Pourquoi la lecture rapide ? Bertrand Ott I - Pourquoi la lecture rapide ? « Ils ne lisent pas - ils ne savent pas lire. » Les professeurs ont souvent eu l'occasion de constater, chez leurs élèves, un défaut de lecture qui entraîne, dans leur culture, des lacunes qui s'agrandissent d'année en année. Ils se plaignent quelquefois de ce qui leur parait un ersatz de la lecture ou même pis : une espèce d'anti-lecture, à savoir la bande dessinée et la télévision. Dans ce cas, ils ont partiellement tort, car l'audiovisuel a sa valeur propre et il fait partie de la vie et de la culture de notre temps. Mais ils ont aussi raison, car l'audiovisuel ne peut pas se substituer à la lecture : il a sa place à côté d'elle et plutôt que de l'annihiler, il a tendance à la stimuler. C'est un fait vérifié dans les statistiques économiques : dans la période actuelle, on constate un accroissement considérable du volume des textes imprimes, alors que l'audiovisuel est en pleine expansion. D'un autre point de vue, un sondage de l'INRP de mai 1974 établit que les élèves du secondaire qui connaissent le mieux le monde contemporain sont ceux qui lisent régulièrement un quotidien ou un hebdomadaire. Ce sont les enfants de Gutenberg et non les enfants de la télévision seulement. Les sombres prédilections de Marshall Mac Luhan, dans La galerie de Gutenberg, sont démenties par les faits. Nous voilà ramenés à notre problème : un homme de notre temps doit savoir lire et lire assez vite pour pouvoir digérer une massé croissante d'imprimés. Or la plupart des élèves du secondaire ne disposent pas de l'outil indispensable à la lecture massive. C'est ainsi que certaines insuffisances imputées à un manque de culture ou à un manque d'intelligence ne relèvent : en fin de compte qu'à l'ignorance d'une technique de lecture ou à un manque de maîtrise de celle-ci. « Ils ne savent pas lire ». Dans le contingent d'élèves qui arrivent en 6e ou en 2de, un pourcentage important éprouve des difficultés de lecture. Ce sont surtout les défauts de lecture à haute voix qui sont apparents ; mais ayant procédé à la mesure de la vitesse de lecture visuelle dans les classes de 5e ou de 2de (c'est le début d'un cycle d'exercices de Lecture rapide), j'ai été frappé par la faiblesse d'un bon nombre d'élèves soit dans la vitesse de lecture proprement dite, soit dans le degré de compréhension et de mémorisation. Or la lecture s'apprend. Comme on a appris la lecture à haute le voix et à voix basse au cours du préparatoire, on peut apprendre la lecture visuelle par des exercices appropriés. Il serait d'ailleurs intéressant de faire des observations précises sur l'amélioration que les exercices de lecture visuelle peuvent apporter à la lecture à haute voix. La lecture dans l'enseignement secondaire Les programmes et la pratique pédagogique du français dans l'enseignement secondaire comportent bien des exercices de lecture. Mais il s'agit presque toujours de lecture à haute voix, qui, par définition, n'est pas rapide comme on le verra plus loin. Il y a un type d'exercice qui a un rapport avec la lecture rapide : on demande aux élèves de lire un texte en silence avant de le leur faire analyser ou expliquer. C'est une incitation à la lecture rapide les plus rapides augmentent leurs chances de succès en parcourant le texte un plus grand nombre de fois ou bien terminent plus tôt. Mais la technique de la lecture rapide n'est nullement enseignée. On peut la découvrir par tâtonnements, plus ou moins vite, plus ou moins complètement, ou bien... ne jamais la découvrir. Dans la plupart des travaux que nous donnons à faire, la lecture rapide est supposée connue. C'est le cas des lectures que nous demandons, qu'il s'agisse d'ouvrages littéraires ou techniques, non seulement en français, mais aussi en histoire-géographie, en sciences économiques, etc. Elle n'intervient pas seulement dans les textes longs, mais aussi, insidieusement, dans les textes courts, du type de ceux qui sont l'objet de résumés, d'analyses, d'explications ou de traductions. Car la rapidité et la justesse de reconnaissance des signés, la faculté de parcourir le texte rapidement et donc plusieurs fois en un temps donné y jouent un rôle déterminant. On assiste néanmoins à une entrée de la lecture rapide dans l'enseignement, sous la forme d'un enseignement systématique. Elle fait alors partie du cours de français. Pour ma part, je l'ai intégrée à mon enseignement en classe de 5e, de 2de, de 1re, de terminale et en formation continue ; j'y ai initié les élèves volontaires au cours des activités de 10 %. La lecture rapide La lecture rapide s'enseigne dans les écoles spécialisées qui offrent des stages de recyclage ; elle est aussi divulguée par le moyen de l'édition : des ouvrages d'initiation et des méthodes se multiplient et se rééditent (cf. bibliographie). Il serait dommage que les professeurs de l'enseignement public n'en fassent