« L'École de demain s'appuiera largement
sur de l'enseignement à distance »
selon Jean-Michel Blanquer :
attention danger !
Il s'agit là d'une annonce de J.-M. Blanquer dans deux entretiens, sur France Inter le 8 mai et dans le JDD le 10 mai [1]. La pandémie du Covid-19 serait l'occasion de « moderniser le système éducatif ». La rentrée de septembre verra des expérimentations de « modalités de fonctionnement mixtes ». Le ministre a parlé de la place du sport, de la culture, « qu'il souhaite développer ». Et du périscolaire. Il est clair que l'appel au périscolaire en lieu et place des temps d'enseignement est ancré dans ses réflexions. Le dispositif 2S2C ne manque pas d'inquiéter les enseignants. Il signifie que ni l'EPS ni les enseignements artistiques n'ont leur place dans la scolarité. L'avenir de l'École pourrait être moins d'école. Il s'agit pour le ministre « de faire de notre école une réelle source de transmission du savoir et d'épanouissement ». Excusez du peu.
L'expérience amène à être plus que dubitatif. On peut avoir le sentiment légitime qu'il s'agit pour le ministre, s'appuyant sur la crise sanitaire, de faire en sorte que « l'après » soit pire que « l'avant ». Classique et pas circonscrit à l 'éducation. C'est tout l'enjeu de la période à venir.
Ci-après, quelques raisons de s'opposer à cette instrumentation de l'informatique et des technologies de l'information et de la communication, instrumentation classique également. L'informatique est une discipline à enseigner, au même titre que la physique ou la biologie, et l'on sait aussi depuis un demi-siècle que l'informatique et le numérique recèlent pour les enseignants des potentialités pédagogiques réelles pour faire des choses qu'ils ne peuvent pas faire sans ou qu'ils peuvent faire mieux avec. Mais il faut que ce soit des usages ciblés et raisonnés. Pas de solution miracle réponse à tous les problèmes et apportant le bonheur sur la « terre éducative ». Et, si les fabricants de matériel et logiciel informatique « se lèchent les babines », il n'est pas inutile de redire que l'éducation, comme la santé, est un bien commun et que le nécessaire service public d'éducation doit être à l'écart de la sphère des rapports marchands.
L'aggravation des inégalités sociales
Les enseignants se sont mobilisés pour assurer la continuité pédagogique et celle des apprentissages. Ils ont rivalisé d'ingéniosité pour assurer cette continuité à distance avec leur propre matériel, en dépit des difficultés techniques, ou, dans les établissements, pour assurer la garde des enfants des personnels soignants.
Mais, enseignement essentiel, de l'avis général, un vrai consensus, le confinement a provoqué une aggravation des inégalités scolaires, inégalités qui sont sociales. Des enfants ne disposent pas de matériel informatique à la maison (pas d'ordinateur familial (le cas pour un foyer sur cinq, le chiffre montant à un tiers chez les 25 % les plus pauvres) ou un seul portable pour toute la famille). Tous les parents ne sont pas en mesure de « remplacer » les enseignants. Il existe en effet de grandes inégalités dans ce domaine de l'aide scolaire parentale aux enfants. Et la disponibilité des parents a ses limites de par leur travail ou télétravail. Sans compter l'exiguïté d'une partie des logements qui complique singulièrement la tâche.
On préfère donc une autre « école de demain », l'expérience ayant montré la réalité de l'aggravation des inégalités sociales.
D'autres enseignements de la « continuité pédagogique »
Il y a eu un quasi consensus pour saluer l'engagement des enseignants dans le contexte de la pandémie. Nos précédents éditoriaux n'ont pas manqué d'en faire état [2].
Les problèmes techniques rencontrés sur le terrain par les enseignants n'ont pas manqué : difficultés pour se connecter de par les limites de la capacité des réseaux, outils informatiques non adaptés. Certes la situation a évolué avec la mise à disposition de la plate-forme apps.education.fr [3] mais où sont la logistique et les moyens humains nécessaires aux plans national et académique ?
