Hommage à Jacques Hebenstreit
Georges-Louis Baron
Jacques Hebenstreit, récemment disparu, est une grande figure de l'informatique pédagogique qui a marqué les développements effectués dans l'éducation scolaire dès les années 1970.
Nous sommes encore quelques-uns à nous souvenir de l'homme, chaleureux et généreux, aux idées claires et sans concession, qui s'est vraiment intéressé à l'enseignement et a passé du temps à accompagner les enseignants innovateurs. Il a en particulier prêté une grande attention à la recherche participative et a toujours été sympathisant envers les positions de l'EPI, contribuant significativement à sa revue.
Ses accomplissements sont multiples. Il est ainsi un des premiers à avoir soutenu, en 1969, sa thèse d'état en informatique (en fait encore inscrite en « sciences mathématiques ») intitulée Générateur de micro-programmes. Très tôt, il s'est intéressé à l'enseignement scolaire et a été une des personnalités marquantes de la première expérience d'introduction de l'informatique au lycée (expérience des 58 lycées).
Il a supervisé, à l'École supérieure d'électricité (SUPELEC), le développement du Langage symbolique d'enseignement (LSE), remarquable vecteur de la création de logiciels par les enseignants formés.
Il a animé dans les années 1970 des groupes de recherche-action sur la simulation en sciences expérimentales.
Il a été représentant de la France au groupe technique « éducation » de l'International Federation for Information Processing (IFIP), qui a joué un rôle très important dans la diffusion des idées au niveau international.
Enfin, il a été une source importante d'idées lors des développements de l'informatique dans l'enseignement de second degré à partir des années 1980.
Nous allons dans la suite revenir sur certaines de ses positions et sur leur profondeur.
Le statut de l'informatique relativement à l'école se pose dès la fin des années 1960. Le lancement de l'expérimentation française en 1970 a fait suite à un colloque fondateur du CERI-OCDE, tenu à Sèvres la même année (CERI-OCDE, 1971), qui a préconisé d'enseigner l'informatique au lycée. Beaucoup a été écrit sur cette expérience et nous n'y reviendrons pas ici.
Retenons cependant que si UNE idée forte a été promue en France (favoriser la « démarche informatique », caractérisée comme « algorithmique, organisatrice et modélisante » [1]) dans les différentes disciplines, une tension s'est très tôt manifestée entre différentes orientations antagonistes dont les champions ont été J. Arsac et J. Hebenstreit, qui ont tous deux participé au colloque de Sèvres.
Jacques Arsac, directeur de l'Institut de programmation à la Faculté des sciences de Paris et auteur d'un livre fondateur en 1970 (La science informatique) plaide très nettement pour l'enseignement de la science informatique. Il est critique à l'égard des orientations prises, manifestant au passage une méfiance envers la technique :
« La difficulté me paraît donc être la suivante : si on devait se limiter à un enseignement de l'informatique à travers ses applications, on arriverait uniquement à déboucher sur un phénomène technique » (Arsac, 1972).
Pour sa part Jacques Hebenstreit plaide pour la modélisation :
« Introduire l'informatique dans l'enseignement d'une discipline revient dès lors à montrer, à l'intérieur de cette discipline, comment on passe d'une situation réelle, qui relève de cette discipline, aux différentes représentations symboliques (ou modèles) qui permettent de manipuler cette réalité de manière figurée ; une carte géographique, par exemple, est un modèle et le rapprochement de diverses cartes sur lesquelles on aura porté respectivement le relief, les voies d'eau et les densités de population permettent de construire un modèle plus complexe dans lequel on pourra faire entrer les corrélations mises en évidence par la comparaison entre les cartes etc. »
À la fin de la décennie 1970, les pouvoirs politiques décident de mener des actions de développement de l'informatique au lycée. Le rapport Simon (1980), auquel ont contribué J. Arsac et J. Hebenstreit, distingue entre deux grandes orientations : l'informatique comme objet d'enseignement ou comme média d'enseignement.
Logiquement, J. Hebenstreit, parce qu'il a beaucoup travaillé dans la décennie précédente à développer les possibilités de la simulation informatique comme moyen d'avoir accès à des niveaux intermédiaires d'abstraction ne reprend pas cette dichotomie. Il pense que la création d'une discipline informatique (une informatique avec un label) risque de compromettre les autres applications et explique que l'avenir de l'informatique est celui des activités assistées par ordinateur (XAO).
