UNE RENCONTRE DU TROISIÈME TYPE : Jacques Hebenstreit 1. Rappel historique La simulation est utilisée depuis fort longtemps en recherche et dans l'industrie, chaque fois que la construction d'un prototype d'étude s'avère trop coûteuse ou que l'étude mathématique usuelle s'avère trop longue ou trop complexe. Les premières simulations ont fait appel à des « modèles réduits » (ailes d'avion, coques de bateaux, etc.), bientôt suivis par l'usage de calculateurs analogiques extrêmement puissants pour la résolution d'équations intégro-différentielles mais malheureusement incapables de manipuler les équations algébriques. En fait, depuis une trentaine d'années, toutes les activités de simulation se font sur ordinateur, même si certains laboratoires utilisent, pour ce faire, des calculateurs dits « hybrides ». Cet état de fait, c'est-à-dire le recours à la simulation en recherche et dans l'industrie, uniquement dans les cas où l'expérience réelle est trop coûteuse ou impossible a conduit de nombreux enseignants à limiter l'usage de la simulation uniquement aux cas où l'expérience réelle est trop coûteuse ou trop dangereuse ou impossible dans la salle de classe. La plupart du temps d'ailleurs, ces mêmes enseignants ajoutent que la simulation doit être évitée autant que faire se peut car elle risque d'induire chez les élèves un certain nombre d'idées fausses et de conceptions erronées. Si l'objectif de l'utilisation de la simulation dans l'éducation était uniquement de remplacer des expériences réelles par des expériences simulées parce qu'elles sont plus faciles à mettre en oeuvre, moins coûteuses ou moins dangereuses, les arguments ci-dessus seraient parfaitement valides ; mais ce n'est pas le problème. En fait, des recherches récentes ont montré que la modélisation et la simulation avaient des implications très profondes dans les démarches cognitives des étudiants et le véritable problème qui se pose dès lors est comment on peut utiliser au mieux ces implications cognitives pour améliorer divers aspects de l'éducation. 2. Les aspects cognitifs de la modélisation et de la simulation Dans son livre The nature of explanation (la nature de l'explication) paru en 1943, Kenneth Craik écrit : « Si l'organisme possède dans sa tête un modèle de la réalité externe et de ses propres actions possibles, alors il est capable de simuler plusieurs alternatives, de choisir la meilleure d'entre elles, de réagir à des situations futures avant même qu'elles ne se présentent, d'utiliser sa connaissance des événements passés pour agir dans le présent et le futur et de réagir, dans tous les cas, de façon beaucoup plus efficace et plus compétente face aux situations imprévues qu'il rencontre. » Il y a plus de vingt ans, le Professeur Jacques Monod analysait le rôle du cerveau chez l'animal de la manière suivante : « - Il assure la commande et la coordination centrale de l'activité neuro-motrice, en fonction notamment des afférentes sensorielles. Plus récemment (1983), dans son livre Mental models (Modèles mentaux), Johnson-Laird écrit : « si vous savez ce qui cause un phénomène, comment il se déroule, ce qui en résulte, comment on peut l'influencer, le contrôler, l'initialiser ou l'empêcher, alors d'une certaine manière vous le comprenez. Je fais l'hypothèse que le fondement psychologique de la compréhension est l'existence dans la pensée d'un "modèle opérationnel". » On voit que pour cette école de pensée, les aptitudes à la modélisation et la simulation sont innées chez tous les êtres intelligents, et si ces mécanismes fonctionnent, la plupart du temps, de manière subconsciente, ils n'en sont pas moins fondamentaux pour la « compréhension ». 