Les mots de l'informatique dans Jacques Baudé, Président d'Honneur de l'EPI
Nous reproduisons ici l'intervention de Jacques Baudé, président d'honneur de l'EPI, faite le 15 mai 2002 à la journée ASTI « Les STIC, carrefour de langage ». Ce texte a déjà été publié dans le n° 77 d'Asti-Hebdo sur le site: http://asti.asso.fr. On y trouve également, dans des numéros successifs d'Asti-Hebdo, les autres interventions faites au cours de cette intéressante rencontre. Il convient tout d'abord de s'interroger sur ce qu'on entend par « informatique » à ces niveaux d'enseignement. On comprendra facilement qu'il ne s'agit pas d'informatique pure et dure mais il y a de la marge entre l'informatique théorique et le « bidouillage » qui préside trop souvent à la pratique de l'ordinateur ! Au début de l'informatique dans l'enseignement général (faute de temps, je ne parlerai pas aujourd'hui des enseignements technologiques) c'est à dire au début des années 70 (La Celle Saint Cloud et le lycée de Vandoeuvre près de Nancy) nous disposions d'ordinateurs (Mitra 15 et T1600) sans logiciels éducatifs. Nous disposions en tout et pour tout d'un Basic et du LSE, secs. Que faire faire d'autre aux élèves que de la programmation ? Ce fut l'époque de la somme des n premiers nombres entiers et des cadavres exquis... ! Elle dura plusieurs années. On « faisait » ainsi de l'informatique et on « allait à l'ordinateur » (qui trônait dans une salle spécialisée) comme une vache va au taureau. Peu à peu les enseignants traduisirent de petits logiciels éducatifs (didacticiels) récupérés en Basic en Angleterre et se mirent également à en concevoir de nouveaux dans le cadre de l'INRP. Je fus de ceux là. Les premiers didacticiels français de simulation (sur la nutrition, la génétique, l'étude des populations...) ou d'exploitation de banques de données (localisation des séismes...), ou d'autres encore sont apparus, de telle sorte que commence à émerger le concept d' « outils informatiques » pour les différentes disciplines. On parlait d' « Enseignement Assisté par Ordinateur » (EAO). L'EPI qui n'aimait guère le mot « Assisté » a créé - dès les années 70 - l'expression « informatique pédagogique » qui est encore employée ; c'était un raccourci pour désigner les apports de l'informatique à la pédagogie (dans les différentes disciplines) mais aussi la pédagogie de l'informatique. Tout un programme... Dans les lycées d'enseignement général cohabitaient donc, et cela pendant la décennie 80, l'informatique-objet sous la forme d'une option informatique (je vais y revenir) et l'informatique-outil (EAO et ses dérivés). Pourquoi « outil » ? On peut se le demander. Pour rassurer, je pense ; un outil c'est simple. Prend-on des cours pour se servir d'un marteau ? Encore que... ça éviterait de s'écraser les doigts. Car la doctrine du MEN, le politiquement correct, sera très vite : « certes, l'informatique est une science, avec ses modes de pensée, ses méthodes spécifiques..., mais elle n'a pas sa place avant l'enseignement supérieur. » Par contre, l'utilisation, l'usage de l'outil (les mots les plus fréquents dans les textes officiels) doivent se développer dans les enseignements primaire et secondaire. L'option informatique des lycées d'enseignement général est supprimée au début des années 90. Peu à peu, le terme même d'informatique est évacué. On ne parle plus que de TIC, TICE, STIC, Nouvelles Technologies Educatives, voire d' E-learning. Glissement sémantique progressif qui arrange bien le MEN peu soucieux de créer une nouvelle discipline avec tous les problèmes liés (horaires, formation des maîtres, Capes, Agreg...). Et pourtant, on voit bien que des notions de nature informatique seraient bien utiles dans la « maîtrise » et la pratique « raisonnée » des logiciels, alors on glisse furtivement quelques phrases où il est question de la nécessité de « notions sous-jacentes aux activités et savoir faire », sans faire grand chose pour qu'il y ait un semblant d'application. On joue avec les mots. Arrêtons-nous un peu sur les programmes d'enseignement officiels ? Ils sont consultables et faciles à trouver sur www.education.gouv.fr et www.educnet.education.fr. Dès la Maternelle, il est question : d'ordinateur, d'écran, de clavier, de souris ; de