Qui sont les collégiens d'aujourd'hui ? Dany Hamon Éléments de réflexion pour le groupe « enseignement de l'informatique et des TIC » (I-TIC) de l'ASTI, octobre 2007. Voir le compte-rendu de la première réunion. Une culture numérique en phase avec les valeurs et les attentes des jeunes De nombreuses études internationales et nationales soulignent un accroissement des pratiques numériques des adolescents. En effet 60 % des 13-17 ans (Médiamétrie, 2005) se connectent quotidiennement à Internet. Ils s'engagent massivement dans la « blogosphère » et utilisent souvent les différents médias de façon complémentaire (Médiapro, 2006). Qualifiés d'« enfants du cyberspace », de « génération Internet », ils apparaissent porteurs d'une véritable culture numérique. Ils fonctionnent à partir d'approches plus intuitives que déductives, sautent d'une chaîne à l'autre, d'un site à l'autre. Ce mode de fonctionnement perçu par les adultes comme la représentation d'une certaine instabilité, d'une incapacité à se concentrer correspond plutôt à la nécessaire adaptation à un monde riche en informations que n'ont pas connu les générations antérieures. Tels des « caméléons » (Cathelat, 2000), certains s'adaptent de façon permanente à leurs multiples rôles, sont capables de travailler en multitâches sur leur écran, d'écouter de la musique, de répondre à des mails tout en faisant leurs devoirs. Ils peuvent appartenir à plusieurs communautés en recomposition permanente. D'autres en revanche n'ont pas cette souplesse et l'énergie suffisante pour gérer cet effort permanent d'adaptation, ni le bagage éducatif pour jouer tous ces rôles à la fois. Ils pourront être tentés de s'en remettre à d'autres qui feront les choix à leur place et leur apporteront le cadre sécurisant qu'ils recherchent. Aujourd'hui plus qu'hier les collégiens qui sont aussi des préadolescents et adolescents doutent de leur avenir. Ils ont l'impression d'être confrontés à un monde d'adultes complexe et fermé qui ne leur laisse pas de place bien que leur statut soit reconnu par les producteurs de biens de consommation. Aussi ils préfèrent souvent garder une position attentiste, voire fataliste et restent très méfiants à la fois vis-à-vis des autres mais aussi d'eux-mêmes. Pourtant ils valorisent l'échange, la communication, toujours dans l'intention de ne pas rester seuls, mais aussi pour avoir des repères qui ne sont pas toujours donnés par leur environnement proche. Ils ont besoin de retrouver du « même », ainsi que le souligne Gustave-Nicolas Fischer (1996). L'homogamie sociale, culturelle, religieuse ou physique leur permet de faire l'économie de leur énergie relationnelle. Ils ont ainsi tendance à rechercher auprès d'autrui ceux qui leur ressemblent (pairs, genre, communautés d'intérêts...). Ce doute existentiel n'est pas seulement à rapprocher avec la difficulté du passage adolescent mais semble avoir également un rapport avec l'évolution d'une société où les repères sont éclatés. Si la mondialisation et la globalisation des échanges peut donner le sentiment d'une multiplication des possibles, elles peuvent aussi amener un sentiment d'écrasement et d'étouffement devant la non maîtrise de la situation, par les autres, mais avant tout par soi-même. Un manque de références et plus largement de cohérence semble empêcher les plus fragiles de se structurer, les renvoyant à leur propre subjectivité. Le processus d'individualisation en cours depuis plusieurs années tend également à inspirer chez certains jeunes un profond sentiment d'insécurité. Ils vont alors demander en contrepartie une plus grande reconnaissance de la part des autres, des pairs en particulier et des groupes d'appartenance (amis et famille). Ce sont donc des adolescents plus fragiles qu'indifférents et particulièrement inquiets devant le risque de solitude. Internet révélateur d'un mouvement vers un autre projet de société arrive en phase avec les attentes de ces jeunes. Il touche une grande partie de leurs activités (rechercher des informations, communiquer, se distraire et créer). Il va représenter un lieu d'expression de soi, un rempart contre la solitude et une ouverture vers des possibles grâce à l'élision des statuts, il va être à la fois un moyen et un lieu d'émancipation. C'est pourquoi ils vont s'arranger pour y accéder (chez des amis, dans la famille proche ou élargie, au club Internet du collège, dans le cadre d'associations de quartier...) s'ils ne peuvent le faire de chez eux. Des attentes envers le système éducatif... et des frustrations Aujourd'hui en France, une famille sur deux