellement répétitives à l'identique d'un cycle à l'autre, et que les contenus scientifiques, savoirs et savoir-faire précis permettant de les acquérir, ne sont pas explicités. Mais, quand, en plus, cela doit se faire par des contributions multiples et partielles des disciplines, à partir de leurs points de vue, sans le fil conducteur de la cohérence didactique des outils et notions informatiques, par des enseignants insuffisamment formés, on imagine aisément le caractère ardu de la tâche au plan de l'organisation concrète. Ainsi, un rapport de l'IGEN souligne-t-il que, « si différentes circulaires précisent les compétences qui doivent être validées et le support de l'évaluation (feuille de position), elles laissent néanmoins dans l'ombre de l'autonomie les modalités concrètes de mise en oeuvre » [8]. Pour se faire une idée de ces difficultés, il suffit d'imaginer l'apprentissage du passé composé et du subjonctif qui serait confié à d'autres disciplines que le Français, au gré de leurs besoins propres (de leur « bon vouloir »), pour la raison que l'enseignement s'y fait en français. Idem pour les mathématiques, outil pour les autres disciplines, avec les entiers relatifs au gré de l'étude de la chronologie en histoire et les coordonnées de celle de la latitude et la longitude en géographie ! Et puis l'on sait que les pratiques seules ne suffisent pas à maîtriser un outil. Des pratiques insuffisantes en elles-mêmes On entend souvent dire que, l'informatique irriguant la vie quotidienne de tout un chacun, les nouvelles générations, qui baignent dans Internet depuis leur plus jeune âge, n'auraient pas besoin d'une formation spécifique de nature scientifique et technique. Leurs utilisations d'Internet, dans et hors l'école, suffiraient. Qu'en est-il exactement ? Dans le cadre de sa thèse de doctorat, Cédric Fluckiger a réalisé une étude dans un collège de la région parisienne. Lucas, élève de troisième, pense qu'il est nécessaire d'avoir plusieurs abonnements à Internet pour accéder à toutes les pages, car les moteurs de recherche proposés sur les différents portails n'indiquent pas la même liste de sites : « Wanadoo ils ont pas les mêmes pages. Si je cherche quelque chose, j'aurai pas les mêmes choses dans Wanadoo et dans quelque part d'autre. (...) Ça change tout, c'est pour ça qu'on en a pris trois différents. » Cet exemple d'utilisation approximative, qui n'est pas unique loin s'en faut, traduit manifestement une représentation mentale erronée de l'environnement numérique dans lequel le collégien évolue. Des pratiques spontanées et sans recul ne suffisent pas à devenir un utilisateur averti. Une bonne appropriation de notions scientifiques fondamentales est indispensable car elle conditionne une utilisation rationnelle de l'outil conceptuel qu'est l'ordinateur et la résolution des problèmes rencontrés au fil du temps présent et à venir dans la société et l'économie numériques. Il faut relativiser fortement les compétences acquises hors de l'École, qui restent limitées aux usages quotidiens. Elles sont difficilement transférables dans un contexte scolaire plus exigeant. Les pratiques ne donnent lieu qu'à une très faible verbalisation. Les usages reposent sur des savoir-faire limités, peu explicitables et laissant peu de place à une conceptualisation. Il ne faut pas confondre « consommation » et « création » d'informatique, utilisation « intelligente » des outils [9]. Une discipline « Informatique et sciences du numérique » Un enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique » a été créé en Terminale S. Il entrera en vigueur à la rentrée 2012. Dans son discours devant le Conseil supérieur de l'Éducation, le jeudi 10 décembre 2009, s'exprimant sur la réforme du lycée, le ministre de l'Éducation nationale Luc Chatel a notamment déclaré : « à l'heure de la société de l'information et de la connaissance, la France a besoin plus que jamais de compétences scientifiques en informatique. Aujourd'hui l'informatique représente 30 % de la recherche et développement dans le monde. Aujourd'hui l'informatique est partout. Nous ne pouvons pas manquer ce rendez-vous