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Le séminaire de Sèvres (mars 1970)

Jacques Baudé
 

Il est communément admis que l'introduction de l'informatique dans l'enseignement général français trouve son origine dans le Séminaire de Sèvres, même si quelques expériences ont eu lieu au cours de la décennie précédente [1]. En effet, du 9 au 14 mars 1970 furent organisées, par l'OCDE-CERI [2] avec la collaboration de la Direction de la coopération du MEN, au Centre international d'études pédagogiques de Sèvres, six journées consacrées à « l'enseignement de l'informatique à l'école secondaire » [3].

   On peut lire dans la préface des actes : « Les travaux du CERI sur l'informatique à l'école secondaire ont pour objet d'aider les pays de l'OCDE à coopérer dans l'exécution des travaux de développement, et de disposer ainsi d'une large gamme d'informations, de données d'expérience et de résultats de développement, qu'ils n'auraient pu obtenir par leurs propres moyens. Ces travaux visent à inciter certains pays à aborder ce problème plus rapidement et de façon plus systématique qu'ils ne l'auraient fait en d'autres circonstances. »

   Dès cette époque, les relations entre l'ordinateur et l'enseignement sont devenues un important sujet de préoccupation.

   Comme le déclare J. R. Gass, Directeur du CERI : « Tout d'abord, une chose est claire : il est indispensable que les enfants comprennent tous les aspects du monde technologique dans lequel ils sont appelés à vivre, sans quoi ils ne pourront pas échapper plus tard à des étonnements sans fondement ou à des craintes excessives en ce qui concerne les ordinateurs. Il faut prévoir à cette fin, pour la majorité des enfants, un "cours d'évaluation" sous une forme ou une autre, et pour bon nombre d'entre eux, la possibilité d'utiliser tôt ou tard un ordinateur. À cet égard, tout un monde de perspectives s'offre désormais à la coopération entre les écoles, les universités et les établissements scientifiques.
En second lieu, La conjoncture fait que l'informatique – c'est-à-dire le système tout entier des concepts de l'information, et notamment les programmes (software) qui constituent un élément plus important que l'ordinateur lui-même – tend à s'imposer comme une discipline à part entière dans les programmes d'enseignement secondaire. De l'avis de certains, les constructions algorithmiques qui sont le fondement de cette science contribuent à introduire une nouvelle forme de raisonnement logique et de solution des problèmes – un "langage" aussi fondamental que les mathématiques ou le langage inné lui-même. »

   Dans son allocution [4], P. Billecocq, Secrétaire d'État auprès du ministre de l'Éducation nationale française, après avoir déclaré (page 14) : « que son enseignement [de l'informatique] dans nos écoles ne la constitue pas en une "discipline", une "matière du programme supplémentaire qui viendrait s'ajouter à celles qui sont déjà étudiées", le secrétaire d'état pose tout une série de questions parmi lesquelles : « L'informatique vous paraît-elle devoir être – toutes expériences faites et toutes précautions prises – un langage essentiel du monde de demain, et comme telle, enseignée à tous, quelle que soit d'autre part leur orientation ? Si oui, à quelles conditions ? ».

   On trouve déjà là les atermoiements d'une politique que nous retrouverons tout au long du déploiement de l'informatique dans le système éducatif français.

   Mais comme le déclare le secrétaire général adjoint de l'OCDE dans son allocution d'ouverture : « L'informatique doit trouver sa place dans les programmes de l'enseignement secondaire ».

   Reste à voir comment, car tout est à inventer.

Les travaux du séminaire

1. L'ordre du jour (résumé des pages 30-31-32 des actes)

Lundi 9 mars :
- 10 h. Ouverture des travaux.
- 15 h. 1re Session Plénière. Thème :
« La signification de l'informatique dans son enseignement à l'école secondaire »
Président de la Session : M. le Professeur Jacques Arsac (France).

Mardi 10 mars :
- 9 h. 30. 2e Session Plénière. Thème :
« Les objectifs et les contenus d'un enseignement de l'informatique dans l'enseignement secondaire ».
Président : M. T. Crippin (Royaume-Uni)
- 15 h. 3ème Session Plénière.
Thème : « L'enseignement de l'informatique et l'enseignement des autres disciplines »
Président : Prof. A. van der Sluis (Pays-Bas).