3. La simulation comme un moyen pour dépasser les théories naïves Les enseignants croient trop souvent que les étudiants viennent au cours comme des récipients vides et qu'il leur suffit de « dire la vérité » pour convaincre leurs auditeurs d'utiliser les « bonnes méthodes » et leur permettre de raisonner juste. Des recherches récentes ont montré qu'en réalité les étudiants avaient tous des théories très détaillées sur le monde qui les entoure et que ces « théories naïves » sont enracinées de manière tellement profonde dans leurs structures mentales que leur remplacement par des théories scientifiques est un véritable défi que l'éducation a négligé depuis très longtemps. L'importance des « théories naïves » Notre enseignement, la plupart du temps, s'attache principalement aux formules, aux procédures et aux algorithmes, ce qui ne permet généralement pas aux étudiants d'acquérir les capacités d'analyse et les aptitudes à modéliser qui seraient nécessaires. Il est certes difficile d'enseigner l'analyse qualitative en science et surtout un tel enseignement a peu de sens si les étudiants n'ont pas la possibilité de se familiariser avec l'usage des formules et procédures par une expérimentation intensive. C'est là que peut intervenir la simulation. En effet, parce que les expériences simulées sont conduites à l'initiative de l'étudiant, parce qu'elles peuvent être menées à divers niveaux d'abstraction (du purement qualitatif au complètement quantitatif), parce qu'elles peuvent inclure tout un spectre de cas particuliers, parce qu'elles permettent d'explorer un grand nombre d'exemples en un temps très court, et enfin parce qu'elles peuvent être conçues pour obliger l'étudiant à confronter ses « théories naïves » aux théories scientifiques, elles sont un outil tout à fait privilégié pour surmonter les difficultés énoncées ci-dessus. Ceci n'implique en aucune manière une diminution ni du rôle des expériences réelles dans le laboratoire, ni des enseignements magistraux, car les aptitudes à conduire les expériences réelles comme lés aptitudes traditionnelles en mathématiques restent une nécessité. Ce que la simulation apporte, lorsqu'elle est convenablement organisée, est une réponse aux problèmes nouvellement découverts de la psychologie de l'apprentissage. La simulation ne remplace rien ; c'est un outil nouveau qui permet des types d'activité pédagogique qui n'étaient pas possibles jusqu'à présent et capables d'améliorer le processus d'apprentissage. 4. Les « dangers » de la simulation On dit souvent que l'usage de la simulation dans l'éducation présente des « dangers » potentiels.
À ceci, on peut répondre que la science, en général, donne de la réalité une vision simplifiée (la plupart des lois de physique sont décrites par des relations linéaires qui sont presque toujours des approximations car aucun phénomène naturel n'est linéaire), que la puissance explicative d'un modèle est en général directement fonction de sa simplicité et qu'en plus, dans presque tous les cas, on n'augmente pas l'utilité d'un modèle en le compliquant au-delà d'un certain point. « Votre modèle d'un téléviseur est probablement limité à une boîte dont l'une des faces montre des images avec accompagnement sonore. Mais il s'accompagne peut-être de la notion de tube à rayons cathodiques qui envoie des électrons sur un écran en balayant des lignes sous l'action d'un champ électromagnétique. Une personne qui répare des téléviseurs en aura sans doute un modèle différent de celui qu'en aura un simple usager. Celui qui conçoit les circuits d'amplification ou de réception aura encore un modèle différent. Mais, même le concepteur du téléviseur n'a pas besoin de comprendre tous les détails de l'électrodynamique quantique qui régit cependant le mouvement des électrons et cela est plutôt une bonne chose parce que cela permet à la télévision de fonctionner, bien que personne ne comprenne vraiment l'électrodynamique quantique. » (P.M. Johnson-Laird - Mental models). 