L'informatique, science humaine ou inhumaine ?
Claude Pair
Introduction
Cette conférence inaugurale de la cinquième Rencontre francophone sur la Didactique de l'informatique ne va pas parler de didactique, ni même d'informatique au sens où on peut le faire lorsque l'on se trouve au centre de cette science, il reste qu'elle sera francophone, et pour certains aspects centrée sur la France.
Ce n'est pourtant pas la première fois que je participe à un tel colloque. J'étais à Paris en septembre 1988, et même à un double titre : comme représentant du ministre de l'Éducation nationale et comme intervenant, sur un sujet tout à fait didactique : « je ne sais (toujours) pas enseigner la programmation » [1]. À l'époque, je ne le savais donc pas, malgré plusieurs années de réflexion « dure » sur les méthodes puis une teinture de psychologie cognitive [2] : j'ai d'ailleurs retrouvé ce dernier terme dans (annonce de ce colloque. Je ne sais pas davantage aujourd'hui, peut-être parce que j'ai depuis abandonné ce champ d'activité : je vais sans doute l'apprendre ici. Je ne sais même plus s'il faut vraiment le faire compte le demande le programme de cette rencontre « quelle informatique pour quel milieu ? ». D'ailleurs l'une de mes dernières communications concernant l'informatique posait la question sur un domaine plus large, qui me préoccupait fortement depuis quelques années et qui continue à le faire, celui de l'échec scolaire : « can computer help combat school ? » [3].
J'ai complètement quitté (informatique depuis cette année 88, et même depuis 1981 pour ce qui concerne son « noyau dur ». Je suis devenu alors m de ces administrateurs de l'éducation qui parfois ne donnent pas les moyens nécessaires, où peuvent même aller jusqu'à mettre en doute la nécessité de l'informatique à l'école. J'ai donc beaucoup hésité avant d'accepter de vous parler aujourd'hui, et je ne me suis rendu qu'à l'insistance de Georges-Louis Baron qui a travaillé avec moi entre 1981 et 1985 pour mettre en place l'option informatique dans les lycées français.
Cette prise de distance peut explique mon litre : science humaine ou inhumaine ? Je ne veux pas dire science dure ou science molle – même si, en passant, ces adjectifs, relativement récents dans ce sens, manifestent l'influence de l'informatique (hard et soft) – ni m'interroger pour savoir si l'informatique fait partie du secteur économique tertiaire ou du secteur secondaire, comme on l'a fait par exemple vers 1967 au moment de la création des IUT. II ne s'agit pas de se demander si elle est une science de l'Homme, comme on dit au CNRS, mais si elle est une science pour l'Homme ou contre lui (au CNRS, elle est une science « pour l'ingénieur », ce qui n'est pas une réponse).
En fait, il existe une interaction entre l'évolution du monde, de la société, et celle de l'informatique depuis sa naissance il y a une cinquantaine d'années. Et une autre interaction entre l'évolution du monde et celle de l'éducation, qui doit nous intéresser puisque nous sommes ici des enseignants. Quant à l'informatique « pédagogique », dont la vie a duré à peu prés la moitié de celle de l'informatique, elle est bien entendu liée à tout cela. Voilà de quoi je voudrais parler. De manière un peu arbitraire, je séparerai en deux parties : évolution du monde, avec la place qu'y a prise l'informatique ; évolution de l'école, et informatique à l'école. Puis, en conclusion, je tenterai un coup d'œil sur l'avenir.
L'évolution du monde depuis 50 ans
Leurs trente glorieuses
II y a 50 mis, la seconde guère mondiale venait de se terminer. Les besoins de la reconstruction exigeaient u ; relance de la production. Une période de croissance économique s'amorçait ; elle allait durer 30 années, les « trente glorieuses ». II est intéressant de se demander pourquoi la croissance a alors été plus forte et plus durable qu'après la première guère mondiale. On peut dire que le caractère global du conflit avait été plus marque, provoquant un brassage d'hommes et une mondialisation des problèmes et des consciences, confinée ensuite en Europe de l'ouest par le Plan Marshall, alors que 1918 avait au contraire été suivi par une période d'isolationnisme américain.
Mais en outre l'évolution technologique, également accélérée pm la guerre, était d'une autre nature. Au départ, l'informatique n'y avait qu'une place bien modeste, mais déjà le progrès technique était fondé sur le développement des outils de communication et d'information. C'est pourquoi il a constitué un support pour la mondialisation – pensons à la télévision – et qu'en retour celle-ci a accéléré la diffusion de ses applications.
La période des « trente glorieuses » a été l'époque des convergences entre ces deux phénomènes – mutation technologique et mondialisation – et d'autres, de nature diverse, en une interaction poussant à une évolution cohérente dans un « cercle vertueux », au moins dans les pays développés puis dans certains pays en développement. Citons rapidement (voir schéma 1) : croissance et automatisation de la production ; enrichissement ; augmentation de la consommation, qui prend une place de plus en plus grande dans la vie, se transforme en consumérisme et petit à petit fait passer au second plan le souci de produire, devant la préoccupation de soi, du bien-être, du corps ; développement de la protection sociale, accroissement du rôle des pouvoirs publics ; complexification des organisations, entreprises et états notamment, augmentation et diversification de l'emploi avec dans m second temps recul du nombre des ouvriers – producteurs directs – mais développement du secteur tertiaire ; augmentation de l'activité féminine ; développement aussi des emplois intermédiaires, donc du point de vue social, des classes moyennes ; diminution des inégalités de toute sorte, démocratisation ; montée de l'éducation et de la formation.
Schéma 1.