Mercredi 11 mars :
- 9 h. 30. 4ème Session Plénière.
Thème : « Méthodes et moyens d'un enseignement de l'Informatique »
Président : Dr. Th. Wachsmann (Allemagne).
- 15 h. Exposition et démonstration de matériels pédagogiques destinés à l'enseignement de l'informatique.

Jeudi 22 mars :
- 9 h. 30. 5ème Session Plénière.
Thème : « La formation des enseignants à l'enseignement de l'informatique »
Président : Prof. P. Ercoli (Italie).
- 15 h. Travail en groupes sur les thèmes suivants :
Objectifs et contenus de l'enseignement de l'informatique. Méthodes et moyens. La formation des enseignants.

Vendredi 13 mars :
9 h. 30. Poursuite du travail en groupes.
15 h. Séance plénière.
Thème : Compte rendu du travail en groupes.
Président : Prof. A. Berger (Autriche).

Samedi 14 mars :
9 h. 30.Séance Plénière.
Thème : « Suite à donner au Séminaire et coopération internationale »
Président : Prof. W. Atchison (USA).
12 h. 30 Fin du Séminaire.

   II est nécessaire en outre de signaler que le Secrétariat du CERI avait demandé à plusieurs pays de préparer à l'intention de ce séminaire un document reflétant la situation générale de l'enseignement de l'informatique à l'école secondaire : c'est ainsi que l'Écosse et la Suède mirent à la disposition du Secrétariat les documents correspondants. Par la suite, dans le déroulement même du séminaire, certains des participants diffusèrent des documents analogues (Canada, Danemark, Japon, etc.). Enfin, en vue de faciliter la discussion sur les moyens technologiques de cet enseignement d'introduction de l'informatique, le secrétariat du CERI avait demandé à un de ses experts (M. Perriault) de préparer un document décrivant sous une forme « thématique » les différents matériels d'enseignement de l'informatique, jusqu'ici développés par le secteur privé.

2. Les participants (extrait des pages 55 à 60 des actes)

   Ils provenaient d'une vingtaine de pays : Allemagne, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, États-Unis, Finlande, France, Grèce, Irlande, Italie, Japon, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suisse, Suède, Turquie, Yougoslavie.

   Pour la France :
- J. Arsac, Directeur de l'Institut de Programmation, Faculté des Sciences, Paris.
- J.-C. Boussard, Maître de Conférence à la Faculté des Sciences de Grenoble.
- J. Hebenstreit, Directeur du Centre de Calcul de l'École Supérieure d'Électricité, Maître de Conférence à l'Institut de Programmation Faculté des Sciences, - B.Jaulin, Directeur du Centre de Mathématiques Appliquées et de Calcul, MSH Paris.
- M. Lumbroso, Chef de la Section Enseignement Programmé, Département de la Recherche Pédagogique, Institut Pédagogique National, Paris.
- A. Poly, Professeur agrégé à l'École Normale Supérieure de Saint-Cloud.
- M. Poulain, Chargé de Mission à la Direction des Enseignements Supérieurs

   Plus sept délégués nationaux, trois observateurs et un expert : J. Perriault, Centre de calcul, MSH Paris.

3. Les rapports présentés au cours des cinq sessions (pages 65 à 265 des actes)

   Il est impossible de résumer 200 pages de contributions argumentées. Je me contenterai de quelques « flash » portant essentiellement sur le débat ouvert (et jamais refermé!) : discipline informatique ou informatique dans les disciplines. Informatique « objet » ou informatique « outil » ? Nous avions en France deux hérauts opposés Jacques Arsac et Jacques Hebenstreit dont plusieurs articles sont en ligne sur le site de l'EPI.