est connectée à Internet. Pourtant, il existe encore une forte disparité d'accès. Une étude réalisée en 2004 sur quatre collèges, situés en province et en région parisienne (Hamon, 2006) montrait que 2/3 des élèves du collège de centre ville dit « favorisé » interrogés, se disaient connectés chez eux et souvent à haut débit tandis que seulement 1/3 de ceux issus du collège ZEP de région parisienne, indiquent l'être. Ils ont appris à utiliser Internet grâce aux allers-retours entre différentes personnes ressources (pairs, famille, enseignants, experts sur Internet...) et estiment pour une très grande majorité d'entre eux qu'Internet est « facile à utiliser ». Toutefois lorsque les recherches deviennent plus complexes, peu d'entre eux persévèrent car ils n'ont pas les ressources cognitives et culturelles pour accéder à ce mode de navigation abstrait (conceptualisation). Bien qu'ils aient grandi dans cet univers médiatique, ils ne sont en réalité pas experts pour bon nombre d'entre eux comme l'a souligné Jean-François Cerisier (2006), ainsi que Cédric Fluckiger (2007) qui note un fort contraste entre la virtuosité apparente des jeunes lors de leurs usages et en réalité la faible étendue du territoire maîtrisé (peu de compréhension des mécanismes informatiques). Lors de notre étude nous avons constaté qu'une grande majorité des élèves interrogés (usagers d'Internet dans le cadre scolaire) attendent en premier lieu du collège une alphabétisation numérique (mots-clés...) et une familiarisation grâce à un accès facilité pour des recherches personnelles et scolaires pour les plus faibles usagers et un approfondissement pour les usagers les plus aguerris (utilisation de nouveaux logiciels, construction de pages web, lutte contre les hackers et les virus...). Ils sont en demande d'une formation plus exigeante leur permettant une plus grande maîtrise de ce moyen. Internet est considéré comme un outil puissant, sa maîtrise semble transférer cette puissance aux élèves. La perception que les élèves ont alors de leur compétence dans ce domaine, c'est-à-dire leur le sentiment d'auto-efficacité apparaît être un élément important dans leur mobilisation. Il intervient en tant que ressource pour atteindre leurs objectifs. Ces objectifs sont essentiellement tournés pour les collégiens interrogés (56 entretiens approfondis dans quatre collèges très différents) vers des usages extrascolaires (construction de soi et sociabilités juvéniles). Toutefois ces élèves ont également marqué leur intérêt envers les usages scolaires d'Internet (mis en place dans le cadre de dispositifs construits par les enseignants de plusieurs disciplines, au niveau des cours ou des Itinéraires De Découverte. L'enjeu principal évoqué est une amélioration des conditions d'apprentissage (en « modernisant » le collège pour les élèves de centre ville, en facilitant la mise en confiance pour les élèves de ZEP, et en permettant à tous de s'affranchir de la dépendance de l'enseignant par l'abolition des séances de réécriture, en donnant l'accès à des documents jugés plus pertinents, et en favorisant la convivialité et l'entraide). Cependant ces pratiques d'Internet sont trop souvent ponctuelles pour remettre en cause une rupture déclarée par les élèves entre deux univers, celui d'Internet, considéré comme un moyen de leur génération et celui de l'enseignement considéré comme figé, faisant place à l'ennui, la solitude et la dépendance à l'enseignant, à l'obsolescence des savoirs inscrits dans les livres et un lieu où la compétition prévaut au partage des ressources et des compétences. Plusieurs études pointent particulièrement depuis ces dernières années, un écart grandissant entre la culture numérique des adolescents et la représentation qu'ils ont du système éducatif, évoquant une forme scolaire inadaptée mais également une culture cultivée qui ne fait plus sens (Hersent, 2003 ; Molénat, 2006). Notre société nous donne des signes de mutations, dont les usages d'Internet, notamment par les jeunes sont révélateurs. L'intérêt des adolescents envers les blogs (Trédan, 2006) puis le web 2.0 (Le Deuff, 2007) semble conduire à un changement de paradigme souligné par ce dernier. Il constate ainsi que les systèmes en ligne sont orientés usagers « user centric » et que des glissements de concepts tendent à s'opérer, notamment un passage de l'Autorité à la Popularité et un passage de la Pertinence à l'Influence. Les autorités traditionnelles s'en trouvent affaiblies au profit du succès de certains blogueurs dont la popularité est conférée par les internautes. Ces