Il s'exprime ainsi en 1980 au colloque Telequal, « le mariage du siècle : éducation et informatique » :
« Je dis que prétendre vouloir résoudre ce problème [faut-il introduire l'informatique en tant que discipline ou non]en continuant à enseigner les disciplines de manière traditionnelle, telles qu'enseignées il y a 10 ans et en y ajoutant des cours d'informatique, nous met à côté de la plaque sans nous permettre de résoudre le problème [...]. Il faut savoir que 1' informatique est avant tout une nouvelle manière d'analyser et de formuler les problèmes ; tous les problèmes : et à ce titre, elle tend à modifier tous les domaines d'activité humaine » (in Leray, 1981, p. 43).
S'il est en opposition frontale par rapport à Jacques Arsac, il est en revanche proche d'autres pionniers. Maurice Nivat, par exemple, écrit en 1985 :
« Ces systèmes [logiciels] marchent de mieux en mieux et ceux qui ont appris à s'en servir vraiment ne peuvent plus s'en passer, ayant trouvé là un outil d'une remarquable efficacité : une erreur très répandue est de croire qu'apprendre à se servir d'un tel système est l'affaire de quelques jours, voire quelques heures. L'expérience prouve qu'il n'en est rien, [...] Et je pense que l'apprentissage du maniement d'un système de traitement de texte peut et doit constituer un des chapitres de l'enseignement de l'informatique à tous les étudiants, par exemple, du DEUG » (Nivat, 1985).
Claude Pair, pour sa part, également pionnier de l'informatique qui fut directeur des lycées de 1981 à 1985 pendant le développement de l'option informatique des lycées, va dans le même sens : il considérait que l'informatique est avant tout « un auxiliaire de pensée et d'action ».
« Il est donc très important que tout le monde ait une idée sur le "savoir utiliser" l'informatique. Mais cela ne va pas de soi, et l'exemple du traitement de texte le montre bien : utiliser ce type de logiciel n'est pas très difficile, mais cela oblige à changer sa manière de concevoir les textes, de façon non linéaire, de raffiner ses plans, non plus à un ou deux niveaux, mais à n niveaux » (Pair, 1987).
Finalement, comme il est normal, l'arrivée de l'informatique dans le domaine de l'enseignement scolaire a donné lieu à de nombreux débats, pendant des années. Dans quelle mesure la situation est-elle aujourd'hui stabilisée ?
Bien sûr, un CAPES d'informatique a été créé en 2020 et il semble peu douteux que la « nouvelle » discipline, imaginée il y a un demi-siècle, va se développer, encore qu'il soit trop tôt pour apprécier sa complémentarité avec les mathématiques.
Ce qui est certain avec le recul, c'est que la création de la discipline informatique ne compromet pas l'usage des outils informatiques dans les autres disciplines, même si elle ne va probablement pas les favoriser. L'usage d'outils changeant les disciplines va se poursuivre. Et l'idée de J. Hebenstreit sur les possibilités de donner accès à de nouvelles façons d'apprendre, instrumentées par des dispositifs numériques, reste tout à fait d'actualité, plus que jamais en ces temps de potentielles modifications importantes des modalités pédagogiques ordinaires faisant appel à des interactions obligées à distance.
Georges-Louis Baron
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Quelques références
Arsac, J. (1972). Allocution de Monsieur le professeur Arsac. In Bulletin de liaison l'informatique dans l'enseignement secondaire (Vol. 5, p. 12-17). INRDP, Service ces études et recherches pédagogiques.
CERI-OCDE. (1971). L'enseignement de l'informatique à l'école secondaire. OCDE.
Hebenstreit, J. (1981). The French National experiment in computer based education. Microprocessing and Microprogramming, 7(2), 82-91.
http://www.scopus.com/inward/record.url?eid=2-s2.0-0019526299&partnerID=40&md5=8d617077dcfa46f2018b3432c034c61f
Hebenstreit, Jacques. (1973). Apport spécifique de l'informatique et de l'ordinateur à l'enseignement secondaire. In L'informatique dans l'enseignement secondaire. Numéro spécial. INRDP.
https://edutice.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/277797/filename/h73hebenst.htm
Hebenstreit, Jacques. (1984). Informatique et enseignement. La vie des sciences, comptes rendus de l'Académie des Sciences, 1(5), 381-398.