Prof. Jacques Arsac (Directeur de l'Institut de Programmation, Faculté des Sciences, 9 Quai Saint-Bernard, Paris) s'attache à définir la finalité de l'enseignement de l'informatique. Or celle-ci ne peut résulter que d'une définition de la science informatique « science autonome, avec son mode de pensée spécifique, ses lois propres, ses répercussions culturelles qui l'amèneront à être une des dominantes de la société de la fin du XXe siècle »

Prof. W. F. Atchison (Director Computer Centre University of Maryland, College Park 20742). Pragmatique, l'auteur reconnaît que, pendant plusieurs années encore, les professeurs de mathématique auront à assurer la plupart des cours d'informatique dans le cadre de leur enseignement.

Prof. A. van der Sluis (Elektronisch Rekencentrum, Universiteit van Utrecht, Boedapestlaan 6, Utrecht). Pour l'auteur, tous les programmes de l'enseignement secondaire doivent impérativement accorder une place à l'informatique et pour lui la construction d'algorithmes est de toute première importance. Et plus loin : « Il est très souhaitable que le professeur de mathématiques assure le cours d'introduction à l'informatique, il est très souhaitable également que tous les autres professeurs accordent le plus d'attention possible aux calculateurs dans leurs cours ».

M. B. Jaulin (Directeur du Centre de Mathématiques Appliquées et de Calcul, Maison des Sciences de l'Homme,54 boulevard Raspail, Paris) montre « certaines vertus de l'algorithmique » dans différentes disciplines, sans se préoccuper, précise-t-il, d'une discussion sur le but d'un enseignement de l'informatique dans le second degré.

M. M. Bloxham (Head of Mathematics Department Oundle School, Oundle, Peterborough,Royaune Uni). Tout en reconnaissant les difficultés dues au peu d'enseignants formés, l'auteur affirme clairement que tous les élèves devraient suivre un cours d'introduction à l'informatique et qu'une partie des élèves du secondaire devrait étudier cette discipline. Il fait des propositions de contenus qui vont de la simple sensibilisation jusqu'à l'algorithmique-programmation. Contenus précisés dans trois annexes.

Dr. G. C. Bonham (Ontario Dept. Of Education Computer Science Curriculum, 44 Eglinton Avenue West, Toronto 12, Ontario) préfère « Étude » plutôt que « Science » car le terme reflète plus exactement ce qui est enseigné en Ontario. Le programme présenté se différencie des deux autres programmes enseignés : « Le traitement des données » et « La technologie des ordinateurs »

M. G. Farringdon (Department of Computer Science, University College of Swansea, Swansea, Royaume-Uni). L'auteur plaide pour l'informatique « outil » pour les non-spécialistes et donne quelques exemples dans les disciplines en insistant sur la simulation.

Doc. J. Zweerus (ElektronischRekencentrum, Universiteit van Utrecht, Boedapestlaan 6, Utrecht). Les expériences menées dans les écoles néerlandaises ont montré qu'en une année scolaire à raison de deux cours par semaine, il était possible de traiter entièrement les problèmes essentiels que l'on rencontre dans l'utilisation pratique des ordinateurs, jusqu'à construire des algorithmes. Il s'agit maintenant de déterminer comment compléter judicieusement ce cours. La suite pouvant être prise en charge par les différentes disciplines. L'auteur propose des exemples en mathématiques, biologie, physique, géographie...

M. M. D. Mederith (Senior Consultant, The National Computing Centre Ltd. Quay House, Manchester 3, Royaume-Uni). Le Royaume-Uni n'est pas uni notamment pour ce qui concerne l'enseignement de l'informatique « qui peut signifier n'importe quoi, allant de la description d'une règle à calculer (...) jusqu'à la formation d'opérateurs pour perforatrices à clavier » (l'article est suivi de 3 appendices).

Prof. J. Kuntzmann (Faculté des sciences de Grenoble). distingue 3 plans : celui de l'éveil au rôle et à l'importance de l'informatique, celui de la préparation mathématique à l'informatique et celui de l'emploi de l'informatique dans l'enseignement.