courrier électronique ; de cédéroms ; de documents numérisés ; de logiciels de dessin ; mais aussi d'objets programmables (ce qui reste de feu LOGO). Dans le cycle 2 (cycle des apprentissages) j'ai relevé : hypertextes, édition de textes, recours à la toile, images numériques, appareil photo numérique et même réalisation d'un cédérom ou d'un site. Dans le cycle 3 (cycle des approfondissements) : consultation de BD, d'index, de moteurs de recherche, de liens hypertextes ; courrier électronique, traitement de texte, calculatrice, logiciels (de géométrie, d'entraînement, de création visuelle et sonore) ; et dans la partie « sciences expérimentales et technologie » : principales fonctions d'un ordinateur, attitude citoyenne, créer, modifier, exploiter, publier (autant de « compétences » qui seront validées par le Brevet Informatique et Internet : B2I) : http://www.educnet.education.fr/primaire/prog023.htm#c4 Il s'agit d'une « feuille de position », à remplir par l'élève, énumérant une vingtaine de compétences ; par exemple : « Je sais ouvrir un fichier existant, enregistrer dans le répertoire déterminé par l'enseignant un document que j'ai créé moi-même ». Chaque compétence étant attestée par l'enseignant qui date et signe. Au collège, l'élève rencontre pour la première fois les disciplines traditionnelles qui tiennent leurs territoires et qui conçoivent assez mal de faire la place à une discipline nouvelle. Heureusement que la petite dernière « la Technologie » se montre plus accueillante. Peut-on d'ailleurs parler de technologie sans ordinateur ? ! Pour ce qui concerne « l'informatique-outil », dans les disciplines autres que la Technologie et si on regarde les programmes du cycle central (classes de 4ème et 5ème). En Français : usage du traitement de texte. En Latin : les ressources de l'audiovisuel et de l'informatique sont mises à profit toutes les fois que possible. En Histoire-Géographie : l'utilisation des technologies actuelles (images satellitales, télématique, cédérom) enrichit les pratiques documentaires en classe et au CDI. En Physique-Chimie : l'ordinateur est un outil privilégié pour la saisie et le traitement des données ainsi que pour la simulation. Il ne sera en aucun cas substitué à l'expérience directe dont il sera le serviteur (sic). En SVT : lectures documentaires sur supports informatiques, ExAO (à propos de la respiration), recensement des séismes sur un planisphère ou par logiciel. La simulation n'est pas évoquée. En Mathématiques : la géométrie est enseignée y compris dans un environnement informatique où l'usage d'outils informatiques peu se révéler utile. Initiation à l'utilisation de tableurs et grapheurs. Travaux numériques notamment avec l'aide d'un ordinateur. En Musique et pratique instrumentale : intégration des possibilités offertes par les technologies nouvelles. Pour ce qui concerne la Technologie, c'est beaucoup plus ambitieux, du moins dans les textes officiels : Toujours pour les classes de 4ème et 5ème environ la moitié du programme est consacrée à la « technologie de l'information » (utilisation du tableur-grapheur, automatismes pilotés par ordinateur, conception et fabrication assistées par ordinateur, consultation et transmission de l'information). On ne peut pas dire que ce soit le vide. D'autant que le programme de troisième reprend ces thèmes en les approfondissant quelque peu. Le tout aboutissant à B2I (niveau 2). Si l'on regarde derrière les mots, deux remarques importantes s'imposent :
Venons en au lycée d'enseignement général. Dans son principe, la situation n'est pas très différente de celle du collège, sauf qu'il n'y a pas de discipline équivalente à la Technologie. Depuis la disparition, en 1992, le l'option informatique des lycées, il n'y a plus que « l'informatique-outil » dont on se demande toujours pourquoi on parle d'informatique ! (on a compris pourquoi on parlait d'outil...). [Faut-il mentionner la « mise à niveau » réservée aux élèves de Seconde qui n'auraient pas acquis les savoir faire indispensables à la « maîtrise » de l'outil. Cette « maîtrise » leur est donnée en 18 heures/année quand les établissements en dégagent les moyens]. De quoi s'agit pour ce qui concerne l'utilisation des TIC dans les différentes disciplines ? Il faut