Hebenstreit, J. (1985). Computers in education - The next step. Education and Computing, 1(1), 37-43.
https://dx-doi-org.frodon.univ-paris5.fr/10.1016/S0167-9287( 85)93644-1
Hebenstreit, Jacques. (1992a). Les nouvelles techniques de l'information dans l'éducation vers un nouveau paradigme. Bulletin de l'EPI (Enseignement Public et Informatique), 67, 61-75.
https://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00001109/document
Hebenstreit, Jacques. (1992b). Une rencontre du troisième type : Simulation et pédagogie. L'intégration de l'informatique dans l'enseignement et la formation des enseignants, Actes du colloque qui s'est tenu au CREPS de Châtenay-Malabry les 28-29-30 janvier 1992, 80-87. http://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00277909
INRP, Baron, G.-L. (1981). Dix ans après (Où en est l'INRP ?). Enseignement public et informatique, 21.
http://epi.asso.fr/revue/21/b21p019.htm
Leray, Y. (1981). Le Mariage du Siècle : Informatique et Éducation. Cahiers de l'APLIUT, 1(2), 37-61.
https://www.persee.fr/doc/apliu_0248-9430_1981_num_1_2_1482
Nivat, M. (1985). Sur l'enseignement de l'informatique liée à des applications. Revue de l'EPI (Enseignement Public et Informatique), 39, 51-54.
https://www.epi.asso.fr/fic_pdf/b39p051.pdf
Pair, C. (1987). Informatique et enseignement = hier, aujourd'hui et demain. Bulletin de l'EPI (Enseignement Public et Informatique), 47, 85-97.
https://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00000987
Simon, J. C. (1980). L'éducation et l'informatisation de la société : Rapport au président de la République. Documentation française.
Articles de Jacques Hebenstreit parus dans la Revue de l'EPI
au cours de ces 50 dernières années
Apport spécifique de l'informatique et de l'ordinateur dans l'enseignement secondaire
Jacques Hebenstreit, 1973 (extrait)
Conférence de M. le Professeur J. Hebenstreit, Grenoble, Juin 1973. Texte rédigé d'après un enregistrement au magnétophone et publié dans le numéro spécial (décembre 1976) du Bulletin de liaison de la Section « Informatique et enseignement » de l'INRDP.
https://www.epi.asso.fr/revue/histo/h73hebenst.htm
Republié dans EpiNet n° 169, novembre 2014. https://www.epi.asso.fr/epinet/epinet169.htm
Un langage symbolique destiné à l'enseignement : LSE
Jacques Hebenstreit, Yves Noyelle, 1973 (extrait).
« Dans le cadre de l'effort entrepris depuis deux ans par le Ministère de l'Éducation nationale, et plus précisément par Monsieur le Chargé de Mission à l'informatique auprès du Ministère, pour introduire l'informatique dans l'enseignement secondaire, la décision a été prise d'implanter un certain nombre de systèmes en temps partagé dans des lycées, tant à Paris qu'en province. »
Paru dans le Bulletin de l'EPI n° 6 de décembre 1973, p. 10-18.
https://www.epi.asso.fr/revue/06/b06p010.htm
Republié dans EpiNet n° 172, février 2016. https://www.epi.asso.fr/epinet/epinet172.htm
Voir aussi : La saga du LSE et et de sa famille (LSD/LSG/LST) par Yves Noyelle
https://www.epi.asso.fr/revue/54/b54p216.htm]
et « Le système LSE » J. Baudé, Bulletin de la SIF, 1024 n° 7 :
https://www.societe-informatique-de-france.fr/wp-content/uploads/2015/12/1024-no7-Baude.pdf
Intervention de Jacques Hebenstreit au colloque « Le mariage du siècle : éducation et informatique »
Au Centre Pompidou, Paris le 25 novembre 1980 (extrait)
Cette intervention se place après que Jean Saurel, Directeur des lycées et collèges, ait déclaré (page 27) : « La grande question sous-jacente derrière les interventions de M. Tebeka et de M. Arsac est la suivante : faut-il introduire l'informatique en tant que discipline ou non ? »
https://www.epi.asso.fr/revue/histo/h80-hebenstreit.htm
Republié dans EpiNet n° 170, novembre 2014. https://www.epi.asso.fr/epinet/epinet170.htm
Avantages (inconvénients ?) pédagogiques de la simulation sur ordinateur
Présentation du dossier par Jacques Hebenstreit, 1980 (extrait)
« L'avènement de l'ordinateur permet aujourd'hui, non seulement d'utiliser la simulation comme un outil de la recherche scientifique, mais encore de la présenter aux élèves comme une méthode concrète d'investigation dans les sciences expérimentales, et non plus comme un sujet de réflexion philosophique. »
Cet article est paru dans la revue Éducation et informatique n° 3 septembre-octobre 1980. Cette revue pédagogique des éditions Nathan était exclusivement consacrée à l'EAO . Elle avait comme rédacteur en chef Wladimir Mercouroff et comme rédacteur en chef adjoint Christian Lafond.