nouveaux usages ne sont pas simplement des effets de mode mais se sont inscrits dans des univers culturels avant l'arrivée du numérique selon Olivier Donnat (2007). Cet auteur émet l'hypothèse que l'intérêt de ces jeunes pour Internet n'est pas seulement lié à leur position dans le cycle de vie mais qu'il s'agit véritablement d'un effet générationnel qui va se poursuivre voire s'amplifier dans les années à venir – près de 30 % des 6-8 ans utilisent déjà Internet (Médiamétrie, 2005). La présence d'Internet a renforcé ces évolutions culturelles. De nombreuses études font également état en parallèle du déclin de l'Institution chez les jeunes, de l'apparition de nouvelles valeurs et de nouveaux cadres moraux (INRP, 2007). Bernard Roudet (2007) note ainsi une forte tendance de nos sociétés à l'individualisation dont les jeunes sont porteurs aujourd'hui. Elle les amène à s'inscrire différemment dans l'espace public privilégiant pour construire leur identité sociale, la réalisation individuelle à travers les réseaux interpersonnels et leurs centres d'intérêts. Ils tendent à privilégier les territoires proches les conduisant à mettre en avant l'espace relationnel des proximités affectives. Ils se construisent un monde à eux rendant la formation d'un être civique plus incertaine. Des enjeux de savoir L'organisation du travail dans la société a également évolué. Si la mondialisation de l'économie a engendré une logique de compétition accentuant l'individualisme, elle a aussi fait émerger de nouvelles formes d'organisation du travail. En réponse à un marché très fluctuant, les entreprises doivent être plus flexibles, réactives, plus ouvertes vers leurs partenaires extérieurs et donc davantage axées sur une approche pluridisciplinaire, un décloisonnement des fonctions et un management participatif. Ces « organisations ouvertes » encouragent l'initiative personnelle ainsi que le travail coopératif comme moteur de progrès. Ainsi chacun doit être capable de tirer au mieux partie de ses connaissances et devenir un entrepreneur potentiel apte à développer le capital humain qu'il représente, à la fois autonome tout en restant lié aux autres (Denieul, 1999). Des compétences transversales deviennent indispensables afin de maîtriser de façon globale l'acte professionnel. Le monde du travail attend donc de nouveaux comportements et de nouvelles compétences des jeunes sortant du système éducatif. À la fois capables d'être autonomes et responsables dans leurs prises de décisions et aptes à travailler en groupe sur la conduite de projets, ils devront également s'inscrire dans un processus continu de formation afin de réagir à l'évolution rapide d'un monde complexe. C'est ainsi que les entreprises deviennent particulièrement intéressées par le concept de FTLV (Formation Tout au Long de la Vie). Ce système de formation nécessite un investissement financier de la part des entreprises ou des Pouvoirs Publics qui seront à même d'exiger une obligation de résultats. La rentabilité des formations orientera donc les savoirs à acquérir. Cependant ces « savoirs » inquiètent un certain nombre d'intellectuels réunis lors d'un colloque international sur le thème « Société, connaissance et savoir-faire » (Unesco, 2002). Ils s'interrogent sur le devenir d'un savoir marchand, rendu consommable par les médias. Les critères déterminant le choix du savoir relatif à la compréhension des fondements de la société obéiraient ainsi à des impératifs purement utilitaires hors de toute pensée et de toute réflexion critique. Alors que la complexification du monde appelle une plus grande réflexion et compréhension des enjeux, c'est ce savoir qui semble aujourd'hui faire le plus défaut. Entre des individus nomades confrontés à l'incertitude et en quête d'une appartenance identitaire, le savoir semble se déliter en de multiples communautés en constante transformation dans une société régie par les impératifs du marché. Quelle est la place de l'école face à ces évolutions culturelles ? Doit-elle aider les élèves à mieux maîtriser les nouveaux « outils » afin qu'ils mettent à profit leurs compétences pour mieux « habiter le web » ? Ou plus encore doit-elle permettre à ces jeunes de construire des repères stables dans une société en mouvement et les aider à y participer ? Les usages d'Internet au collège peuvent-ils conduire à une plus grande implication des élèves dans les apprentissages concernés par ces pratiques ? L'observation du rapport des élèves aux dispositifs scolaires construits autour de l'usage d'Internet au collège nous a permis de dégager un certain nombre d'éléments-clés permettant d'atteindre cet objectif : Les élèves attendent de l'Institution scolaire et des enseignants :
