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Comment expliquer le peu d'intérêt
des institutions scolaires françaises
pour les ordinateurs à carte unique ?

Mehdi Khaneboubi

 

   Depuis les années 70, les écoles, collèges [1] et lycées de France ont été équipés, de façons inégales, de différents objets numériques. Au début des années 2000, des collèges ont été massivement équipés en ordinateurs portables. Presque en même temps, les tableaux blancs interactifs (TBI) ont été installés dans un grand nombre d'écoles, de collèges et de lycées. À la rentrée 2009 les « netbooks » on fait leur entrée dans les lieux d'éducation, 2 ans plus tard ce sont les tablettes qui sont devenues les équipements à la mode.

   Pourtant lorsque les ordinateurs monocartes comme le Raspberry Pi, conçu pour l'éducation, arrivent sur le marché en 2012-2013 ils ne rencontrent pas le même succès dans l'école française que les technologies précédentes. Comment expliquer ce manque de visibilité alors qu'il s'agit d'un objet adapté, accessible et en résonance avec les orientations et les questionnements sur l'enseignement des technologies et de l'informatique à l'école primaire et secondaire ?

   Ce questionnement s'inscrit et prolonge une perspective ouverte par Georges-Louis Baron par exemple dans Baron et Drot Delange (2018) qui ont décrit les différentes orientations épistémologiques pour développer l'enseignement informatique à l'école ayant donné lieu à des recherches et des réalisations : le langage Logo, Scratch, la robotique pédagogique... Après avoir présenté les ordinateurs monocartes, cette technologie éducative et les potentialités qu'elle porte, nous présenterons des pistes de réflexion sur leur difficile appropriation par les décideurs.

Un instrument éducatif nouveau

   En 2012 les premiers ordinateurs monocartes [2] sont apparus. De par leur conception, ils satisfont un certain nombre de critères propres aux contextes scolaires et curriculaires :
- peu chers puisqu'ils coûtent entre 5 et 50 euros sans écrans ni clavier/souris,
- dans l'esprit du libre : plusieurs distributions Linux leur sont dédiées,
- ils sont plutôt orientés vers l'initiation à la programmation,
- ils sont modulaires grâce à une interface matérielle.

   Ces ordinateurs ont ouvert la voie à des créations techniques d'une variété grandissime sans interdire des utilisations ordinaires. Le plus connu, le Raspberry Pi, a connu un succès fulgurant. Grâce à cette innovation, on trouve désormais dans les campagnes françaises chez les marchands de journaux des tutoriels d'initiation à Scratch ou à Python dans des revues dédiées.

Une modularité extrême

   Conçus dans la même logique que les logiciels libres, ils constituent une base sur laquelle peuvent venir se greffer d'autres matériels et d'autres logiciels. Cette caractéristique en fait un objet, une ressource typiquement scolaire comme un manuel (Choppin, 2005) ou un document polygraphié (Khaneboubi, 2017). Cette caractéristique le rapproche des premiers PC grand public pour lesquels il était possible de changer les barrettes de mémoires vives, les cartes, disques durs, etc. Mais la conception des ordinateurs à carte unique est plus ambitieuse, car elle intègre une interface matérielle.

   La présence d'un port (port GPIO pour « General Purpose Input/Output ») permet de faire interagir l'ordinateur avec « le monde réel » pour reprendre une formulation fréquente. Cette particularité permet d'y ajouter d'autres éléments comme des cartes électroniques, de transformer l'ordinateur en robot, en émetteur radio, de bricoler des modules, d'en faire un objet connecté ou de connecter les ordinateurs entre eux...

   Ces fonctionnalités en font une porte d'entrée à l'internet des objets du point de vue de la conception et permettent d'enseigner dans une perspective de création plutôt que d'utilisation. Ce principe éducatif, qui cherche à placer les apprenants dans une position de producteurs plutôt que de consommateur, était au coeur des idées de Seymour Papert (Papert et Jaillet, 2003) et reste d'une actualité criante au regard des évolutions de l'informatique personnelle et des usages du web.

Initiation à la programmation et à la robotique

   Si l'interaction matériel/logiciel est centrale, ces cartes sont aussi conçues pour permettre une plasticité logicielle importante et simplifiée. Un grand nombre de réalisations traditionnelles sont possibles et disposent d'une documentation permettant de produire : des serveurs web ou de mails, des disques NAS, des « cloud », des réseaux mesh, des diffuseurs de vidéos ou de sons...