Ce n'est pas que cette période de croissance ait été sans problèmes. Mais ce qu'on peut dire avec le recul, c'est qu'ils ont été absorbés sans trop de difficulté. II en est ainsi pour la régression de l'emploi agricole – fruit de l'automatisation – grâce a la croissance générale de l'emploi ; ou de l'urbanisation et des difficultés de logement qu'elle a créées. II en est encore ainsi de l'émancipation coloniale – conséquence de la mondialisation – et des guerres qui l'ont accompagnée elle a conduit à me égalité formelle entre les pays plus qu'à une diminution des inégalités économiques ; car elle a été accompagnée de nouveaux moyens de domination des pals développés grâce au processus de mondialisation de l'économie.
Et si la crise pétrolière a marqué la fin de la période de croissance, elle a finalement été bien absorbée, elle aussi, pur le développement de l'énergie nucléaire, les économies d'énergie, le recyclage des pétrodollars, l'action diplomatique, politique et militaire, tous ces éléments étant fondés sur la mondialisation et sur les techniques de l'information et de la communication : là, l'informatique et ses applications se sont bien trouvées au pieuter plan. Quant au vieil obstacle que constituait la séparation du monde en deux blocs, cela a mis un peu plus de temps, jusqu'en 1989, mais il n'a pas non plus résisté à la mondialisation et à tout ce qui l'accompagne, en particulier l'appétit de consommation et de liberté. On pourrait encore parler des événements de 1968. Eux ont manifesté la contradiction entre la volonté de consommation, l'exaltation de l'individu, le souci du corps, et des organisations anciennement établies ou devenues complexes, considérées comme répressives (état, armée, églises, université, entreprises) Cela aussi a été absorbé par une recrudescence de la consommation et un développement de la liberté.
Un desserrement des contraintes
Au fond, ce développement de la liberté sous diverses formes, au sens d'un relâchement des contraintes permis par l'évolution technologique, est sans doute au cœur de tons les phénomène qui se sont produits et naturellement au cours de la période de croissance. Liberté des mœurs, avec les techniques de contraception ; liberté dans la consommation dont un symbole est le « libre-service » ; déplacement des contraintes dans le travail par une relation moins directe avec la production, grâce à l'automatisation ou progressivement entre de plus en plus d'informatique : suppression de l'effort physique, passage de l'application de nonnes a la réaction à l'imprévu ; liberté de temps et d'occupation puisque moins de temps et nécessaire pour produire, d'où la civilisation des loisirs mais aussi le développement du secteur tertiaire. c'est-à-dire de l'action sur les hommes et les ,groupes humains.
En effet, cette liberté plus grande ne s'applique pas seulement aux individus, mais aussi aux organisations. En particulier, (organisation des entreprises se transforme considérablement au cours de celte période. Dans un premier temps, un traitement de l'information devenu plus facile et plus économique permet un accroissement de taille et de complexité, répondant à la croissance de la production l'emploi e diversifie, mais (organisation demeure hiérarchique et taylorienne, selon le modèle né de la révolution industrielle au dix-neuvième siècle et au début du vingtième. Cependant l'avantage de cette organisation, qui est d'être la plus économe en transmission de (information, diminue avec la baisse des coûts de transmission et d'autres possibilités deviennent possibles. En outre, les organisations peuvent se déployer plus facilement dans l'espace grâce à la rapidité des communications physiques et électroniques : la localisation des activités économiques n'est plus liée à la proximité des matières premières et de l'énergie, mais bien plus à l'existence, au coût, à la qualité de la main-d'œuvre et à sa formation, on assiste à une mondialisation croissante de l'économie. C'est donc bien un desserrement des contraintes dans les choix d'organisation qui apparaît.
On voit aussi l'influence de l'informatique, ou plutôt l'interaction avec elle. Ses premiers pas sont issus de recherches visant des applications utilitaires et demandant des calculs mathématiques, son influence sociale est alors limitée. Mais très vite, dès les années 50, elle sort des laboratoires pour commencer à intervenir dans l'administration et la gestion d'organisations qui deviennent plus complexes, ce qui incite à des transformations techniques, notamment sur la mille et la diversité des mémoires... à moins que ce ne soit l'inverse et que les progrès techniques aient suscité ces nouvelles applications. Mais l'exécution des programmes en « traitement par lots » – c'est-à-dire de manière centralisée avec un différé de plusieurs heures entre le dépôt d'un paquet de canes et l'obtention du résultat [4] – ne suffira pas longtemps : ici aussi s'opérera un premier desserrement des contraintes, vers 1970, sous la forme d'une interactivité avec la machine. Et cette nouvelle innovation technique ouvrira la porte au « temps réel » qui permettra l'introduction de l'informatique dans une automatisation naissante de la production. Un peu plus tard, vers 1980, s'achèvera la période de la centralisation informatique, avec l'apparition du micro-ordinateur, la baisse accélérée des prix une facilité croissante d'utilisation, d'où une diffusion considérable et l'ouverture au grand public, donc la fin de l'exclusivité des informaticiens.
Mais le changement n'est pas seulement technique. Il s'agit aussi, et c'est peut-être plus important, d'un changement dans les idées, dans les têtes. Du côté des sciences de base, si au moment de la révolution industrielle la science dominante était la physique, science du matériel concevant la matière comme formée d'unités hiérarchisées et indifférenciées, pendant la période de croissance va se développer la biologie ; or, contrairement à la physique, la biologie met l'accent sur la variété, l'environnement et l'incertitude, donc sur l'adaptation Mais le développement industriel incite au développement d'autres sciences, nées des techniques, des sciences de l'artificiel visant l'action et pas seulement la compréhension : mécanique, électrotechniques électronique, automatique ; dans la liste précédente, qui suit en gros l'ordre historique, on pet constater quo l'aspect matériel a tendance à s'affaiblir. Quant à l'informatique née de la technique de l'ordinateur, nous savons bien quelle est d'abord une science de l'information ; elle porte moins sur des matériels, comme la mécanique, que, comme la mathématique, sur des êtres de raison mais qui pour elle s'incarnent dans des programmes ; la notion est neuve et, pour qualifier cet immatériel incarné, on a même dû inventer un nouveau mot « logiciel ». Ce passage du matériel au logiciel est aussi une forme d'affaiblissement des contraintes.
