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À l'École,
l'Éducation nationale tente de limiter
l'emprise des GAFAM [1]
 

   Le gouvernement a affirmé le 15 novembre dernier avoir « demandé qu'on arrête tout déploiement » des outils de Microsoft et Google, omniprésents dans les classes françaises.

   Lors des mois de confinement et de cours à distance en 2020, de nombreux enseignants se sont trouvés contraints de recourir à des services privés américains, comme Zoom et Google Drive, qui plus est sont incompatibles avec le RGPD (Règlement général européen sur la protection des données) [2]. Et ils sont soumis à l'extraterritorialité de la loi des États-Unis d'Amérique. La raison est simple : pas de consigne claire sur le numérique de la part de la hiérarchie éducative, des outils de travail inadaptés et pas d'alternative viable. Avec en plus, leur cortège de connexions interrompues, d'environnements numériques de travail bloqués et de visios inaccessibles.

   Dans un contexte où la question de la protection des données personnelles s'impose peu à peu dans le débat public, la crise du Covid-19 a accéléré la mise en lumière de l'omniprésence dans les classes de grands groupes privés états-uniens, Microsoft et Google en tête. Dans une réponse, publiée le 15 novembre 2022 au Journal officiel, le ministère de l'Éducation nationale a donc assuré avoir, en lien avec les académies, « demandé d'arrêter tout déploiement ou extension »des outils des deux géants américains dans les classes « qui seraient contraires au RGPD ». Sans toutefois s'étendre sur une quelconque échéance. Mais pourquoi cet emploi du conditionnel ? Et pas le présent.

Une collusion ancienne

   Par le passé (et le présent), depuis des décennies, le MEN a régulièrement « pactisé » avec Microsoft. Un « petit » exemple révélateur. En novembre 2011, c'est sur le territoire neutre du siège de Microsoft à Issy-les-Moulineaux que les inspecteurs de l'Éducation nationale chargés de mission nouvelles technologies (IEN-TICE), conseillers techniques des inspecteurs d'académie, avaient été convoqués par l'Éducation nationale dans le cadre de leurs journées annuelles, comme s'en étaient émus l'APRIL et Framasoft. Une demi-journée de réunion au cours de laquelle leur avaient été présentés des produits du fabricant [3]. N'y avait-il plus à l'époque de salles du MEN pour tenir des réunions internes ?

   En France, la firme de Redmond mène une intense campagne d'influence en direction des acteurs de l'Éducation nationale. La stratégie de la firme consiste à se construire une légitimité pédagogique pour vendre des produits pour le moins controversés – prix élevés, logique propriétaire, volonté hégémonique, qualité contestable. C'est comme si EDF avait un discours pédagogique sur les sciences physiques, Ce qui les intéresse, ce sont les décisionnaires politiques qui se déplacent sur les événements éducatifs, en particulier « innovants » : le mot clé pour mener cette campagne d'influence est effectivement innovation. Ainsi les journées de l'innovation à l'Unesco sont-elles largement financées par Microsoft.

Le lobbying des GAFAM

   Le mardi 13 décembre 2022, l'Observatoire des multinationales a publié une étude sur les vecteurs d'influence dont se servent les géants du numérique pour obtenir des décisions en leur faveur.

   La première clé est l'argent. Les dépenses de lobbyng des GAFAM explosent. De 2017 à 2021, par exemple, concernant les filiales françaises, Microsoft est passé de 450 000 euros à 1 125 000 euros et Google de 350 000 euros à 1 625 000 euros. Globalement les filiales françaises ont déclaré 72 activités de lobbying (rendez-vous avec des décideurs publics...) contre 15 en 2017. Ces ordres de grandeurs les situent au même niveau que les plus actifs des groupes du CAC 40. Ces dépenses sans compter leur permettent d'actionner les cabinets de lobbying les plus influents qui organisent des déjeuners avec les gens les mieux placés, des événements publics... Les associations professionnelles constituent d'autres porte-voix. Les GAFAM multiplient les « partenariats » avec les think tanks, fondations, centres de recherche, médias... Et la banalisation des allers-retours public-privé est de nature à faciliter les choses. On peut ainsi aller de l'Arcep à l'Arcom en passant par Google.

   Ces multiples lobbyngs permettent aux géants du numérique d'intervenir en amont pour tenter de vider de leur contenu les législations française et européenne qui pourraient leur mettre des bâtons dans les roues (protection de la vie privée, des données, législation sur les travailleurs des plates-formes...). Amazon s'est intéressé à la loi climat, frein à l'implantation de nouveaux entrepôts. Microsoft n'est jamais loin des sujets de santé.

   Antidotes au poids des géants du numériques ? L'Observatoire des multinationales préconise la transparence. Le répertoire de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique doit se muscler pour savoir ce sur quoi portent les activités des lobbyistes et les sollicitations des ministres. Transparence également sur les financement des médias et des think tanks. Transparence enfin sur les conflits d'intérêts que peuvent receler certains allers-retours public-privé.

Le combat du libre

   Dans le même temps, le libre étant l'antidote à l'informatique propriétaire, le combat pour des logiciels et des ressources libres n'a pas cessé [4], avec trois enjeux essentiels :

  • Des enjeux informatiques proprement dits, de qualité des produits de par les développements coopératifs qu'il permet (le libre fonctionne comme la science fonctionne depuis des millénaires). Le libre a permis la constitution au plan mondial d'un bien commun informatique. Enjeux financiers également. La licence GPL permet aux élèves, et aux enseignants, de retrouver à leur domicile leurs outils informatiques, sans frais supplémentaires et en respectant la légalité.