M. J.-C. Boussard (Faculté des sciences de Grenoble) évoque des expériences menées à Grenoble (facultés et classes de 3e et de seconde des lycées). Il conclut : « L'introduction de l'informatique dans le secondaire, qui semble donc devoir se faire prudemment en tant que discipline propre, devra sans aucun doute avoir lieu rapidement en tant qu'auxiliaire des autres disciplines, et même en tant qu'outil d'enseignement lui-même. »

Doc. S. Sharp (Director Instructional Systems,The School District of Philadelphia). Son rapport porte sur trois domaines : la formation des enseignants avant leur entrée en fonction, la formation des enseignants en cours de carrière et l'utilisation de l'ordinateur lui-même pour la formation des enseignants.

Prof. J. Hebenstreit (Directeur du Centre de Calcul de l'École Supérieure d'Électricité, Maître de Conférence à l'Institut de Programmation, Faculté des Sciences, 9, quai Saint-Bernard, Paris 5e). Pour l'auteur, la meilleure solution consiste non pas à former des professeurs d'informatique mais à recycler ou à former à l'informatique tous les professeurs du secondaire. Cette formation serait organisée de telle sorte que chaque professeur ait une connaissance de l'informatique et de ses applications dans le cadre de sa propre spécialité.

M. F. B. Lovis (Head of Department of Mathematics, College of Education,City of Leicester, Leicester, Royaume-Uni). L'auteur propose un programme d'urgence pour la formation des enseignants à l'informatique. Il y va de l'avenir économique (pour ne prendre que cet exemple) de l'Europe. Il n'hésite pas à parler d'apathie actuelle. Et, de toute évidence, les enseignants ne sont pas suffisamment attirés par l'enseignement de l'informatique.

M. J. Perriault (Centre de calcul, Maison des Sciences de l'Homme, 54 boulevard Raspail,Paris). relate une première tentative de rassemblement des matériels didactiques pour l'enseignement de l'informatique. Étude qui devra être poursuivie compte tenu de l'abondance de la matière et aussi son degré d'urgence.

4. Les rapports des groupes de travail [5]

   Le groupe de travail n° 1 (Signification et objectifs) ouvre les deux voies que l'on appellera par la suite « informatique objet » et informatique « outil » : « L'introduction d'un enseignement de l'informatique – comme discipline séparée ou intégrée à une autre discipline – nécessitera un examen attentif de l'ensemble du programme » Ce que les conclusions du séminaire reprendront (cf. ci-dessous).

   De plus, le groupe de travail n° 2 (Méthodes et moyens) estime que, pour des raisons pédagogiques, les cours d'initiation à l'informatique devront inclure des travaux pratiques « comprenant des passages sur ordinateur de programmes établis par les élèves ». Des langages de programmation adaptés à l'enseignement sont donc nécessaires. Et le groupe de travail n° 3 (Formation des enseignants) prévoit : « la formation des enseignants qui auront pour tâche d'introduire cet enseignement de l'informatique ».

   Il est donc inexact de dire, comme l'ont prétendu certains, que le séminaire de Sèvres n'avait pas reconnu l'informatique comme discipline autonome.

   Le deuxième volet « l'informatique outil » est évidemment présent. Le groupe de travail n° 1 déclare : « l'avènement de l'ordinateur influence de nombreuses disciplines. Les applications de l'ordinateur à toute discipline où elles sont justifiées devraient être développées de préférence dans le cadre même de cette discipline. Les contacts entre les enseignants chargés de cette dernière et ceux compétents dans le domaine de l'informatique devraient être facilités » (c'est ce qui se passera d'ailleurs en France, au cours des décennies 80 et 90, dans les très nombreux lycées où cohabitaient : pratique de l'EAO et option informatique)

   Le groupe n° 3 demande une formation générale pour les enseignants de toutes les disciplines. Ce groupe pousse un cri d'alarme : « La situation actuelle de l'enseignement de l'informatique à l'école secondaire est critique... De tous les éléments qui contribuent à cette situation, la formation des enseignants est la plus importante. » Nous pouvons malheureusement dire la même chose près d'un demi siècle plus tard! Les conclusions du séminaire reprennent l'essentiel.

5. Les conclusions du séminaire (pages 33 à 40)

   Curieusement, dans les actes, les conclusions sont présentées avant les recommandations des groupes de travail. Elles méritent d'être lues dans leur intégralité [6].

   Je reproduis quelques passages importants qui donnent une bonne idée de l'ensemble.