La crise
Cependant, l'accroissement des degrés de liberté va remettre en cause les convergences entre certains des phénomènes envisagés plus haut et conduire à ce que fort a appelé la crise, qui est bien loin d'être seulement économique (voir schéma 2)
Schéma 2.
Pour les entreprises, un premier, degré de liberté consiste à remplacer l'homme par la machine, ce qui accroît la productivité, et ceci bien au-delà de la production proprement dite, dans la surveillance des processus de production et le secteur tertiaire, c'est-à-dire là où les emplois s'étaient déplacés. Ainsi, la croissance du nombre d'emplois, forte dans les années cinquante et soixante caractérisées pu le taylorisme, se ralentit, puis devient plus faible que celle de la population active, le chômage apparaît donc, on assiste de plus en plus à des suppressions de postes de travail, jusqu a une diminution nette qui dans un certain nombre de pays marque le début des années 90.
L'informatique, d'ailleurs, conduit à créer des « modèles » des réalités et. parmi les réalités modélisées, figurent les organisations humaines, voire l'Homme lui-même avec l'intelligence « artificielle » : c'est en ce sens une science de l'Homme. Mais les pionniers de l'informatique, à cause de ses premières origines, viennent des sciences « dures », mathématiques et physique, et ce ne sera pas sans influence sur son développement. D'ailleurs modélisation implique rationalisation et simplification des problèmes au service d'un objectif. Pour les entreprises, dans une période de concurrence internationale croissante, il s'agit de la baisse des cents de production.
En outre, la perte des contraintes crée l'incertitude, surtout lorsqu'elle s'exerce au plan mondial. Et, dans un second temps, autour de 1990, les entreprises sont amenées à utiliser leur liberté pour rechercher l'adaptabilité, la souplesse, la flexibilité ; d'où une remise en cause de la complexité et de l'intégration, par un éclatement en cercles concentriques – cœur, filiales, sous-traitants – et un éclatement parallèle de l'emploi : contrats à durée indéterminée, à temps complet mais aussi partiel, contrats à durée déterminée, intérim, stages, travail indépendant, voire travail au noir. Le travail à temps plein, à statut, à durée indéterminée perd son caractère dominant.
Tout cela conduit, non plus à une montée des classes moyennes comme à l'époque des trente glorieuses, mais à m accroissement des inégalités dans l'usage de la technique, l'emploi, la richesse, la consommation, l'habitat, la protection, avec divers degrés selon le domaine. Très partagée est l'information télévisée, mais mondialisée (ou américanisée) et aussi source de pouvoir mars pour u nombre restreint de personnes ; inégalement partagés, selon le pays, la génération et le milieu social, sont le travail, la certitude du lendemain, (argent, la consommation, la mobilité géographique ; inégalement partagé aussi, notamment selon les pays, est l'accès à la technique, en particulier pour l'informatique malgré sa diffusion ; peu partagée est l'information interactive (Internet...) à l'échelle mondiale, mince d'un pouvoir qui, lut, est encore moins partagé bien que là encore on puisse distinguer des degrés. Un morcellement de la société se dessine ainsi, avec au sommet une « super élite » qui vit au plan mondial (la « jet society »), mais sans doute aussi les scientifiques ; si, grâce à elle, les frontières s'atténuent entre les pays, elles se siéent dans chacun d'eux et les décideurs – mais aussi les scientifiques – sent parmi ceux qui sont certains de leur avenir ou au moins les mieux protégés. En réaction se développent l'individualisme, lié au souci de soi et à la recherche de la liberté, et le corporatisme.
La question se pose alors des règles qui limiteraient le pouvoir des puissants. Or, les États, bien qu'ils se soient renforcés pendant la période de croissance, n'ont pas la possibilité de réguler des phénomènes mondiaux, et l'ont d'autant moins que leur territoire et leur zone d'influence sent plus restreints. Le seul régulateur possible devient alors le marché, c'est-à-dire l'argent et notamment le marché financier ; (argent n'est plus là seulement pour permettre les échanges, mais comme bien en mi, qui se produit lui-même et qui produit la puissance. Le néolibéralisme – puisque c'est de cela qu'il s'agit – a en Europe submergé la Grande-Bretagne et les pays de l'Est, mais il atteint aussi les autres pays ; dans le monde, il triomphe presque partout, en commençant par les pays dont l'économie est faible. Il conduit au recul de l'état en matière économique, puis à celui de la décision démocratique, prise entre les corporatismes et le sentiment qu'ont les élites de connaître l'unique solution imposée par les marchés, enfin au désenchantement des citoyens.
Cette diminution du rôle de l'état accroît encore l'incertitude, d'autant plus qu'elle s'accompagne de celle des autres institutions qui étaient facteurs de stabilité et d'imagination sociale. Partis politiques, syndicats, armée, entreprises voient arc leur influence ; il en est de même pour les religions : consommation, souci de soi et du corps, individualisme, abondance d'informations et mondialisation leur ia crie rude concurrence et battent en brèche leur vocation à l'universel ; beaucoup de leurs membres les abandonnent et d'autres se replient sur des règles formelles comme sures et intangibles – l'intégrisme – ou la proximité chaleureuse – les sectes.