   Dans le système d'exploitation officiel (nommé Raspbian, mais il en existe un grand nombre) on trouve installé par défaut Minecraft éducation avec une API permettant d'y jouer avec Python ou Scratch. Accompagnant le matériel on trouve en ligne, en librairie et chez les marchands de journaux, un écosystème documentaire fourmillant de ressources francophones.

   Le domaine dans lequel le Raspberry Pi est très prometteur en contexte scolaire c'est la robotique. Les robots les plus utilisés dans le primaire et le secondaire comportent de nombreux défauts. En particulier ils ne permettent pas de choisir le langage employé, leur forme, leurs capteurs, les mouvements restent limités... De ce fait, leur emploi en classe nécessite des scénarisations souvent abstraites ou « hors sol ».

   De plus, pour l'heure, la robotique pédagogique reste dominée par une conception qui consiste à animer un objet ressemblant à un humain ou un véhicule. On peut caricaturer le message par « un robot c'est une voiture ou une poupée ». Alors qu'un ordinateur monocarte permet de décider ce qui va être construit avec les élèves en se centrant sur la ou les tâches à réaliser et non sur la simulation. Il est possible de construire des machines ayant une multitude de formes et de tailles et ainsi ouvrir le champ d'enseignement à des concepts de la robotique sans induire une morphologie et l'imitation d'un comportement familier ce qui permet implicitement de préserver une neutralité de genre.

Un faible intérêt dans les discours institutionnels

   Dans le milieu des prescripteurs français, le Raspberry Pi n'a pas connu le succès des ordinateurs portables ou des tablettes. Par exemple, le 4 mai 2018 on trouvait 282 documents contenant le terme « raspberry pi » sur le portail Eduscol contre 832 pour le terme « iPad ». De même le portail Canopé recense 2 ressources contenant le terme Raspberry pi contre 16 avec le terme iPad. Le tableau ci-dessous résume la présence de l'un et de l'autre sur différents sites du champ, le 4 mai 2018.

Raspberry pi vs Ipad

Raspberry pi

Ipad

eduscol

282

832

Le café pédagogique

10

4590

Ludovia magazine

11

Canopé

2

16

L'Orme 2018

0

1

   Si du point de vue scolaire le Raspberry pi est minoré par rapport à d'autres matériels il ne s'agit pas d'une ressource inexistante, mais d'une ressource rare. De plus, les recherches francophones sur leurs usages sont rarissimes. Comment expliquer la quasi-absence de recherches ou de travaux de didactique d'un objet pourtant adapté, accessible et en résonance avec les orientations et les questionnements sur les technologies en éducation ?

Comment expliquer le moindre intérêt de la communauté pour ces équipements ?

Les forces en présence

   Parce qu'elles sont responsables du matériel dans les établissements, les collectivités territoriales sont probablement les acteurs les plus importants de la « edtech » c'est-à-dire du sous-champ et du marché des technologies éducatives. Or elles cherchent à limiter leurs dépenses. Ce qui coûte le plus en éducation ce sont les salaires. Leur dilemme est donc de montrer qu'elles ont une action sur les politiques éducatives en limitant au maximum le personnel permanent et en maximisant la visibilité de leur action. Ce type de fonctionnement a conduit l'école française dans une situation que l'on peut illustrer par les devinettes suivantes :

   Combien d'employés estimez-vous nécessaires pour le service informatique d'une entreprise avec une quarantaine de permanents qui reçoit chaque jour 500 personnes ? En fonction de son champ d'activité, on peut estimer qu'il faut au minimum 2 personnes et probablement plus.

   Dans un collège de 500 élèves avec une trentaine d'enseignants et une dizaine de personnels éducatifs, en général, moins d'une personne est dévolue à ces tâches le plus souvent rémunérées sous différentes formes en partie par les collectivités territoriales et en partie par les rectorats.

Évolutions des technologies présentes dans les classes

   Pour comprendre les logiques à l'œuvre dans les collectivités, on peut par exemple regarder les évolutions des produits grand public qui ont massivement été fournis aux écoles au début des années 2010.