  • Il existe une transférabilité significative de l'approche du libre à la réalisation des autres biens informationnels, les ressources pédagogiques en particulier, en termes de mode de production et de droit d'auteur. Les communautés d'enseignants auteurs-utilisateurs se sont multipliées, au premier rang desquelles l'association Sésamath. Elles utilisent à plein les potentialités d'interaction du web et fonctionnent comme les communautés de développeurs de logiciels libres. Sésamath est à l'origine de nouveaux modèles économiques pour l'édition scolaire et coopère avec les collectivités locales. Des licences de type GPL Creative Commons correspondent à ces réalisations coopératives.

  • Des enjeux de culture générale scolaire. Une des missions de l'École est la formation du citoyen. Le libre est une façon (efficace) de produire des biens de connaissance dont on sait qu'ils sont de plus en plus présents dans tous les secteurs de la société, les processus de création de la richesse. Dans quelle mesure le libre a-t-il valeur d'exemple ? John Sulston, prix Nobel de médecine, le pense quand il évoque, en décembre 2002, dans les colonnes du Monde diplomatique les risques de privatisation du génome humain en ces termes : « Les données de base doivent être accessibles à tous, pour que chacun puisse les interpréter, les modifier et les transmettre, à l'instar du modèle de l'open source (logiciel libre) pour les logiciels. » Le libre est une composante importante des questions de la fracture et de la solidarité numériques, et des réponses à apporter.

   En octobre 1998, le ministère de l'Éducation nationale signait un accord-cadre avec l'AFUL. Cet accord avait été régulièrement reconduit. En substance, il indiquait qu'il y a pour les établissements scolaires, du côté des logiciels libres, des solutions alternatives de qualité, et à très moindres coûts, dans une perspective de pluralisme technologique.

Un ralentissement, puis...

   Le développement du libre s'est petit à petit ralenti, le phénomène s'accentuant dans la décennie 2010. Le libre a été récupéré par les mastodontes privés de l'informatique. On assiste au « pillage de la communauté des logiciels libres » [5]. Que de temps perdu...

   Or le libre est la solution au respect du RGPD. Or il existe déjà des outils alternatifs à ceux des GAFAM, des suites d'outils numériques libres pour l'éducation.

   L'impulsion pour plus de logiciels libres dans les écoles pourrait-elle venir du ministère de l'Éducation ? L'an dernier, la direction du numérique de l'Éducation nationale a embauché l'un des cofondateurs de Framasoft, l'association française historique de promotion du logiciel libre. Depuis, Alexis Kauffmann y est chargé de développer des projets de logiciels et ressources éducatives libres.

   Le ministère a développé une plateforme d'outils libres Apps éducation qui comporte des logiciels de visioconférence et de classe virtuelle, de partage de document, de vidéos... La plupart sont des logiciels libres. D'autre part, pour les classes virtuelles assurées par le Cned (Centre national d'enseignement à distance), l'outil libre BigBlueButton doit remplacer l'ancien logiciel Blackboard, dont les données étaient hébergées par Amazon.

   Il faut aujourd'hui surtout mettre la pression sur les États et l'Union européenne [6]. La société civile fait déjà un très grand effort. Si les multinationales de l'informatique ont pu avoir tant de place dans l'éducation, c'est parce que les institutions n'ont pas pris leurs responsabilités. Il faut que l'Union européenne et les gouvernements s'engagent pour une plateforme européenne libre pour la numérisation de l'éducation. La morale impose que la numérisation de l'éducation et de l'administration en général se fasse par des moyens qui garantissent la souveraineté des données des citoyens.

   L'Éducation nationale dit donc qu'elle tente de limiter l'emprise des GAFAM en arrêtant tout déploiement des outils de Microsoft et Google omniprésents dans les classes françaises. Des outils incompatibles avec le RGPD, avec en plus l'épée de Damoclès de l'extraterritorialité des États-Unis d'Amérique elle aussi contraire au RGPD en vigueur en Europe. Il serait temps. À suivre.

Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI

PS : On trouvera dans la rubrique « Documents » le récent communiqué de la SIF : « CAPES NSI et agrégation d'informatique : où sont les postes ? (Bis repetita non placent) » [7] dont nous partageons naturellement l'argumentaire.
https://www.societe-informatique-de-france.fr/2022/12/ousontlespostes2023/

NOTES

[1] https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/11/16/a-l-ecole-l-education-nationale-tente-de-limiter-l-emprise-des-gafam_6150169_4408996.html

[2] https://www.cnil.fr/fr/rgpd-de-quoi-parle-t-on

[3] https://www.april.org/les-inspecteurs-de-l-education-nationale-convoques-chez-microsoft

[4] Logiciels et ressources libres dans l'éducation, Jean-Pierre Archambault.
https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a0902a.htm

[5] Le Monde diplomatique.

[6] Concernant le RGPD et Office 365, voir une décision en Allemagne :
https://office.developpez.com/actu/339056/L-Allemagne-dit-non-a-l-offre-Microsoft-365-dans-ses-ecoles-estimant-qu-elle-n-est-pas-conforme-au-RGPD-en-raison-de-problemes-de-confidentialite/

[7] https://www.epi.asso.fr/revue/lu/l2301u.htm

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