majeur et c'est la raison pour laquelle nous proposons en série S une spécialisation "informatique et sciences du numérique" » [10]. Le rapport Fourgous a fait une référence remarquée à cette nouvelle discipline scolaire : « En créant une matière "informatique et sciences du numérique" en terminale, le gouvernement français ouvre enfin la voie de l'apprentissage du numérique et redonne à l'école son rôle d'éducateur » [11]. Cette création a réjoui tous ceux qui n'ont cessé de se prononcer et d'agir ensemble en sa faveur au cours des années passées, au premier rang desquels des personnalités comme Gérard Berry, Gilles Dowek, Maurice Nivat, des associations comme l'EPI et le groupe ITIC de l'ASTI [12]. On pourra prendre connaissance des multiples initiatives prises sur le site de l'EPI, notamment des audiences à l'Elysée, Matignon et rue de Grenelle [13]. Suite à une rencontre, le 12 décembre 2007 [14], avec Mark Sherringham, Inspecteur général de l'Éducation nationale, Conseiller au cabinet du ministre de l'Éducation nationale, Xavier Darcos, L'EPI (association Enseignement Public et Informatique) et le groupe ITIC de l'ASTI (Association Française des Sciences et Technologies de l'Information et de la Communication), répondant à sa demande d'un document explicitant les grandes lignes d'un programme formation à l'informatique et aux TIC au lycée, ont élaboré une proposition de programme qu'ils lui ont remise [15]. Reçus par le recteur Jean-Paul de Gaudemar le 24 septembre 2008 [16], l'EPI et le groupe ITIC de l'ASTI ont également répondu à sa demande d'un document concernant l'enseignement de l'informatique en classe de seconde [17]. Suite à leur audience (voir Communiqué de l'EPI [18]) avec Érick Roser, Conseiller du Ministre de l'Éducation nationale pour les affaires pédagogiques et Benoît Labrousse, Conseiller technique (nouvelles technologies, éditeurs, multimédia), le lundi 22 mars 2010, au nom de l'EPI et du groupe ITIC de l'ASTI, Jean-Pierre Archambault, Gérard Berry, Gilles Dowek et Maurice Nivat ont élaboré une proposition de programme pour la formation des professeurs qui seront chargés de l'enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique » en Terminale S à la rentrée 2012 [19]. Ce texte a été discuté avec les groupes ITIC de l'ASTI et de l'EPI, avec des membres de l'association SPECIF qui fédère la communauté des enseignants en informatique à l'Université, ainsi qu'avec plusieurs autres collègues enseignants et/ou chercheurs. Cette proposition de programme correspond aux connaissances informatiques qui doivent être maîtrisées par un enseignant de la discipline informatique au lycée. Il comporte les quatre domaines qui constituent l'informatique : information, langage, algorithmique et machine. La formation des enseignants devrait commencer à la rentrée 2010 dans un certain nombre d'universités. Ses modalités concrètes sont en cours d'examen. Cette formation donnera lieu à validation pour l'obtention d'une « certification complémentaire » à laquelle pourront aussi prétendre des enseignants ayant déjà le niveau requis, sans qu'ils aient à suivre les formations proposées. La proposition de programme comprend également des questions et des propositions relatives à la spécificité de la pédagogie de l'informatique au lycée. Un long cheminement : un grand classique ! Contrairement à ce que l'on pourrait penser de prime abord, ce long, tortueux et chaotique cheminement d'une discipline informatique au lycée ne saurait surprendre. C'est la loi du genre dans tous les domaines, un grand classique : le nouveau émerge toujours dans la douleur. Et cela ne date pas d'hier. Déjà, Confucius mettait en garde : « Lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi ceux qui voulaient faire la même chose, ceux qui voulaient faire le contraire et l'immense majorité de ceux qui ne voulaient rien faire. » Ainsi, au début du XXe siècle, un lobby du courant continu s'évertuait-il à « prouver », force arguments « scientifiques » à l'appui, que le courant alternatif constituait une impasse. Provocant mais réaliste, Bernard Stiegler se plaisait à dire que « si vous demandez aux gens ce qu'ils attendent des nouvelles technologies, leur première réponse sera : Rien, fichez-moi la paix ! ». Encore aujourd'hui, il n'y a que sept informaticiens à l'Académie des Sciences, sur 243 membres, alors que, répétons-le, l'informatique représente 30 % de la R&D dans le monde et qu'elle est une des trois grandes familles de la science contemporaine avec les mathématiques et les sciences expérimentales. Dans un mouvement de balancier, la discipline informatique revient (on peut penser que ce retour est définitif) après la suppression de l'option d'enseignement générale des lycées des années quatre-vingts. Il s'agit d'un phénomène international, que l'on retrouve dans beaucoup de pays, développés notamment, aussi bien au niveau des mesures prises que des discours. Les raisons de ce long cheminement sont donc profondes. Les obstacles au changement sont multiples. Remise en cause d'identités personnelles et professionnelles qui s'incarnent dans des champs du savoir, des compétences et des savoir-faire. Difficultés objectives à s'approprier de nouvelles connaissances, surtout quand les fondamentaux de culture générale correspondants ne sont pas là, quand le contexte économique et social ne favorise pas les évolutions. Plus prosaïquement aussi, la volonté délibérée de ne pas donner aux autres les clés de la réussite. Parmi ceux qu'on appelle les « passeurs » des TIC, également du côté de certaines sociétés de service, on peut très bien se satisfaire du manque de culture informatique des autres (ce handicap les concernant également) et décréter d'une manière péremptoire qu'une telle culture n'est pas nécessaire. Leurs situations de rentes en seront d'autant plus pérennes, que ce soit pour proposer des formations à la version n+1 d'un logiciel bureautique ou des solutions d'informatisation dont les coûts explosent et les délais s'allongent à n'en plus finir, avec des contrats qui en rejettent par avance la responsabilité sur les clients ! Avec ses spécificités, le monde de l'éducation n'échappe pas à ces freins.. La massification de l'enseignement engendre des tensions fortes, posant avec acuité la question des efforts que la nation est prête à consentir pour l'éducation, pourtant le premier des investissements pour préparer l'avenir, qui plus est dans la société de la connaissance. Il y a la difficulté récurrente à introduire une nouvelle discipline scolaire : à la place de quoi, formation des enseignants à mettre en place, concours de recrutement à créer, intégration dans les examens... L'informatique étant à la fois une science et une technique, la problématique de l'outil est omniprésente, avec cet argument que son utilisation suffirait à le maîtriser : on peut alors légitiment se demander à quoi servent les enseignements techniques et professionnels, ainsi que le cours de mathématiques, outil conceptuel au service des autres disciplines. Maurice Nivat nous invite opportunément à relire André Leroy Gourhan qui nous a appris que l'outil n'est rien sans le geste qui l'accompagne et l'idée que se fait l'utilisateur de l'outil de l'objet à façonner [20]. Et d'ajouter : « Ce qui était vrai de nos lointains ancêtres du Neanderthal, quand ils fabriquaient des lames de rasoir en taillant des silex est toujours vrai : l'apprentissage de l'outil ne peut se faire sans apprentissage du geste qui va avec ni sans compréhension du mode de fonctionnement de l'outil, de son action sur la matière travaillée, ni sans formation d'une idée précise de la puissance de l'outil et de ses limites. » Le thème de l'outil est aussi celui de la technique, de sa place dans la société française, de celle du travail manuel, du rapport de secteurs des élites de la nation à la science et à la technique [21]. Combien de fois n'a-t-on pas entendu « Ce n'est qu'un outil » ? Un outil qui ne devrait pas nous détourner d'objectifs culturels nobles ! Comme si l'outil n'était pas partie intégrante de la culture humaine depuis la nuit des temps. La science aussi faut-il le rappeler. A ce sujet, si dans un passé récent le fait que l'histoire-géographie devienne optionnelle