Les enseignants fabriquent des ressources pédagogiques et utilisent les ressources existantes (par exemple du CNED et des ENT). Mais peu de choses sont dites sur la façon de les mettre en œuvre et d'y préparer les enseignants en amont. Il est vrai que la formation initiale et continue des enseignants en informatique est encore insuffisante pour les usages pédagogiques que l'on peut en faire. Or l'appropriation des outils par les enseignants est nécessaire. La formation, toujours la formation, fil d'Ariane de l'EPI depuis sa fondation ! Un document de l'OCDE récemment publié indique que la réponse apportée par les pays de l'OCDE à la fermeture des écoles est assez similaire à ce qu'on observe en France, mais la France est parmi les pays les moins avancés en raison « d'un manque de formation ». On ne s'improvise pas réalisateur de séquences d'enseignement à distance.
L'enseignement, des apprentissages cognitifs mais aussi des relations humaines
L'enseignement comporte évidemment une dimension cognitive, l'appropriation des savoirs, le théorème de Pythagore, la conjugaison, l'accord du participe passé... Mais la construction des savoirs par chaque élève est hautement favorisée par les relations avec les autres, la dynamique de la classe. Travailler ensemble est efficace et permet de s'enrichir les uns des autres. La coopération plutôt que la concurrence. Cette dimension sociale est aussi un apprentissage de la vie en société.
Une des raisons mises en avant par les élèves pour retourner à l'école est de retrouver leurs amis qui leur manquent. Les copains, c'est important dans le plaisir d'aller à l'école. Et l'on a tous en tête ces exemples de vocations issues des cours du « bon » professeur que les élèves ont eu et qui a su leur faire partager sa passion pour sa discipline. La dimension affective joue un rôle important dans l'éducation.
Il y a donc l'intelligence cognitive mais aussi les intelligences corporelles, culturelles, sociales. C'est bien connu, l'homme et la femme sont des « animaux sociaux ».
Les « relations numériques » ne remplacent pas, loin de là, les interactions en présentiel. Si l'enseignement à distance a ses évidentes vertus pour des adultes autonomes et déjà formés, ou les « grands » élèves, il a ses limites avec l'âge, particulièrement pour les jeunes enfants. Attention aux adultes que nous formerions avec des élèves par trop confinés lors de leur scolarité.
L'obsession de faire des économies
On ne cessera pas de le répéter, l'éducation, comme la santé, n'est pas un coût improductif mais un investissement essentiel pour l'avenir du pays. On vient de voir le coût humain et économique que représente l'impréparation de la France à une pandémie de par les restrictions budgétaires infligées à l'hôpital public.
Quand un ministre est capable de vendre une « modernisation du système éducatif » avec toujours moins de moyens humains, toujours plus d'outils reposant sur les moyens des familles et des personnels, toujours plus de numérique mais sans la réflexion pédagogique et la logistique derrière, il faut être sur ses gardes. Prôner une école de demain largement fondée sur l'enseignement à distance quand on dit en même temps que ce dernier est générateur d'inégalités relève de l'art de dire tout et son contraire. Le « en même temps » présidentiel et gouvernemental a ses contradictions que la raison ignore. Un peu de logique dans les programmes scolaires n'est pas superflu.
Les déclarations de J.-M. Blanquer visent-elles à préparer l'opinion publique à encore plus de casse du service public d'éducation. La modernité technologique mérite mieux. Le SNES-FSU précise qu'« il faudra surtout rappeler que ce que nous faisons actuellement revêt un caractère purement exceptionnel, mais surtout temporaire » [4]. Soyons vigilants pour une autre « école de demain » : une école des apprentissages des connaissances et des indispensables relations humaines en présentiel, avec un usage raisonné de l'informatique et du numérique.
15 juin 2020
Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI
NOTES
[1] https://youtu.be/djIrBwDguko
[2] « Continuité pédagogique au temps du confinement »
https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a2004a.htm
« Fichage des enseignants, une rentrée problématique, apps.education et logiciels libres, et les biens communs »
https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a2005a.htm
[3] https://apps.education.fr/
[4] https://www.snes.edu/La-reprise-laboratoire-de-l-ecole-du-futur-a-la-sauce-Blanquer-Grenoble.html
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