   Le séminaire insiste sur la « démarche informatique » :
« ... sans méconnaître l'intérêt des autres cycles de formation, le Séminaire s'est tout spécialement intéressé à ce qui constitue le premier niveau de cet enseignement, à savoir cette introduction à la fin du premier cycle de l'enseignement secondaire. (...) L'accord a été général parmi les participants au Séminaire pour affirmer que ce qui était important dans cette introduction était, non pas l'ordinateur, mais bien la démarche informatique que l'on peut caractériser comme algorithmique, opérationnelle, organisationnelle. »
et ne ferme aucune voie :
« Envisagé comme enseignement ayant son propre statut, ou intégré dans une autre discipline d'enseignement, l'informatique est avant tout un langage, un système de signes qui permet de communiquer au même titre que d'autres langages, telles que les mathématiques ou les langues. Elle possède, atout majeur, mais aussi contrainte formatrice, la rigueur nécessaire à une approche scientifique. »

   Les participants au séminaire ont bien vu l'importance cruciale de la formation des enseignants car l'enseignement de l'informatique, sous tous ses aspects, est une nécessité à laquelle les responsables de l'éducation n'échapperont pas :

« Cette formation des enseignants à l'informatique devrait s'effectuer à plusieurs niveaux :
i- formation des enseignants qui auront pour tâche d'introduire cet enseignement de l'informatique,
ii- formation plus spécialisée et plus différenciée pour les enseignants qui auront à développer cet enseignement dans l'enseignement technique, en particulier l'enseignement économique,
iii- formation générale pour les enseignants de toutes les disciplines. qui peuvent être intéressés par l'informatique.

En l'état actuel du développement de cet enseignement de l'informatique à l'école secondaire, il semble bien que les objectifs (i) et (ii) soient prioritaires, étant bien entendu que très vite se posera le problème important évoqué en (iii), si l'on ne veut pas isoler l'enseignement de l'informatique des autres disciplines d'enseignement, ... »

   Sans oublier les équipements, car : « Dans la mesure où le contenu de ce enseignement d'introduction prévoit une initiation à la programmation conduisant à la rédaction de programmes par les élèves, il est nécessaire, au moins pour des raisons pédagogiques que ces derniers voient le résultat de leur travail et prennent ainsi conscience de ce qu'un ordinateur est en mesure de faire, et aussi de ce qu'il exige comme rigueur et exactitude.
...
Il importe que sur le strict plan des équipements, les autorités responsables pratiquent une politique d'investissements d'autant plus soigneusement étudiée que le coût en est élevé. »

   Et tant le problème est perçu comme fondamental, le séminaire revient, dans « Les contraintes d'une politique d'enseignement de l'informatique », sur la formation des enseignants :
« Il faut enfin souligner fortement que la pénurie générale en enseignants ne fait que rendre plus difficile la formation d'enseignants d'informatique. Si l'on ne veut pas se contenter d'une formation au rabais, avec comme conséquence une dégradation presque immédiate de cet enseignement de l'informatique au niveau des élèves, ce seront des ressources importantes qui devront être consacrées à cet aspect du problème sans doute prioritaire, tant en argent qu'en hommes. Or, il y a là un goulot d'étranglement dans la mesure où déjà la structures normales d'enseignement, y compris l'université, ne sont pas en mesure de former un nombre suffisant de techniciens de l'informatique pour répondre aux besoins du marché du travail. »

   L'EPI, fondée l'année suivante, reprend les orientations du séminaire. On peut relire à ce propos l'éditorial du Bulletin n° 1 de décembre 1971 [7].

   Tout cela était dit clairement il y a presque un demi siècle !

La réponse française

   Elle se manifeste dès mai 1970 par la création, au Ministère de Éducation nationale, d'une Mission à l'informatique dont le responsable est Wladimir Mercouroff.