   Asus sort début 2008 le EEEPC qui sera présenté comme un « netbook », c'est-à-dire un ordinateur dédié au web. C'est un événement important du point de vue industriel, car pour la première fois est commercialisé avec succès un ordinateur qui est moins puissant, moins ergonomique que ses prédécesseurs et de plus sous Linux. Avec les « netbooks » on a pour la première fois des machines qui ne sont pas présentées pour faire tout ce que fait un ordinateur, ni pour le remplacer mais pour le compléter avec pour usage principal de surfer sur le web en situation de « mobilité » pour reprendre les termes employés par la publicité. Il est significativement moins cher : 300 euros contre un peu plus de 500 euros pour un ordinateur portable ordinaire. C'est un succès commercial qui va, à l'époque, à l'encontre des pratiques courantes de l'industrie.

   Cela a ouvert la voie à d'autres types de produits pour lesquels d'autres critères que ceux qui prédominaient alors pourront être appliqués et c'est en suivant cet exemple que Apple sort l'iPad en 2010. Lors de sa présentation, retransmise sur internet et très suivie, Steve Job affirmera qu'il permet de consulter le web « mieux » qu'avec un netbook.

   Les collectivités territoriales qui en ont les moyens s'emparent de ces machines et dotent écoles, collèges et lycées pour bien moins cher que leurs voisines 5 ans auparavant. C'est ce que vont faire le conseil général de l'Oise en 2010 et le Val de Marne un peu plus tard. En 2011, le département de Corrèze, alors dirigé par François Hollande (qui deviendra président de la République en 2013), remplace les ordinateurs sous Ubuntu déployés dans ses collèges par des iPad.

   Les tablettes en particulier, ont un gros avantage du point de vue des collectivités territoriales c'est que leur système d'exploitation Android et iOS ont une ergonomie très travaillée qui limite les connaissances techniques nécessaires pour les utiliser et surtout pour les entretenir. Mais cet avantage pose d'autres problèmes (outre les données collectées massivement à l'insu des utilisateurs), c'est qu'il s'agit de matériels pensés pour des usages individuels sur des infrastructures marchandes. Alors qu'une condition essentielle pour qu'une technologie s'inscrive dans les pratiques d'un établissement, pour qu'elle soit scolarisée, c'est qu'elle doit être conçue pour un usage de groupe, c'est-à-dire soutenu par des emplois en collectivité. Le matériel doit donc être : solide, réutilisable, partageable, utilisable à plusieurs, frugale en énergie et gérable (pour des adultes peu formés) par « paquets ».

   La scolarisation de ces matériels s'est faite avec des ajustements comme : les « classes mobiles », les chariots, les coffres-forts qui rechargent les machines et peut-être aussi les ENT. Ces ajustements permettent en théorie une meilleure gestion collective. Mais cela repose sur l'idée que les enseignants seraient en mesure d'assurer la maintenance et rendait envisageable, sans l'exclure, l'idée de ne pas embaucher quelqu'un pour s'en occuper, ce qui permet de contourner la contrainte la plus importante pour les collectivités territoriales : éviter de financer du personnel permanent pour des tâches peu visibles des électeurs, comme administrer les parcs de machines.

   Et c'est cet élément qui pose problème avec les ordinateurs à carte unique. Bien qu'il s'agisse d'un matériel qui remplit toutes les conditions pour être scolarisé facilement il en manque une : ils nécessitent des ressources humaines. L'emploi de Raspberry Pi en contexte scolaire nécessite des personnels qualifiés et « au courant », c'est-à-dire dotés d'une culture technique et d'habitudes de veille. Pour les collectivités, il n'est pas envisageable d'embaucher du personnel technique permanent et les formations des enseignants, initiales ou continues dispensées par les ESPE et les rectorats, ne forment que très peu de gens remplissant ces conditions.

   On pourrait donc conclure rapidement en formulant la phrase suivante : « Il est probable que l'impossibilité d'envisager de dépenser davantage en éducation sur les personnels techniques pèse sur l'innovation ».

C'était comment avant ?

   Ma question initiale ne cherchait pas à savoir pourquoi les ordinateurs à carte uniques font peu partie des panoplies de technologies en établissement. Elle portait sur le manque d'intérêts, d'expérimentations et de recherches sur ces technologies qui pourtant ont toutes les caractéristiques aussi bien pédagogiques et didactiques vantées par les chercheurs à propos d'autres matériels. Une façon commune de chercher des réponses à cette question peut être opérée en se penchant sur le passé.