5. Les aspects abstraits/concrets de la simulation À cause de sa nature, l'usage de la simulation induit chez l'utilisateur un niveau de réflexion abstraite « intermédiaire » qui n'est pas ou peu accessible en dehors de la simulation. Le modèle se trouvant dans le logiciel est, la plupart du temps, un ensemble de relations mathématiques ou d'équations qui décrit le comportement du phénomène ou du système modélisé. Cependant, cet aspect le plus abstrait du modèle est à l'intérieur de l'ordinateur et il est complètement caché à l'utilisateur. L'utilisateur peut « agir » sur le modèle en spécifiant les valeurs de divers paramètres au clavier ou par l'usage d'une « souris », ce qui sont bien des actes physiques mais non les actes physiques qui permettraient d'agir directement sur le phénomène réel ; il y a « médiatisation » de l'action puisque l'action réelle est remplacée par la description d'une action que l'ordinateur doit exécuter sur le modèle qui est en mémoire afin d'obtenir, par simulation, une représentation figurée du comportement qu'aurait eu le phénomène ou système si on avait exercé sur lui une action réelle. Ce niveau de représentation et de réflexion abstraite n'est pas accessible en dehors de la simulation par ordinateur. De plus, une fois que l'action à exercer a été spécifiée, le comportement du modèle apparaît sur un écran cathodique soit comme une image animée du phénomène ou système réel tel qu'il aurait pu être filmé par une caméra de télévision ou bien sous une forme symbolique simplifiée ou, plus intéressant encore, comme des réseaux de courbes dans divers systèmes de coordonnées qui pourraient, bien sûr, être tracés à la main mais qui apparaissent ici à l'utilisateur comme la réponse du modèle au stimulus qui a été appliqué. D'un point de vue cognitif, le modèle qui est dans l'ordinateur devient, pour l'utilisateur, une entité au moins aussi réelle que n'importe quel autre phénomène ou système car il réagit comme s'il avait une existence autonome, puisque aussi bien toute action exercée par l'utilisateur conduit à une réaction en temps réel du modèle sous forme d'une information apparaissant sur un écran. L'intérêt majeur de la simulation réside justement dans la valeur pédagogique du niveau intermédiaire d'abstraction qu'elle met en oeuvre et qui se situe entre le phénomène réel et le modèle abstrait de ce même phénomène, mais l'utilisation pédagogique de ce niveau intermédiaire d'abstraction n'a été que très peu étudiée jusqu'à présent. On a parfois reproché à la simulation d'introduire dans l'esprit de l'utilisateur un risque de confusion entre le phénomène réel et le phénomène simulé, mais ce risque est extrêmement faible car peu d'utilisateurs risquent de confondre un phénomène réel et sa représentation en simulation ; par contre, grâce à la simulation, l'usager peut étudier le comportement du modèle sous des aspects qui ne sont pas directement accessibles dans les phénomènes réels : - aucun mobile ne peut matérialiser sa trajectoire lorsqu'il se déplace, alors que c'est facile à faire sur un écran, - aucun mobile ne fournira, à la demande, un graphe montrant sa vitesse, son accélération, son énergie cinétique, ou sa quantité de mouvement en fonction du temps ou de sa position ou de tout autre paramètre, - aucun phénomène réel ne permet de contracter ou de dilater l'échelle des temps pour procéder à une étude détaillée, - aucun système réel ne répondra instantanément à la question « que se passe-t-il si...? » mais exigera des procédures longues et difficiles pour modifier les conditions d'une expérimentation, ce qui aura pour effet de décourager l'observateur. Parce que la simulation permet l'affichage d'une quantité importante d'informations significatives sous les formes les plus appropriées à une compréhension rapide, et ce en mode interactif, les usagers sont naturellement portés à poser des questions pour voir « qu'est-ce qui se passe si...? » et donc à se livrer à une exploration plus complète du phénomène en vue de parfaire leur compréhension. En ce sens, la simulation, lorsqu'elle est convenablement mise en oeuvre, peut stimuler la pensée créative ce qui est rarement le cas des expériences réelles dans lesquelles la réflexion théorique est trop fréquemment interrompue par les multiples actions de détails qu'il faut exécuter avec soin pour réussir l'expérience. Je précise une fois encore que cela ne signifie en aucune façon que les travaux de laboratoire doivent être remplacés par des simulations. Les travaux de laboratoire ont leur valeur et leur fonction propres et doivent être conservés. Les objectifs et les vertus de la simulation sont différents et complémentaires des travaux de laboratoire. Convenablement préparés et mis en oeuvre, les travaux de simulation offrent un type d'activité intellectuelle que l'on trouve dans toute activité scientifique mais qui n'était pas accessible jusqu'à présent dans l'enseignement. 