   Je reprends ici l'analyse d'Émilien Pélisset, président d'honneur de l'EPI (voir note 1) :
La réponse française se trouve dans la circulaire ministérielle 70-232 du 21 mai 1970 (BOEN n° 22 du 28 mai) qui dessine d'ambitieux objectifs : « L'informatique est un phénomène qui est en train de bouleverser profondément les pays industrialisés... (ses applications) en font un outil scientifique, technique et intellectuel unique. L'enseignement secondaire tout entier et dès la classe de 4e (sic) ne peut rester à l'écart de cette révolution. Il doit préparer au monde de demain dans lequel ceux qui ignoreront tout de l'informatique seront infirmes. Il doit apprendre la portée de cet outil pour éviter les enthousiasmes excessifs et les scepticismes étroits. Il doit profiter de la valeur formatrice de l'enseignement de l'informatique, de la rigueur et de la logique qu'elle impose. Il doit faire apparaître la portée économique du phénomène et faire savoir ce que l'informatique peut apporter à la vie professionnelle. Enfin, il doit préparer les consciences à affronter les responsabilités nouvelles créées par sa généralisation ».

1. La formation des enseignants

   L'originalité de l'expérience française tient surtout à l'attitude des responsables, le chargé de mission à l'informatique et le comité pédagogique qu'il anime au Ministère de l'Éducation nationale : les problèmes posés par l'introduction de l'informatique sont pédagogiques, leur solution est affaire d'enseignants ; l'expérience débutera donc par une sérieuse formation informatique d'enseignants plongés dans la réalité industrielle des constructeurs d'ordinateurs. Il sera demandé à ces cobayes d'étudier comment utiliser cette formation et cette informatique dans leur enseignement... C'est ainsi que, dans la région parisienne, à la rentrée 1970-1971, sélectionnés sans qu'on sût comment parmi 1024 candidats (sic), 80 enseignants, venus de partout, se retrouvent, pour une année scolaire, répartis dans les trois centres de formation des principaux constructeurs d'ordinateurs (40 chez IBM, 20 à la CII, 20 chez Honeywell-Bull).

   Les leçons des premiers stages tirées, la formation approfondie dite « lourde » se déroulera, à partir de l'année 1971-1972, en milieu universitaire dans quatre centres : IUT de Nancy, de Toulouse, IMAG de Grenoble et ENS de St Cloud (ici à mi-temps). Comme l'avait souhaité l'EPI, l'encadrement fut « panaché » (enseignants du supérieur et enseignants du secondaire, du terrain), le recrutement des stagiaires resta pluri-catégoriel et pluridisciplinaire. L'ouverture du centre de Rennes en 1973 n'augmenta pas l'effectif annuel qui passa de 90 à 80. Ainsi de 1970 à 1976, 528 collègues furent formés (140 « mathématiciens », environ 200 « littéraires », plus de quarante « économistes »...). Dans le même temps, le CNTE de Vanves diffusa un cours par correspondance rédigé par un groupe d'enseignants et complété par deux fois deux jours d'applications sur ordinateur. Cette formation dite « légère » concerna plus de 5 000 collègues. Enfin, nombreux furent ceux qui se formèrent « sur le tas » et/ou en dehors de l'expérience.

   Pour la première, et la dernière fois, la formation des enseignants précéda les machines.

   Ce que je résume ici brièvement a été développé dans mon article « L'expérience des 58 lycées » paru dans 1024 n°4 d'octobre 2014 [8]

2. L'orientation retenue : « l'outil » informatique dans les disciplines

   Alors que la circulaire du 21 mai 1970 envisage un enseignement de l'informatique par les professeurs formés en 1970-1971 « soit à l'occasion de leurs cours traditionnels, soit dans des cours spéciaux pour volontaires, organisés à l'intérieur de l'horaire », le Comité pédagogique donne la place prépondérante à l'outil pédagogique pour les disciplines générales et à la pratique de la démarche informatique (modélisante, algorithmique et organisationnelle) [9].

3. Les logiciels

   Pour cette orientation il fallait des logiciels pédagogiques. La Section Informatique et Enseignement (SIE), créée dès 1971 à l'INRDP, a regroupé un certain nombre d'enseignants formés dans des groupes disciplinaires. Ces enseignants recevaient des décharges de service pour leur donner le temps nécessaire à leur recherche de terrain et à la conception-réalisation de logiciels [10].