pas bénéficier leurs élèves. La lecture rapide, que nous désignerons désormais par les initiales LR, ne représente pas je ne sais quelle prouesse réservée à des originaux, mais l'outil de tout travail intellectuel, aussi bien au' niveau du secrétariat que du bureau d'études ; dans les études, au CES comme au lycée et à l'université. Les professeurs, entre autres, la pratiquent pour leur compte, mais souvent de façon incomplète. Car, à de très rares exceptions près, ils ont appris à lire vite par leurs propres moyens, de façon empirique et sous la pression des besoins. Ainsi leur expérience les inciterait à pousser leurs élèves sur cette voie, oubliant la perte considérable de temps et d'énergie qu'a exigée cette recherche par tâtonnements, et le nombre d'échecs non moins considérable dans la population d'élèves concernée, on n'imagine pas qu'un autre enseignement puisse être abandonné au hasard, par exemple celui de la grammaire. Cette comparaison donne la mesure du gain que peut apporter, en LR, un apprentissage systématique et suivi, fondé sur des données scientifiques. II - Données scientifiques et techniques Il n'est pas question de faire ici un exposé détaillé des données scientifiques et techniques de la LR. Seront définies les notions essentielles, sur lesquelles se fondent lès exercices qui suivent. L'étude complète de la question se trouvera facilement dans un des ouvrages suivants, selon le niveau d'information souhaité : 1) Initiation : François Richaudeau, Michel et Françoise Gauquelin, Méthode de lecture rapide, RETZ-CEPL, 1977. 2) Données scientifiques : François Richaudeau, La Lisibilité, RETZ-CEPL, 1976. La dénomination de « lecture rapide » ne recouvre qu'une partie de ses fonctions. Car elle est la lecture scientifique, mise au point par des recherches qui ont été commencées par un français, Émile Javal, à la fin du siècle dernier ; elles ont été développées depuis en France et aux États-Unis. François Richaudeau, cité ci-dessus en est un des spécialistes actuels. L'efficacité de la lecture rapide dépend de deux facteurs : Mémoire immédiate Paradoxalement, la lecture lente ne permet pas de mieux comprendre, ni de mieux retenir le texte. Le phénomène, établi expérimentalement, s'explique par les mécanismes dé la mémoire. « En effet, c'est notre mémoire immédiate qui nous permet, déchiffrant la fin d'une phrase, de nous souvenir encore des premiers mots de cette même phrase, opération indispensable pour en comprendre le sens. Puis le souvenir du mot à mot est oublié, et, généralement, le sens de cette signification est transféré dans notre mémoire à long terme. » (François Richaudeau, Retz, 1970, p. 244). Dans la mémoire immédiate, les souvenirs sont fugitifs : ils s'effacent au bout de 10 à 20 secondes. Ce qui n'est pas transféré dans la mémoire à long terme est perdu au bout de ce faible laps de temps. D'autre part sa capacité est limitée, de 15 mots en moyenne. Or, pour un lecteur lent, ce petit réservoir est encombré de détails secondaires et inutiles ; le lecteur rapide est celui qui ne retient, dans ce même petit réservoir, que ce qui lui assure la compréhension de l'ensemble, les liaisons par exemple, en négligeant les redondances. I1 est un bon gestionnaire de ses ressources. Une lecture lente peut donc avoir un effet négatif sur la compréhension, à preuve les bafouillements et le ton monotone des lecteurs qui font du mot à mot. Elle répartit également l'attention sur tous les détails, alors que leur valeur informative est quelquefois faible ou nulle. L'entraînement à la lecture rapide produit donc deux effets qui se composent et se stimulent l'un l'autre : D'après les mesures données par François Richaudeau, un lecteur moyen a la possibilité d'augmenter de 10 à 20 % sa vitesse de lecture et, en même temps, de 100 % la quantité d'information enregistrée. La fixation ou la découverte du cinéma Une découverte, que nous devons à Émile Javal, ce chercheur français du début du siècle, domine toutes les autres par son importance : le regard ne suit pas la ligné d'un mouvement continu, à la manière de l'écoulement d'une rivière, mais il avance par bonds, ou, autrement dit, il se fixe de place en place. À chaque fixation (c'est le terme scientifique), il embrasse dans le texte un cercle centré sur le point de fixation, il en prend pour ainsi dire une photographie instantanée. Durant le trajet d'un point de fixation à l'autre, l'image reçue par le cerveau est floue et inanalysable. Le cerveau reconstitue la ligne en juxtaposant les « photos » successives, de sorte que l'impression finale est celle d'un écoulement continu, de même qu'au cinéma la succession des images donne l'impression du mouvement. La durée de l'arrêt varie de 1/3 à 1/4 de seconde. Cette variation, d'ailleurs faible, n'est pas fonction de l'habileté du lecteur un lecteur rapide a besoin de la même durée d'arrêt qu'un lecteur lent. Autre