6. Conclusion Un nombre croissant d'experts en psychologie cognitive pense que la modélisation et la simulation sont des activités mentales innées fondamentales de l'esprit humain. Ces experts pensent aussi que les élèves n'attendent pas d'aller à l'école pour se construire des modèles mentaux (théories naïves) qui expliquent comment fonctionne le monde qui les entoure. L'objectif majeur de l'éducation n'est pas seulement de conduire les étudiants à renoncer à leur théories naïves et à les remplacer par les théories scientifiques, mais encore de les former à l'utilisation de méthodes rationnelles pour la modélisation et la simulation qui, seules, leur permettront d'affronter avec succès des situations et des problèmes nouveaux. Les cours magistraux, des exercices avec crayon et papier ainsi que divers travaux pratiques ont été utilisés avec plus ou moins de succès pour atteindre ce double objectif. Aucune de ces méthodes n'a cependant permis, jusqu'ici, de susciter chez les étudiants des activités de modélisation et de simulation. Quelques expériences menées dans ce domaine prouvent que la modélisation et la simulation sur ordinateur ont, dans l'éducation, bien d'autres applications que leur seul usage pour faire des expériences qu'on ne pourrait pas faire sans leur aide. Il ne faut pas croire pour autant qu'il suffit, pour améliorer l'éducation, de simplement utiliser des logiciels de simulation dans divers domaines. Les exercices de modélisation et de simulation n'ont pas de valeur pédagogique intrinsèque et le fait de les utiliser parce qu'ils existent et qu'ils ont la réputation d'améliorer l'éducation peut conduire à des résultats parfaitement négatifs. Pour que des travaux en modélisation et simulation sur ordinateur produisent leur plein effet, ils doivent être introduits au bon moment dans le déroulement du cours, en utilisant la bonne stratégie pédagogique (découverte guidée, vérification de certaines propriétés, vérifier des limites de validité, exploration de certains aspects difficiles, etc.) et avec les bons objectifs (surmonter une difficulté théorique, montrer les limites d'une théorie naïve, etc.). Il faudrait davantage de recherches pour définir les stratégies optimales d'insertion des divers aspects de la modélisation et de la simulation dans les différentes disciplines et ceci devrait nous conduire à reconsidérer non 'seulement nos stratégies pédagogiques mais aussi, à terme, le contenu de nos enseignements. Nous avons appris, à travers de grandes difficultés, que l'utilisation des ordinateurs n'est jamais la solution miracle à nos problèmes, y compris en éducation, et qu'en général leur utilisation pose plus de problèmes qu'elle n'en résout, au moins dans un premier temps, ce qui, une fois de plus, vérifie l'aphorisme de Paul Anderson, Prix Nobel de Physique : « Je n'ai jamais vu de problème qui, correctement formulé, ne devienne pas plus complexe. » Bibliographie [1] Lauren B. Resnick. « Mathematics and Science Learning : a new conception », Science Education, April 1983. [2] A.B. Champagne, L.E. Klopfer, J.H. Anderson. Am. J. Phys. 48, 174 (1980). [3] M. McCloskey, A. Caramazza, B. Green. Science 210, 1139 (1980). [4] J. Hebenstreit. « Informatique et pédagogie », Bulletin de Psychologie - XXVIII ; 7-8 ; 1974-1975, p. 358-365. [5] J. Hebenstreit. « Computers in education : the ten next years » - Discours d'ouverture de ICTE 92 (International Congress on Technology in Education) - Paris 16-19 mars 1992. Paru dans L'intégration de l'informatique dans l'enseignement et la formation des enseignants ; actes du colloque des 28-29-30 janvier 1992 au CREPS de Châtenay-Malabry, édités par Georges-Louis Baron et Jacques Baudé ; coédition INRP-EPI, 1992, ___________________ |
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