D'ailleurs, plus généralement. l'incertitude, l'appel constant au changement, la mondialisation de l'information, la montée des inégalités, le recul de l'état, nourrissent un sentiment d'insécurité, notamment dans des classes moyennes qui rem de leur avertir autre rupture dans évolution de la période précédente. Il est souvent lié à un sentiment d'impuissance, mais heureusement il crée aussi m certain nombre de gens un souci du monde, de l'environnement, de une aspiration à la coopération qui entrent en tension avec l'individualisme et le corporatisme.
L'informatique pour ou contre l'Homme
Au terme de ce parcours, on peut se poser la question. L'informatique se préoccupe du travail de l'Homme, comme toutes les sciences de l'artificiel nées des moques. Son objet est de faire réaliser par la machine des tâches qu'il effectuait ou au moins de (assister dans son travail, de le partager avec lui : nous parlions autrefois, avec G.-L. Baron, de (ordinateur « auxiliaire de pensée et d'action », l'association des deux termes différencie l'informatique des autres sciences de l'artificiel. L'informatique est donc bien au départ une science pour e au sens où elle est en grande partie motivée par une volonté de diminuer l'effort, le temps passé, la fatigue, l'ennui né de la répétition, et aussi d'étendre le rayon d'action de l'(Homme dans l'espace et dans le temps.
Mais quel est le résultat ? Il s'agit d'abord du déclin de la notion de métier, si onc a caractérise par : force, adresse, répétition, démarche largement implicite. Certes, ce phénomène n'est pas nouveau : dès l'époque de la révolution industrielle au dix-neuvième siècle, les hommes de métier se sont trouvés eu concurrence avec machines. Ce qui est nouveau, c'est qu'on a maintenant cessé de passer du mer et de la qualification aux postes d'exécutants non qualifiés des systèmes simiens. Au contraire, on est allé vers la professionnalisation et l'expertise, avec comme caractéristiques : réaction à l'imprévu et à l'indéterminisme, compétence, décision, adaptation, création, liberté, responsabilité, relations humaines.
Mais, même sur l'expertise, il v a maintenant concurrence, comme en témoigne le perfectionnement continu des « systèmes experts ». Ce qui reste à l'Homme se situe à un niveau de complexité ou d'imprévu de plus en plus élevé : il existe une course entre Homme et machine, ou plutôt entre les hommes de divers secteurs, en particulier des producteurs au sens classique, dans le secteur industriel et dans le secteur tertiaire, avec les producteurs de logiciel et de communication. Or l'idéologie dominante en termes de recherche dans les sciences de l'artificiel et en termes d'organisation reste d'économiser le travail de l'Homme, alors que le travail passe de la malédiction au privilège. C'est en ce sens qu'on peut dire que l'informatique est inhumaine par ses conséquences.
Car cette idéologie est dévastatrice pour l'emploi parce que nous ne sommes plus au temps de Jacquard ou de Ford, L'évolution scientifique et technique fait que la production de richesse est de moins eu moins liée linéairement à la quantité de main d'œuvre ; la notion de productivité – qui exprime cette linéarité – s'évanouit avec le changement du rôle de l'Homme : de la production à la présence, à la surveillance, à la encan- d'informations. Il n'est pas étonnant que, dans beaucoup de secteurs, l'évolution technique conduise à une raréfaction du travail, contrairement à ce qui se produisait lorsque production, emploi, consommation étaient plis fomentent liés. Et que les conséquences des suppressions d'emploi ne se voient que par seuil, à terme ou par une rétroaction du niveau macro-économique (par exemple à travers des coûts induits par le chômage).
C'est que la richesse « information » est de nature bien différente des autres. Un logiciel n'est pas une plaque de chocolat ou un réfrigérateur car sa reproduction ne coûte pratiquement rien. Souvenez-vous de l'aphorisme : « si nous avons chacun un dollar et que nous les échangeons, nous avons toujours chacun un dollar ; mais si nous avons chacun une idée et que nous les échangeons, alors nous avons chacun deux idées ». À la place de « dollar », je peux mettre « plaque de chocolat » ou 'réfrigérateur » ; à la place de « idée », je ne peux pas mettre « dollar » ou « euro », mais je peux mettre « logiciel » ou « fichier ».
En outre, cette différence de nature – qui s'est manifestée par exemple sur les problèmes de copie de logiciel – rend docile le choix entre dissémination et raréfaction de (information, ce qui peut opposer technique – une certaine rareté pour faire payer – et science, qui se nourrit de l'échange d'idées : ce qui s'est passé à propos du Sida entre les laboratoires Montagnier et Gallo en est une illustration. De la même façon, elle peut poser des problèmes à l'éducation, traditionnellement gratuite.
En parallèle, l'évolution de l'école
Ici, je vais me fonder sur le cas français, mais je crois que l'on peut transposer pour d'autres pays.
L'école « républicaine », dans une société stable
À la fin de la guerre, l'école est encore celle de la troisième République. Le système scolaire calque la dichotomie d'une société partagée entre une élite peu nombreuse, largement héréditaire, et une masse de paysans, d'artisans, de petits commerçants, d'ouvriers, d'employés. Il se compose pour l'essentiel de deux écoles parallèles, l'enseignement primaire destiné à la masse, avec son prolongement primaire supérieur ; l'enseignement secondaire pour l'élite sociale, commençant dès ès classes maternelles. L'école primaire s'est construite pour cimenter la République en dépassant les particularismes, par la transmission de connaissances et de comportements ; l'enseignement secondaire a pour objectifs de faire acquérir des savoirs établis et les signes distinctifs de l'élite. Cela correspond au modèle, à l'idéologie, que J.-L. Derouets [5] nomme civique, fondé sur la transmission des savoirs considérés comme universels voire éternels, dans cette transmission sur la primauté de disciplines bien établies et plutôt tournées vers le passé, sur la clôture de l'école, sur l'uniformité, sur la méritocratie qui justifie la séparation des deux ordres d'enseignement, avec l'alibi que constitue la passerelle du primaire vers le secondaire on peut parler de « l'élitisme républicain ».