https://www.epi.asso.fr/revue/histo/h80edu&inf1.htm
Les ordinateurs à l'école pourquoi ?
Jacques Hebenstreit, 1981 (extrait)
La décision récente d'installer 10 000 micro-ordinateurs dans les établissements secondaires à conduit à reprendre un débat vieux de plus de dix ans : Faut-il ou ne faut-il pas introduire l'informatique comme une discipline à part entière (cours, examens, Capes, agrégation et inspecteurs d'informatique) dans l'enseignement secondaire général ? (...)
Article paru (pages 166 à 174) dans les annexes 1 du rapport Simon : L'éducation et l'informatisation de la société remis au Président de la République en août 1980, La Documentation française, février 1981.
https://www.epi.asso.fr/revue/histo/h80-hebenstreit-simon.htm
Republié dans EpiNet n° 169, novembre 2014. https://www.epi.asso.fr/epinet/epinet169.htm
Logiciels d'enseignement : le chemin des écoliers
Jacques Hebenstreit, 1989 (extrait)
« Les logiciels d'enseignement ont en commun avec le logiciel, en général, un certain nombre de problèmes : portabilité, maintenabilité,interface homme-machine, etc., mais ces problèmes techniques sont négligeables pour les logiciels d'enseignement comparés au problème majeur qu'ils posent : la pédagogie. »
Paru dans le Bulletin de l'EPI du 15 juin 1989.
https://www.epi.asso.fr/fic_pdf/b55p046.pdf
Les nouvelles techniques de l'information dans l'éducation, vers un nouveau paradigme
Jacques Hebenstreit, 1992 (extrait)
« En ce qui concerne le rôle des Nouvelles Techniques de l'Information (NTI) dans l'Éducation, on a assisté à une évolution très sensible du contenu des rapports de prospective depuis l'optimisme sans faille des années 60 jusqu'aux attitudes très critiques et un peu désenchantées de ces dernières années et il nous semble important d'analyser les raisons de cette évolution car ces raisons font, à notre avis, partie du problème. »
Conférence donnée aux journées organisées par Olivetti à Flaines du 2 au 4 avril 1992.
https://www.epi.asso.fr/revue/67/b67p061.htm
Une rencontre du troisième type : simulation et pédagogie
Jacques Hebenstreit, 1992 (extrait)
« Il faudrait davantage de recherches pour définir les stratégies optimales d'insertion des divers aspects de la modélisation et de la simulation dans les différentes disciplines et ceci devrait nous conduire à reconsidérer non seulement nos stratégies pédagogiques mais aussi, à terme, le contenu de nos enseignements. »
Paru dans L'intégration de l'informatique dans l'enseignement et la formation des enseignants ; actes du colloque des 28-29-30 janvier 1992 au CREPS de Châtenay-Malabry, édités par Georges-Louis Baron et Jacques Baudé ; coédition INRP-EPI, 1992, p. 80-87.
https://www.epi.asso.fr/revue/dossiers/d12p080.htm
[J.Hebenstreit était au comité de programme et d'organisation :
https://www.epi.asso.fr/revue/dossiers/d12p007.htm
EPI septembre 2020
NOTE
[1] Plus tard, cette idée sera redécouverte et développée, en particulier par Jeannette Wing pour promouvoir la « pensée computationnelle ».
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