en Terminale S (tout en restant heureusement présente à l'école et dans le secondaire jusqu'à la classe de Première, ce qui n'est pas encore le cas de l'informatique) a provoqué une légitime émotion, le fait que les mathématiques deviennent optionnelles en Première L n'a pas fait la une des journaux, c'est le moins que l'on puisse dire. Deux poids deux mesures. L'informatique présente des aspects techniques. C'est indéniable. David Monniaux fait justement remarquer qu'elle n'est pas la seule discipline dans ce cas [22]. Il prend le cas des mathématiques, science de l'abstraction et du conceptuel formalisés qui, cependant, a une grande part de technique. « Même si, de nos jours, des moyens de calcul informatiques existent, il faut tout de même savoir faire à la main des résolutions d'équations, des calculs d'intégrales, des majorations, etc. » Et le français, tel qu'enseigné dans le secondaire, est également largement une activité technique. En effet, « l'enseignement et la notation portent en bonne partie sur la forme des textes produits (orthographe, grammaire, et plus généralement expression) et non sur le fond ». La forme a également beaucoup d'importance dans certaines filières de l'enseignement supérieur. « De fait, il semble que les entreprises s'intéressent parfois aux étudiants en lettres pour leurs qualités rédactionnelles... L'idée est ancienne : ne dit-on pas que Charles de Gaulle avait recruté Georges Pompidou parce qu'il voulait "un normalien sachant écrire" ? ». Quant aux langues étrangères, si Shakespeare est un « monument » de la culture universelle qu'il faut connaître, « on n'en attend pas moins d'une personne ayant étudié sa langue une connaissance de l'anglais contemporain, tel que parlé et écrit en pratique chez les partenaires économiques ». Idem pour le japonais avec « le vocabulaire et les expressions de la robotique ou des centrales nucléaires et ceux du Dit du Genji. Les universités ont donc ouvert des filières de langues étrangères appliquées. » La pédagogie est un terrain de débats, voire d'affrontements quant au bien-fondé d'un enseignement de l'informatique. Rien que de très normal. Les boulangers se divisent sur la façon de faire le pain, les maçons sur celle de monter un mur... les enseignants sur la façon de faire cours. Au début des années quatre-vingt-dix, le réseau local fut mal accueilli dans certains cercles de formateurs informatiques des MAFPEN. Au nom de la sacro-sainte pédagogie qui se serait pleinement satisfaite des postes autonomes, la technique détournant du fondamental à savoir les usages de l'ordinateur en classe. Étrange myopie qui ne voyait pas que le réseau était en train de devenir le mode d'existence dominant de l'informatique, offrant qui plus est des potentialités nouvelles justement sur le plan de la pédagogie (communication, travail collaboratif...). Attitude qui s'explique en partie par la difficulté objective à former les enseignants sur des environnements plus complexes. La pièce sera rejouée avec l'arrivée d'Internet : « Internet d'accord mais pour quoi faire ? ». Alors que dix ans de télématique scolaire avait montré la voie des usages pédagogiques que l'on pouvait avoir avec un réseau longue distance. On pourrait multiplier les exemples, ainsi le rejet du LSE par ceux dont la position et le prestige dans l'établissement, de par les services qu'ils rendaient avec le Basic, étaient menacés par la formation des collègues accompagnant l'arrivée des ordinateurs dans l'établissement. Et qui pour cela disaient pis que pendre d'un langage structuré pourtant conçu pour l'enseignement, avec des instructions en langue française. Les débats sont souvent vifs et paradoxaux. La discipline informatique au XXIe siècle s'inscrit dans les trois missions de l'École, former l'homme, le travailleur et le citoyen, avons-nous dit d'emblée. Mais quand on parle pédagogie et informatique, il arrive que certains ne voient pas, par exemple, les potentialités de la programmation, qui favorise l'activité intellectuelle, l'appropriation de notions informatiques mais aussi des autres disciplines. On constate en effet