École de la croissance et croissance de l'école
Les transformations économiques et sociales des trente glorieuses conduisent n an allongement de la scolarité. avec notamment un accès à l'enseignement secondaire pour tous. la mise en place progressive du Collège, décidée complètement en fin de période, la complexification du « système éducatif » (expression apparaît à celle époque), la naissance de la formation continue. .inversement. cette montée de la formation retentit sur les changements sociaux, et elle sera déterminante pour provoquer les mouvements de 1968 qui partent des universités. Le modèle éducatif qui naît alors est suscité par la démocratisation qui fin prendre en compte le phénomène de (échec scolaire et les observations des sociologues (Bourdieu...) mettant en évidence l'aspect social de la méritocratie : est celui que J.-L. Derouet nomme domestique, qui se centre sur (élève comme individu, sur ses particularités, sur son épanouissement, sur l'apprentissage de la sic avec les autres. Le mot éducation, plutôt qu'instruction, est bien caractéristique de ce second modèle [6].
La concurrence est dure avec le modèle « civique » qui reste très fort voire dominant chez les enseignants, avec le changement que sont les disciplines scientifiques qui prennent le pouvoir, cette concurrence explique les résistances au changement qui se manifestent alors et qui se poursuivent encore ; mais sur le point de la relation avec l'environnement social et surtout économique, ces deux modèles convergent dans l'indifférence ou même le rejet. Pourtant à l'extérieur de l'école apparaissent de nouveaux signes, une demande accrue d'éducation de la pan d'une partie des milieux économiques, soucieux de disposer d'un réservoir de main-d'œuvre qui leur permette croissance et flexibilité ; la recherche par les pouvoirs publics, à travers des techniques de planification. d'are adéquation de (éducation aux besoins de l'emploi.
Pour l'informatique, elle se développe au cours des années 60 dans l'enseignement supérieur pour former des spécialistes. En revanche, malgré quelques tentatives dans l'enseignement technique, elle n'apparaît que très peu dans les établissements scolaires jusqu'à ce que les mini-ordinateurs et l'interactivité la rendent directement accessible. Les caractéristiques du modèle civique ne le rendent pas favorables à son introduction à l'école. Le modèle domestique lui est moins opposé, pour autant qu'il s'agisse de favoriser le développement et l'épanouissement des jeunes. C'est cet aspect qui ressort en 1970 du premier colloque international organisé pur l'OCDE à Sèvre [7], intitulé « l'informatique à l'école secondaire ». La phrase qui a été relevée le plus souvent dans le rapport du colloque est : « introduire l'informatique dans l'enseignement permettrait de développer chez les élèves des aptitudes algorithmiques, opérationnelles organisatrices » [8]. Il s'agit donc bien d'une vue transversale et colonelle de (informatique à fécale. et en même temps d'une attitude un peu 'missionnaire », saut à apporter quelque chose de nouveau à l'éducation. En France, la balle est reprise au bond et il est décidé, par W. Mercouroff conseillé pur J. Hebenstreit d'expérimenter l'introduction de l'informatique dans les lycées généraux, non pas comme une nouvelle discipline qui transmettrait des connaissances nouvelles, mais à travers toutes les discipline pour faire acquérir des attitudes d'esprit, des capacités transversales.
Crise économique et accélération de la croissance scolaire
La crise économique renforce les attentes vis-à-vis de l'école. De tous les côtes, un appel explicite lui est lancé : elle est en effet perçue par les employeurs comme permettant une compétitivité accrue et comme nécessaire pour rendre possibles les transformations des entreprises, par les individus comme une assurance contre le chômage, par les pouvons publics compte pouvant retarder l'entrée sur un marché de l'emploi difficile ; il y a là pour les enseignants et les responsables de l'éducation une divine surprise qu'ils sont tout prêts à ratifier. La convergence des causes se renforce pour aboutir à une croissance, voire une explosion, de la scolarisation, qui contraste avec la stagnation de l'économie. Cependant les exigences de compétitivité et de qualité, comme l'intérêt croissant porté aux entreprises par la société dans son ensemble, imprègnent l'Éducation nationale, ce qui fait naître un nouveau modèle que J.-L. Derouet nomme industriel, ouvert sur l'extérieur, qui se préoccupe de l'insertion professionnelle et sociale des jeunes et dont les maîtres mots sont objectif, projet, travail d'équipe, évaluation, efficacité, ouverture, rapprochement avec les entreprises... et formation, notamment formation permanente. La visée est une amélioration de la compétitivité des entreprises et une baisse du chômage et il parait légitime que la formation s'adapte à ces objectifs.