De plus, un accès facilité aux équipements pour des usages personnels est particulièrement favorable à une familiarisation des élèves non-usagers. C'est pourquoi une culture d'établissement orientée vers ces pratiques est apte à faire évoluer le processus de représentation des élèves. Dans le cas où ces situations éducatives sont considérées comme provisoires en raison de la faible place accordée à Internet, les représentations des élèves ne seront pas remises en cause et ils préféreront ne pas s'engager dans un processus leur demandant une dépense d'énergie considérée comme inutile. La présence d'un (voire plusieurs) enseignant-référent particulièrement compétent dans le domaine permet également cette sécurité chez les autres enseignants. Il peut en outre être un lien entre ses pairs et des experts extérieurs à l'établissement (web 2.0, Second Life...) apportant les compétences nécessaires dans un domaine en évolution constante. Conclusion Les pratiques numériques des élèves sont des indicateurs précieux des évolutions culturelles en cours. Une grande partie des jeunes considère Internet comme un moyen d'émancipation mais ils tendent également à privilégier les connaissances acquises à travers leur approche communautariste du web au détriment des connaissances scolaires qui ne font plus autant sens. Ils posent ainsi la question des finalités de l'école, question également posée par le monde du travail. Face au déclin constaté de la construction de normes collectives, comment l'école peut-elle réagir ? Le système éducatif prépare-t-il aujourd'hui ces jeunes à vivre dans une société en constante évolution, et à y participer (capacités d'adaptation au changement, habiletés nécessaires pour évoluer dans un monde complexe, confiance en soi et dans les autres...) ? Quelle est l'ambition de l'école pour les élèves d'aujourd'hui ? Octobre 2007 Dany Hamon Bibliographie Cathelat, B. (2000). Les screenagers. Avoir 20 ans en l'an 2000. Paris : Plon. Cerisier, J.-F. (2006). Qui est derrière Internet ? Des représentations tenaces. In Cahiers pédagogiques n° 446, Denieul, F. (1999). Internet et les sept piliers du XXIe siècle. Concepts-clefs pour la Nouvelle Économie. Paris : Connaissance Partagée. Donnat, O. (2007). Pratiques culturelles et usages d'Internet. (à paraître). Rencontres Espaces Culture Multimédia (ECM), Journée DEPS, 5 octobre 2007, Cité des Sciences Paris. Fischer, G.-N. (1996). Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale. Approche de l'identité. Paris : Dunod. Fluckiger, C. (2007). L'appropriation des TIC par les collégiens dans les sphères familières et scolaires. 29/10/07, S/dir. Éric Bruillard ENS Cachan/UMR STEF. Hamon, D. (2006). L'appropriation d'Internet par les élèves de collège. 12/12/2006 S/dir. Jacques Crinon Escol/ESSI, Université Paris 8. Hersent, J.-F. (2003). Les pratiques culturelles adolescentes, France début du troisième millénaire. BBF n° 3, INRP (2007). Déclin de l'Institution ou nouveaux cadres moraux ? Sens critique, sens de la justice parmi les jeunes. Colloque INRP, Lyon, 22 et 23 octobre 2007. Le Deuff, O. (2007). Culture de l'information et WEB 2.0, Quelles formations pour les jeunes générations ? Doctoriales du GDR TIC & Société, Marne-la-Vallée. Médiamétrie - Observatoire des Usages d'Internet (2005). Génération Internet : la place et l'usage du web chez les jeunes. Benchmark. Médiapro (2006). Appropriation des nouveaux médias par les jeunes : une enquête européenne en éducation aux médias. Synthèse réalisée par Évelyne Bevort et Isabelle Bréda, Le CLEMI, Paris 2005. Molénat, X. (2006). Culture : une crise de la transmission. Entretien avec Dominique Pasquier. Une société face à sa jeunesse. Les Grands Dossiers / Sciences Humaines n° 4, sept/oct/nov 2006, Roudet, B. (2007). Jeunes européens, institutions démocratiques et sens civique, modèles différenciés ou tendances communes ? Colloque INRP « Déclin de l'Institution ou nouveaux cadres moraux ? Sens critique, sens de la justice parmi les jeunes », Lyon, 22 et 23 octobre 2007. Trédan, O. (2005). Les blogs adolescents, espaces d'affirmation de soi et de découverte de l'autre. Le Monde 24/03/05, propos recueillis par Claire Ané. Unesco (2002). Chemins de la pensée à l'aube du troisième millénaire : Société, connaissance et savoir-faire. Colloque international Unesco/CIPSH, Naples (Italie - 2001). ___________________ |
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