avec l'ordinateur une transposition des comportements classiques que l'on observe dans le domaine de la fabrication des objets matériels. À la manière d'un artisan qui prolonge ses efforts tant que son ouvrage n'est pas effectivement terminé, un lycéen, qui par ailleurs se contentera d'avoir résolu neuf questions sur dix de son problème de mathématiques (ce qui n'est déjà pas si mal !), s'acharnera jusqu'à ce que fonctionne le programme de résolution de l'équation du second degré que son professeur lui a demandé d'écrire, pour qu'il cerne mieux les notions d'inconnue, de coefficient et de paramètre. La programmation est un « outil » pédagogique à même de fournir d'autres voies pour la compréhension des concepts, de proposer des projets coopératifs « vrais » préparant aux modalités de travail dans l'entreprise. La programmation est également une bonne école de formation à la rigueur (attention à la virgule mal placée ou à la parenthèse qui manque). Dommage de s'en passer. Surtout pour de mauvaises raisons comme celle selon laquelle le lycée n'a pas vocation à former des informaticiens professionnels. Ni des mathématiciens d'ailleurs. Pourtant les élèves font des mathématiques du cours préparatoire à la classe de Terminale ! Certes la machine et sa puissance peuvent entretenir les illusions. Une requête mal formulée donne quand même des résultats (mais que valent-ils ?) alors que la feuille peut rester blanche avec un crayon. On a vu ci-avant la confusion sur les statuts éducatifs de l'informatique, pour une part conséquence d'identités professionnelles qui ont du mal à accepter les évolutions. Et l'on a pu constater que l'absence de discipline scolaire, prônée par certains, de par la non institutionnalisation qu'elle signifiait, facilitait la constitution de prés carrés, de sortes de chasses gardées pédagogiques où les auto-proclamations sont légions. Comme si la méconnaissance des algorithmes, de l'interopérabilité ou du modèle OSI était un avantage pour réfléchir sur les sérieuses questions sociétales du monde du numérique. Mais les esprits évoluent, les choses changent, la nécessité s'impose et, en définitive, le nouveau se fait sa place, toute sa place. Le 18 septembre 2010 Jean-Pierre Archambault NOTES [1] Ce texte correspond à un une intervention au symposium de Corinthe sur l'enseignement de l'informatique et les perspectives dans la Francophonie. Il reprend des éléments d'un exposé fait lors d'un séminaire de l'APMEP en mai 2009. [2] Le 17 janvier 2008 [3] « Quelle informatique enseigner au lycée ? », Gilles Dowek, intervention à l'Académie des Sciences du 15 mars 2005. [4] Rapport du groupe « Numérique, calcul intensif et mathématiques ». [5] « Avis de recherche : l'Europe a besoin de cybercendrillons » [6] « École, éducation et multimédia », Jean-Pierre Archambault, Les Cahiers dynamiques n° 26 [7] Rapport Réussir l'école numérique, Partie III, II-5-3 [8] L'EPLE et ses missions [9] Voir « Internet et ses pratiques juvéniles », Édric Fluckiger, Médialog n° 69. [10] Luc Chatel s'est exprimé sur la réforme du lycée devant le CSE le jeudi 10 décembre 2009. [11] Rapport Réussir l'école numérique, Partie III, II-1-3 [12] Voir entre autres : [13] http://www.epi.asso.fr/blocnote/blocsom.htm#itic [14] Communiqué de l'EPI : [15] La formation à l'informatique et aux TIC au lycée - Proposition de programme Seconde Première Terminale [16] http://www.epi.asso.fr/blocnote/blocsom.htm#080927 [17] Un module informatique et société numérique en classe de seconde [18] Communiqué de l'EPI : [19] Proposition de programme de formation pour les enseignants chargés de la spécialité « Informatique et sciences du numérique » en terminale S [20] « L'informatique, science de l'outil », Maurice Nivat http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1003a.htm [21] Ces préjugés qui nous gouvernent, Gilles Dowek, éditions Le Pommier. [22] « L'informatique, discipline "technique" », David Monniaux, Chargé de recherche au CNRS à VERIMAG, Grenoble, professeur chargé de cours à l'École Polytechnique ___________________ |
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