En particulier, l'opinion et les décideurs s'inquiètent de ce que les « nouvelles technologies » et au premier rang l'informatique, soient si peu présentes à l'école. Pour la France, l'expérience d'introduction dans les lycées avait été suspendue en 1976 le vent tournait avec le début de la crise qui rendait plus difficiles les investissements et moins attirante la recherche pédagogique ; il était d'ailleurs impossible d'envisager une généralisation était donné le coût de l'équipement à époque ; mais en outre apparaissait une incertitude sur les objectifs, avec une dérive par rapport aux buts initiaux, vers un EAO de qualité médiocre. Cependant, la technique crée le micro-ordinateur, moins coûteux et plus facile d'emploi. Très vite nouvelles idées se font jour avec le rapport Nora-Mine, L'informatisation de société (été (1978), et celui de J.-C. Simon, L'éducation et l'informatique dans !a société (1980) [9]. Mais le point de vue est devenu plus économique que culturel, donc bien conforme au modèle « industriel » qui tuait pour l'éducation. Un signe : l'introduction, décidée en 1979, de 10 000 micro-ordinateurs dans les ossements scolaires – chiffre considérable à l'époque – est pilotée par le ministère de l'industrie, sans grandes préoccupations pédagogiques. On oscille entre l'informatique-outil d'enseignement, marquée pur le modèle industriel, et l'informatique-dicipline (point de vue de J.-C. Simon), qui pourrait se rattacher à une modernisation du modèle « civique » j'ai remarqué qu'un écho de cette distinction va se retrouver ici.
Un compromis est trouvé en 1981, après l'étude que le ministre A. Savary confie à Y. Le Cone et à moi-même ; on définit un développement progressif pour tous les niveaux d'enseignement, concerté entre le ministère, les académies, les établissements ; une option informatique est mise en place dans les lycées à titre expérimental. Cependant cette prudence ne satisfait pas les zélateurs de la modernisation. D'ailleurs l'informatique domestique continue à se développer et il devient possible d'annoncer en 1983 un plan de mise en place de 100 000 ordinateurs et de formation de 100 000 enseignants : ce sera réalisé de, 1986 par le plan « Informatique pour Tous », même si le matériel – d'ailleurs assez peu fiable – a, cette fois encore, pris le dessus sur la réflexion et la formation.
Le temps des divergences
Les trois « modèles d'école » dont nous avons parlé – « civique », « domestique », « industriel » – se combinent chez les enseignants et dans l'institution pour construire une identité. La Loi d'Orientation du 10 juillet 1989 en fait une synthèse, mais le dernier y est bien présent et on peut considérer qu'elle conclut une époque. Car dès l'année suivante se produisent des troubles dans les lycées qui, comme une ceux de 1968, eut valeur d'alerte : la belle convergence dont nous avons parlé entre les employeurs, les jeunes et leurs familles, les pouvoirs publics est en train de disparaître. C'est que des deux objectifs d'amélioration de la compétitivité et de omisse du chômage, seul le premier est atteint, même si on peut soutenir que, pour le second, la situation serait pire si la formation ne s'émit pas développée comme elle l'a fait.
Autour de 1990, beaucoup d'employeurs affirment ne pas trouver les personnes qui pourraient satisfaire leurs offres ; aujourd'hui, ils considèrent volontiers que les jeunes sortant des établissements scolaires ont besoin d'être reformés avant d'être utilisables : visiblement, une élévation générale du niveau de formation ne suffit pas, c'est une notion trop vague. Les jeunes, eux, constatent que la mobilité sociale n'existe plus guère et que la formation n'est plus une garantie contre le chômage : beaucoup ont le sentiment d'être pris dans un piège. Les enseignants voient les phénomènes d'exclusion sociale s'aggraver : une partie de la population scolaire est dans une situation qui lui rend difficile de trouver un sens à l'école, et une meilleure réussite de la majorité creuse encore davantage le gouffre avec ces « exclus ». Et devant ces divergences, les pouvoirs publics sont incertains dans leur action : on pourrait citer de multiples exemples, comme la « rénovation » des lycées en 1991-1993, les hésitations sur le collège, l'affaire du contrat d'insertion professionnelle en 1994, celle de la poursuite d'études des titulaires des IUT en 1995...
Pour l'informatique pédagogique, les incertitudes ont commence auparavant. Les résistances internes s'appuient sur des interrogations concernant son intérêt pour le développement cognitif, toujours difficile à appréhender, comme pour la préparation à la vie professionnelle dans un contexte d'évolution technologique accélérée où on recherche plutôt des compétences personnelles et relationnelles. En France, dès 1986, il est question de réduire son domaine à la documentation et à la simulation, puis la rénovation des lycées voit la suppression de l'option. Plus généralement, du congrès organisé par l'UNESCO en avril 1989 ressort un certain désenchantement : un peu partout, il n'existe plus guère d'impulsion forte et on constate un manque de visibilité sur ce qui se passe réellement dans les établissements scolaires.
Ces difficultés peuvent avoir deux causes. La première est liée à l'évolution de l'informatique. Son principal moteur est de simplifier l'usage de la technique de l'ordinateur ; de sorte qu'elle-même détruit la motivation à ce qu'on l'apprenne : elle ne dévore pas seulement l'emploi, elle se dévore elle-même. Aujourd'hui, l'informatique n'est plus un langage, comme elle pouvait le paraître en 1970, et comme le sont d'autres disciplines, mathématiques ou langues vivantes. Elle n'est pas (encore ?) non plus un recueil de savoirs bien identifiés, comme la physique ou la géographie. Et son caractère de démarche de pensée n'est plus tellement apparent. Bien sûr, la construction d'un programme demeurerait formatrice, comme on le proclamait dans les années 70, mais quelle motivation reste-t-il pour la pratiquer alors qu'elle ne permet au débutant que des usages de l'ordinateur rudimentaires et peu attrayants au regard de tout ce qui est aujourd'hui possible avec facilité ?
La seconde cause renvoie à un phénomène plus général : c'est le recul du rôle de l'état dont nous avons parlé plus haut, accompagné de son appauvrissement. En France, le pilotage ministériel avait joué un rôle important jusqu'en 1986 : son affaiblissement prend prétexte de la décentralisation qui confie les investissements aux collectivités territoriales ; il achève donc une dissociation, qui était déjà apparue a plusieurs reprises, entré pédagogie et équipement.