   Je cite Georges-Louis Baron, expert dans ce domaine : « ... Dès le lancement en 1970 de l'expérience des 58 lycées, des enseignants du second degré ont été associés aux recherches sur les applications de l'informatique à l'éducation, notamment par l'INRP qui a assuré le pilotage puis l'évaluation de la première expérimentation nationale, et également par des IREM. On trouve trace de leurs activités dans un nombre très important d'articles, de brochures, d'ouvrages, de revues, et notamment dans la revue de l'association EPI (Enseignement Public et Informatique) qui est une des références du domaine. » [11]

4. Les matériels

   De 1973 à 1976 furent mis en place dans 58 lycées, les mini-ordinateurs Mitra15 (CII puis SEMS) et T1600 (Télémécanique) équipés du système LSE Je n'y reviens pas [12].

Conclusion

   Ainsi, les bonnes questions furent posées au cours de ce séminaire, les diagnostics furent faits. Des décisions opportunes furent prises, ainsi celles concernant la formation des enseignants qui devait précéder les matériels. Malheureusement, les formations « lourdes » seront interrompues quelques années plus tard, elles reprirent en 1981 (cf. le rapport Pair-Le Corre [13]) pour s'arrêter définitivement. Nous en avons payé les conséquences au cours des décennies suivantes.

   Pour ce qui est de l'informatique « objet » (objet d'enseignement), au cours des années 70 les clubs informatiques permettront un certain apprentissage de la programmation mais il faudra attendre les années 80 pour voir apparaître l'option informatique des lycées à l'initiative de Jacques Arsac [14]. Elle fut supprimée, puis rétablie, puis supprimée à nouveau. Nous connaissons tous la suite et les efforts de l'EPI, de la SIF, de l'INRIA, de Pascaline, et de bien d'autres, pour le rétablissement d'un enseignement de l'informatique dans le secondaire encore loin d'être acquis !

   La « complémentarité » des approches, proposée par le séminaire de Sèvres dès 1970, n'en finit pas de s'imposer. Les idées et surtout les pratiques mettent plus de temps à s'imposer que les équipements! Dans l'hypothèse optimiste, il n'est pas interdit de rêver, où l'enseignement de l'informatique et l'utilisation des outils numériques cohabiteraient harmonieusement dans l'enseignement général, il aura fallu un demi siècle pour résoudre un problème loin d'être insoluble.

Mars 2017

Jacques Baudé
jacquesbaude@free.fr
Président d'honneur de l'EPI

Article paru dans le Bulletin de la société informatique de France, 1024 n°  11 (septembre 2017)
http://www.societe-informatique-de-france.fr/bulletin/1024-numero-11/
http://www.societe-informatique-de-france.fr/wp-content/uploads/2017/10/1024-no11-Baude.pdf

Publié sous licence Cretative Commons Attribution – Pas de Modification 3.0 France.
http://creativecommons.org/licenses/by-nd/3.0/fr/

Bibliographie

- L'informatique en éducation - Le cas de la France, Georges-Louis Baron. Revue française de pédagogie. Année 1990. Volume 92. Numéro 1. p. 57-77.
http://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1990_num_92_1_2474

- L'expérience des 58 lycées, Jacques Baudé (pour compléter le chapitre « La réponse de la France »), Bulletin 1024 n°4, octobre 2014.
http://www.societe-informatique-de-france.fr/wp-content/uploads/2014/10/1024-4-baude.pdf

- Dix ans d'informatique dans l'enseignement secondaire (1970-1980), collection Recherches pédagogiques, Recherches pédagogiques n°113, Collectif, INRP, 4e trimestre 1981, 182 pages. Archivé sur LARA, URI. (compléments pour les logiciels pédagogiques des années 70). http://lara.inist.fr/bitstream/2332/1250/2/INRP_RP_81_113op.pdf

- Quelques points de repère dans une histoire de 40 ans : L'association Enseignement Public et Informatique (EPI) de février 1971 à février 2011 », Jacques Baudé, EpiNet n° 132, février 2011.
http://www.epi.asso.fr/revue/histo/h11epi_jb.htm