   En 1996, feu l'INRP (institut national de recherche pédagogique) publiait un livret présentant un bilan de son activité. Y figure un texte de Georges-Louis Baron présentant le travail du département TECNE qu'il dirige à l'époque et qui avait les TICE pour objet de recherche. Dans une perspective historique, GLB affirme d'abord que les années 50-60 sont marquées par l'arrivée de plus en plus d'élèves (les fameux baby-boomers) ayant de plus en plus de savoirs à maîtriser et un manque d'enseignants. On comptait à l'époque sur le développement de l'audiovisuel éducatif pour répondre au problème. Par la suite, des années 70 au milieu des années 80 de grands objectifs de rénovation des disciplines étaient à l'œuvre notamment produites par la réforme dite « du collège unique ». On voyait dans les ordinateurs un moyen de participer à la rénovation des disciplines et en particulier les disciplines scientifiques.

   En 1996, dans le domaine de l'informatique pour l'enseignement, les recherches de l'INRP sur les technologies éducatives sont surtout constituées par des travaux portant sur LOGO et le développement d'instruments pour l'enseignement des sciences. Si à la fin des années 90 le langage logo à presque entièrement disparu en France, il est réapparu dans les années 2010 avec les débuts de l'enseignement de la programmation en lycée.

   Dans ce contexte, l'absence de succès des ordinateurs à carte unique auprès des institutionnels de l'école française interroge. Ils sont apparus à un moment où la France ne disposait plus d'une institution de recherche sur l'éducation ancrée à la fois dans la pratique et la décision et où il n'y a guère eu d'impulsion pour intéresser des chercheurs à explorer leurs potentialités, ni pour lancer des expérimentations auprès d'établissements scolaires innovants. Est-il trop tard pour mener des recherches sur ce sujet ?

2 férvrier 2018

Mehdi Khaneboubi
Laboratoire STEF (ENS de Cachan)

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

Références

Baron, G.-L. (1996). Repères. in INRP 1976-1996 : 20 ans de recherche en éducation. INRP.

Baron, G.-L. & Bruillard, É. (1996). L'informatique et ses usagers dans l'éducation (312 p). Paris : PUF. http://www.stef.ens-cachan.fr/annur/bruillard/usag_somr.htm

Baron, G.-L. & Drot-Delange, B. (2018). L'informatique comme objet d'enseignement à l'école primaire française ? Mise en perspective historique. Revue française de pédagogie. Recherches en éducation, (195), 51-62. https://doi.org/10.4000/rfp.5032

Choppin, A. (2005). L'édition scolaire française et ses contraintes : une perspective historique. In É. Bruillard (Éd.), Manuels scolaires, regard croisé (p. 39-45). Caen : Scérén-CRDP Basse-Normandie.

Cuban, L. (2006). Cuban Op-Ed : The Laptop Revolution Has No Clothes. Education Week, 26(8).

Cuban, L. (1986). Teachers and Machines : The Classroom Use of Technology Since 1920. Teachers College Press.

Khaneboubi, M. (2009). Description de quelques caractéristiques communes aux opérations de dotations massives en ordinateurs portables en France, Revue STICEF, Rubrique du Volume 16. http://sticef.univ-lemans.fr/num/vol2009/06r-khaneboubi/sticef_2009_khaneboubi_06.htm

Papert, S., & Jaillet, A. (2003). Vingt-cinq années d'EIAH : Conférence invitée. In C. Desmoulins, P. Marquet & D. Bouhineau (Éd.), Actes de la conférence EIAH 2003, 15,16 et 17 avril (p. 21-30). Strasbourg : INRP.
http://archiveseiah.univ-lemans.fr/EIAH2003/Pdf/n005-144.pdf

Pyg, P. (2014). La bidouillabilité à l'école : une expérience Suisse autour du Raspberry Pi - Framablog. Consulté 11 janvier 2018 :
https://framablog.org/2014/09/03/bidouillabilite-a-lecole-une-experience-suisse/

Roland, N. (2013). Baladodiffusion et apprentissage mobile : approche compréhensive des usages étudiants de l'Université libre de Bruxelles, Revue STICEF, Volume 20.
http://sticef.univ-lemans.fr/num/vol2013/12-roland-atame/sticef_2013_NS_roland_12.htm

Single-board computer. (2017, novembre 15). In Wikipedia.
https://en.wikipedia.org/wiki/Single-board_computer

NOTES

[1] Notamment dans le cadre de l'opération « 58 lycées » qui aurait pu s'appeler opération « 58 lycées et collèges » dans la mesure où beaucoup d'établissements étaient, dans les années 70, à la fois collège et lycée, cf. Émilien Pélisset : http://www.epi.asso.fr/revue/histo/h85ep.htm

[2]  https://en.wikipedia.org/wiki/Single-board_computer

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