Les trois modèles à l'épreuve
En fait, les trois phénomènes majeurs que nous avons mis en évidence plus haut – précarité de l'emploi et chômage, accroissement des inégalités, recul de l'état – heurtent chacun l'un des trois modèles qui se combinent aujourd'hui pour constituer l'identité des enseignants et de l'école, tout au moins en France.
Le recul de l'état et le libéralisme heurtent le modèle « civique ». on n'en a pas encore trop pris conscience en France, parce qu'on pas véritablement vu de conséquences financières, la part de la dépense d'éducation dans le PIB ayant continué à croître. Mais il existe des signes prémonitoires : pas seulement la décentralisation, qui reste modeste et ne fait que modifier l'équilibre entre les pouvoirs publics, que les difficultés à prendre des décisions face aux corporatismes, ou encore la volonté récurrente de développer l'apprentissage. Et puis il est intéressant de regarder ce qui se passe dans d'autres pays. De plus, toutes les mentions sont aussi remises eu question et l'écolo en est une, même si elle est su a présent moins remise en cause que d'autres, sauf peut-être sous la forme du consumérisme.
Les inégalités qui se creusent posent problème au modèle « domestique », étant donné son origine. Certes on peut dire qu'il a préparé l'école à prendre en compte les diversités, ce qui explique qu'elle tienne mieux que d'autres institutions là où les inégalités éclatent le plus durement. Mais les difficultés deviennent aiguës t amuse du morcellement social et elles sont renforcées par la domination de la consommation, l'individualisme, le recul des autres institutions éducatives et la coupure entre jeunes et adultes liée en particulier à l'augmentation de la durée de la scolarisation.
Le défi créé par l'emploi est peut-être plus fort encore parce qu'il heurte le modèle le plus récent, celui sur lequel l'école a le plus fonctionné dans la dernière décennie. Il n'est plus possible de s'organiser comme si était encore valable l'idée, née pendant la période de croissance, d'une correspondance formation – examen – diplôme – classification – emploi, avec embauche en fin d'études et emploi pour la vie même si on ajoute qu'il faudra s'adapter quelque peu par la formation continue. Ce défi met en cause la formation professionnelle initiale, à l'école comme en apprentissage. Surtout, il casse le ressort sur lequel a fini par se construire l'école : « travaille pont avoir un bon métier et une vie agréable », devenu ensuite : « si tu ne travailles pas, tu n'auras rien dans la vie ». Plus profondément encore, la valeur « travail ». qui reste à la base de l'école, est en chute libre dans la société... telle que l'informatique a contribué à la transformer.
Et demain ?
Tendances et scénarios
Des phénomènes aussi imbriqués ne s'arrêtent pas facilement sauf catastrophe (au sens de R. Thom comme au sens banal) peut-être pas si improbable L'évolution technologique se poursuivra, comme le fera la mondialisation, élément dominant, comme encore la rareté du travail qu'elles entraînent et qui a toujours été le lot de la majorité des habitants de la planète. Le scénario tendanciel, renforcé par la difficulté de faire évoluer la société par consensus, est celui de la domination du « marché », le rôle de l'état continuant à se réduire et les inégalités à croise L'évolution peut cependant être plus morale et conduire à un second scénario, celui de la rupture, sous l'effet des tensions provoquées par les inégalités et le morcellement de la société, conduisait à des événements graves, avec remise en question de la démocratie, terrorisme généralisé ou guerre mondiale.
On peut pourtant espérer un troisième scénario, où nous apprendrions a vivre ensemble dans le nouveau contexte. Il s'agit d'abord de résister au libéralisme en dépit de la mondialisation, mais on doit prendre conscience que c'est difficile et même impossible pote un pays isolé. Un objectif serait, face à la rareté de l'emploi de lutter contre la précarité a plus généralement de maîtriser les inégalités, sur le plan national et international. Elles sont en effet facteur de rupture, mais il existe aussi d'autres raisons, liées à la croissance économique et à l'emploi : aujourd'hui, l'enrichissement, qui se poursuit dans notre monde, ne crée guère de consommation, mais plutôt de la spéculation non pas faute ne besoins mais faute d'une bonne réparation des ressources, la création d'emplois « de proximité » se heurte à leur caractère considéré comme subalterne et le partage do travail à l'idée que le pouvoir ne saurait se diviser ; quant aux décisions de suppression d'emplois, elle sont prises par une hiérarchie qui ignore de quoi elle se prive. Or l'organisation hiérarchique que nous connaissons est née du coût des communications et de la rareté de la formation, deux éléments aujourd'hui largement dépassés. Ne peut-on envisager des hiérarchies multidimensionnelles, où personne ne serait dominé dans tous ses rôles sociaux, en profitant notamment du recul de la place du travail contraint dans la vie ? La possibilité d'infléchir les tendances porte sur l'organisation de la société, celle qu'on baptise « civile » pour la distinguer de l'état. Mais l'état devrait retrouver un rôle pont impulser la transformation : moins un rôle de décision, que d'écoute, de formulation, d'entraînement. Et le point d'appui, certes fragile, pour une telle transformation est le souci du monde et (aspiration à la coopération dont nous avoirs parlé plus haut. L'école peur là entrer eu jeu.