- L'option informatique des lycées, Jacques Baudé, Bulletin 1024 n° 2, janvier 2014.
http://www.societe-informatique-de-france.fr/wp-content/uploads/2014/02/1024-2-baude.pdf

- L'informatique dans les écoles, collèges et lycées français. Plus de 40 années de présence active de l'EPI. Les actes électroniques du colloque « Vers un musée de l'Informatique et de la Société Numérique en France ? » Jacques Baudé - CNAM.
http://minf.cnam.fr/Papiers-Verifies/5.5_informatique_pedagogique_%20Baude%CC%81.pdf

- Le système LSE, Jacques Baudé (compléments pour les matériels et logiciels pédagogiques des années 70) Bulletin 1024 n° 7, novembre 2015.
http://www.societe-informatique-de-france.fr/wp-content/uploads/2015/12/1024-no7-Baude.pdf

NOTES

[1] « Pour une histoire de l'informatique dans l'enseignement français. Premiers jalons » par Émilien Pélisset :
https://halshs.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/276158/filename/h85ep.htm
et Introduction de l'informatique dans l'enseignement secondaire, étude effectuée d'octobre 1971 à juin 1972 par MM. Pitié et Scherer :
http://emnps.net/pdf/1971/etude_pitie-scherer.pdf

[2] L'Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) a été instituée par une Convention signée le 14 décembre 1960, à Paris. Le Centre pour la Recherche et l'Innovation dans l'Enseignement (CERI) a été créé en juin 1968 dans le cadre de l'OCDE.

[3] L'enseignement le l'informatique à l'école secondaire. Publication de l'OCDE-CERI, 1971, 268 pages, archives de l'EPI.

[4] Allocutions d'ouverture :
http://www.epi.asso.fr/revue/histo/h70-sevres-allocutions-table.htm

[5] Recommandations finales :
http://www.epi.asso.fr/revue/histo/h70-sevres-groupe-travail.htm

[6] Les conclusions du séminaire :
https://edutice.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/276158/filename/h70ocde.htm
et http://www.epi.asso.fr/revue/histo/h70ocde.htm

[7] Éditorial du premier Bulletin de l'EPI (1971)
http://www.epi.asso.fr/revue/01/b01p001.htm

[8] « L'expérience des 58 lycées » :
http://www.societe-informatique-de-france.fr/wp-content/uploads/2014/10/1024-4-baude.pdf

[9] Comme le souligne Jacques Arsac : « La France n'a pas suivi à l'époque ces recommandations [celles du séminaire], préférant, sous la conduite de Wladimir Mercouroff et Jacques Hebenstreit, développer l'utilisation de l'informatique dans l'enseignement des autres disciplines (expérience dite "des 58 lycées" » . Des ordinateurs à l'informatique in Colloque sur l'Histoire de l'Informatique en France, Actes édités par Philippe Chatelin, 2 volumes (461+428 p.), tome 1, p. 31-43 ; Grenoble, mars 1988 ; ISBN 2-9502887-0-7.
http://jacques-andre.fr/chi/index.html

[10] «Dix ans d'informatique dans l'enseignement secondaire (1970-1980)» Recherches pédagogiques n°113, INRP 4e trimestre 1981, 182 pages. Archivé sur LARA,URI :
http://lara.inist.fr/bitstream/2332/1250/2/INRP_RP_81_113op.pdf

[11] «L'informatique en éducation - Le cas de la France» Georges-Louis Baron, Revue française de pédagogie. Année 1990. Volume 92. Numéro 1. p. 57-77.
http://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1990_num_92_1_2474

[12] Le système LSE :
http://www.societe-informatique-de-france.fr/wp-content/uploads/2015/12/1024-no7-Baude.pdf

[13] L'introduction de l'informatique dans l'éducation nationale, rapport de MM. Claude Pair et Yves Le Corre, remis à Alain Savary le 15 octobre 1981.
http://www.epi.asso.fr/revue/histo/h81_Pair-Le-Corre.htm

[14] « L'option informatique des lycées dans les années 80 et 90. Première partie - La naissance d'une option », Jacques Baudé.
http://www.epi.asso.fr/revue/histo/h10oi_jb1.htm

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Janvier 2018

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