phénomène oculaire dont la durée est à peu près incompréhensible : pour se déplacer d'une fixation à l'autre, les muscles oculaires ont besoin de 1/40 de seconde. En conséquence, les exercices doivent viser non pas à réduire la durée des fixations, ni à accélérer le déplacement de l'oeil, mais à réduire le nombre des fixations et des déplacements. Vocalisation et subvocalisation La LR est fondée sur une reconnaissance purement visuelle des signes, à l'exclusion de l'articulation et de l'audition. Or la plupart des lecteurs, ayant arrêté leur apprentissage au stade de la lecture orale, lisent « à voix basse » ; ils vocalisent ou subvocalisent, leurs organes vocaux sont en action. Or la lecture vocalisée, qu'elle soit faite à haute voix ou à voix basse, est très faible par rapport à la lecture purement visuel le. Ces débits ont été mesurés ; voici les mesures données par François Richaudeau : La différence est évidemment considérable. Cette différence tient à la nature des phénomènes : la progression de la vocalisation est séquentielle au niveau des plus petites unités, la prononciation des lettres. La prononciation d'une lettre doit se produire après la prononciation de la précédente, sous peine d'être inintelligible. Il en va tout autrement pour la lecture purement visuelle. Le regard ne se fixe pas sur chaque lettre, ni sur chaque mot, sauf pour des lecteurs qui n'ont pas dépassé les premiers rudiments. Le regard se fixe sur des tranches beaucoup plus larges. Un débutant embrasse d'un regard à 10 signes typographiques, Un lecteur entraîné peut en embrasser jusqu'à 30. En conséquence, l'entraînement à la lecture rapide donnera une large place à l'élargissement du champ de fixation. Au cours préparatoire, l'apprentissage de la lecture est accompagné de vocalisation, et à juste titre : il s'agit alors de faire la liaison entre le langage parlé et l'écriture. Or pour une grande partie de la population, ce premier stade de l'apprentissage n'a pas été dépassé la liaison de la lecture et de la vocalisation s'est conservée et invétérée. Il y a donc lieu de faire des exercices pour dissocier la perception visuelle de la vocalisation. Silhouettes Sans qu'il soit question d'entrer ici dans le débat qui porte sur la lecture globale et la lecture syllabique et qui concerne l'apprentissage de la lecture au début de la scolarité, il ne fait pas de doute qu'après sa première formation, un lecteur progresse dans le texte par bonds plus ou moins grands, en interprétant à chaque fois des blocs de caractères plus ou moins larges. Le détail des opérations qui se passe dans le cerveau pendant le temps de fixation est très mal connu. Néanmoins au niveau de la conscience, tout se passe comme si l'interprétation du bloc de caractères embrassé à chaque fixation se faisait globalement, on identifie un mot ou une expression à sa silhouette, de même qu'on reconnaît le visage d'un ami dans la foule. Cette observation est lourde de conséquences la lecture demande une pratique' régulière, une fréquentation amicale qui nous rende les silhouettes familières. Il est souhaitable qu'après l'apprentissage de la lecture vocalisée, celui de la lecture visuelle s'inscrive normalement dans les programmes, à un moment ou à un autre de la scolarité. Pour le moment, il n'en est rien : certains élèves le trouveront auprès d'enseignants avertis. Des exercices appropriés viseront à assurer la perception des silhouettes. Ils auront un effet secondaire non négligeable en amenant une prise' de conscience du rôle de l'orthographe. Une graphie défectueuse déforme la silhouette ou la dénature. Si un déchiffrement est encore possible, la lecture rapide ne l'est plus. Reste à savoir si le destinataire pratique la lecture rapide ou le déchiffrement... Le problème de l'orthographe se pose dès lors en termes de motivation. Et on peut se demander si l'école n'entretient pas, sans en être consciente, une motivation négative, car le destinataire des textes des élèves, c'est-à-dire le maître, est sinon un spécialiste du « chiffre », du moins un déchiffreur professionnel. Il est tout à fait capable d'interpréter un texte écrit dans une langue défectueuse, à condition de prendre du temps. Mais le doit-il ? La communication entre le maître et ses élèves doit se proposer de devenir, par degrés, celle d'une communication entre hommes cultivés. Celle-ci demande l'efficacité et même la rapidité, c'est-à-dire la lisibilité. Ainsi donc, indépendamment de la valeur intrinsèque que représentent la correction de la langue et les connaissances linguistiques, la motivation spécifique et foncière de l'orthographe est la lisibilité, car elle intervient dans les relations réelles du maître et des élèves. IV - déroulement d'un exercice a l'ordinateur Bertrand Ott, Paru dans le Bulletin de l'EPI n° 22 de juin 1981, pages 37-43. ___________________ |
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