Quelques piles pour l'école
Nous avons dit que l'école était confrontée à trois défis. Le plus rude est la rareté du travail, qui devrait se poursuivre dans tous les scénarios, et il sera demandé à l'école d'aider les jeunes à s'y adapter. Cela ne devrait pas conduire renoncer à toute formation professionnelle car le métier fait partie d'une identité personnelle aujourd'hui malmenée par l'incertitude, mais en faire davantage un atout parmi d'autres, pour évoluer à partir de là, en fonction de possibilités locales au développement desquelles devraient s'associer les établissements scolaires et universitaire. Un autre problème est celui de l'utilisation du temps libéré et de l'acquisition par là d'une position sociale : il s'agit d'apprendre à créer des activités, avec d'autres. Et d'ailleurs la création, avec insertion dans un tissu local, est peut-être le nouveau ressort que pourrait trouver l'école pour donner du sens au travail scolaire, à la place du plaisir de la connaissance ou de la recherche du bon métier, qui ont perdu de leur réalisme. Tout cela rejoint une préparation au « vivre ensemble », avec une insistance, une fois de plus, sur le niveau local qui, en dépit du développement des communications, reste bien le premier lieu d'insertion pour la grande majorité des jeunes. De même, le changement de rôle de l'état, sinon son ta – second défi – donne de l'importance à un ancrage local de l'école.
Cela ne signifie pas que l'école n'ait pas à dépasser ce niveau local, pour s'intégrer dans des ensembles plus vastes et préparer les jeunes à le faire. C'est vrai à cause de la mondialisation des problèmes. Ce l'est plus encore pour le troisième défi le plus important pour aller vers le troisième scénario : lutter contre les tramés et éviter le morcellement de la société. Une coordination des actions à un niveau qui dépasse le local est ici nécessaire. On retrouve là un rôle pour les pouvoirs publics, notamment l'état, plus animateur et régulateur qu'organisateur et directeur.
Et l'informatique ?
La place que peut jouer l'informatique dans l'avènement d'un scénario favorable n'est pas très claire : comment en faire une science « humaine » ? Nous retrouvons la vieille question de l'usage qui est fait de la technique et de la science, et celle de la responsabilité des scientifiques. Peut-on dire que cette responsabilité, des universitaires, est de mettre la science à la disposition de tous, et pas seulement des plus puissants ?
Pour l'informatique à l'école, il me semble quelle devrait trouver assez facilement une place dans les pistes tracées ci-dessus : aider à développer les compétences demandées aujourd'hui par l'emploi et la nécessité de s'adapter, qui sont de nature transversale pins que technique, contribuer à une création qui donne du sens au travail scolaire ; participer à l'insertion des établissements scolaires dans le tissu local ; mais aussi permettre de dépasser le niveau local et de s'ouvrir sur le ronde.
Cependant la relation entre formation et changement est complexe. La formation est un processus qui provoque un changement des personnes et de leurs représentations du monde. Le changement des représentations individuelles provoque un changement de la société. Mais la formation n'est pas seulement un processus individuel (on ne se forme pas seul), c'est aussi un processus social. Et le changement agit donc sur elle en retour. Bref, lorsqu'on tente d'étudier cette relation entre formation et changement, on est en face d'un phénomène récursif. Et nous savons bien que la récursivité peut conduire à des contradictions. C'est la faute au changement : il agit sur un état de la société, mais la représentation de cet état, et aussi celle du changement, font partie de l'état même. Alors, quand la situation change, le changement change, et la représentation du changement aussi ; de sorte que le changement prévu ou souhaité, sur lequel a pu se fonder la formation, n'est finalement pas celui qui se produit.
C'est la faute aussi à la nature de l'Homme qui est un être conscient, donc autoréférent : d'où le caractère central qu'occupent dans le processus de changement ses représentations, ses modèles du monde. Qui est aussi un être social, et les modèles sont des objets sociaux, des systèmes de référence. Nous avons déjà dit que l'informatique n'est pas sans influence sur ces modèles.
Or, la manière de sortir des contradictions que peut créer la récursivité, c'est sans doute de passer à un autre niveau, et en l'occurrence d'introduire une éthique, éthique pour l'école, éthique à développer chez les jeunes. Ce que nous avons vu, c'est que sa base devrait être le refus des inégalités. Alors finalement, la question qu'appelle, le titre de cette conférence, c'est : l'informatique a-t-elle quelque chose à voir avec l'éthique ? [10].
Claude Pair
Paru dans les Actes de la cinquième rencontre francophone sur la didactique de l'informatique, les 10, 11 et 12 avril 1996 à Monastir, Tunisie, coéditions INBMI-AFDI, pages 15-32.
NOTES
[1] Actes publiés par l'EPI, p. 75-86 et 301-303.
[2] A-Ducrin, Programmation, Paris, Dunod, 1984.
Programmation, langages et méthodes de programmation, Le Travail humain, 51, n° 4, 1988.
Programming, Programming 1anguages et Programming Methods, in Psychology of Programning (Hoc, Green, Samurça, Gilmore, ed), London, Academic Press, 1990.
[3] avec D. Charrier, A. Flieller, M. Galloy, :J.-M. Gebler, M. Pillot, M. Quéré, European Conference on Computers in Education, Lausanne, juillet 1995, actes, Amsterdam, North Holland, p, 113-118.
[4] Assez souvent, voire la plupart du temps, « fatal error ».
[5] La profession enseignante comme montage composite : les enseignant face à un système de justification complexe, Éducation permanente no 96, 1988.
[6] Même si le changement de nom du ministère date de 1934.
[7] La même année, IIFIP organisait sa première World Conference on Computer Education, à Amsterdam.
[8] Rapprocher de l'annonce de ce colloque : L'apprentissage de l'informatique favorise (...) l'acquisition d'outils intellectuels et le développement d'habiletés cognitives.
[9] Tous deux publies par la Documentation Française.
[10] Certaines parties de cette conférence sont extraites d'un article de la revue Administration et Éducation, 1996, n° 1 : « Déchiffrer le présent pour défricher l'avenir ».
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