distinguer ce qui est (ou devrait être) partie constituante de la discipline à enseigner et est inscrit (ou devrait l'être) en tant que tel, avec plus ou moins de netteté, dans les programmes officiels : Une place à part est à faire à l'acquisition et au traitement de données dans les sciences expérimentales (ExAO). L'engagement des pionniers depuis les années 70, l'intérêt pédagogique de la démarche, le relais pris par les associations de spécialistes puis par l'inspection générale, l'effort de formation des enseignants, et l'effort d'équipement par les régions, ont fait la réussite incontestable de l'ExAO. Il est d'ailleurs intéressant de voir l'ensemble des facteurs indispensables à la réussite de l'introduction de l'ordinateur dans l'enseignement. L'ExAO est un cas d'école. Sa réussite devrait servir de modèle. Si les enseignants sont maîtres de leur pédagogie, ils sont tenus de respecter les programmes officiels (nationaux), et l'ExAO est explicitement dans les programmes des sciences expérimentales. À un degré moindre dans la pratique effective sur le terrain, réservés à un sous ensemble d'enseignants avertis, on peut citer également :
Sur un plan différent, se situent des démarches d'ordre général comme par exemple tout ce qui est outil de travail pour les élèves (et les enseignants) : recherche documentaire personnelle, aide à l'apprentissage (tutoriels), échange par courrier électronique, consultation ou réalisation de sites... Ce qu'il faut bien comprendre, si l'on veut saisir la différence entre les discours et les textes officiels, c'est que la plupart des activités ci-dessus énumérées ne constituent le plus souvent que des voeux pieux. Si nous mettons à part l'ExAO (et les calculatrices), on peut dire que le pourcentage d'enseignants utilisant les TICE de façon significative avec leurs élèves (dans les lycées d'enseignement général) est de l'ordre de 15%. Quelques mots sur l'option informatique (elle n'existe plus) qui a constitué une tentative intéressante pour dégager les notions/concepts/ de nature informatique permettant une pratique raisonnée des logiciels dans les différentes disciplines ; par opposition au « bidouillage » qui caractérise trop souvent les pratiques actuelles. Un groupe d'experts (universitaires, chercheurs, enseignants du secondaire, inspecteur), au sein duquel j'ai représenté l'EPI pendant plus de dix ans, s'est attaché à dégager, en liaison étroite avec les pratiques du terrain et en collant le plus possible aux évolutions logicielles (pratiques de plus en plus généralisées des progiciels), un ensemble de notions, d'usages, de représentations, ... à expliciter au cours de cet enseignement optionnel (1h de cours, 1h30 de TP par semaine). Quels sont les « objets » manipulés ? Quel rapport entre ce qu'on voit à l'écran et ce qui se passe dans l'ordinateur ? Donc quelques notions sur les principes de fonctionnement de l'ordinateur. La prise de conscience du caractère formel des traitements, l'ordinateur n'ayant pas (encore) accès au sens (les poules du couvent couvent...). Des notions comme donnée et fonction, plus généralement la différence entre objet et action, structure de données, fichier, système d'exploitation, variable (cf. mailing), itération, conditions... etc. Certaines notions étant plus spécifiques de certaines activités. Ainsi, pour une utilisation scientifique en sciences expérimentales, les notions d'interface, d'horloge, de codage, de boucle de calcul... Autres originalités importantes de l'option informatique :
L'idée à l'origine de cette option venait d'un constat évident (surtout quand on côtoie les élèves...) : l'utilisation d'un outil n'apporte pas tout ce qui est indispensable à une pratique « maîtrisée ». Sinon, pourquoi y aurait-il des cours de français alors que nous parlons tous depuis notre plus jeune âge ?! D'autant que le chemin est semé d'embûches pour celui qui ne sait pas (encore) : L'embûche des mots. Prenons un exemple : on « charge » un logiciel. L'élève qui a aidé son père à charger les valises dans le coffre de la voiture, sait bien qu'une valise chargée n'est plus sur le trottoir. Et pourtant ! On devrait faire plus attention au vocabulaire (pas seulement informatique d'ailleurs !) dont on se demande parfois s'il n'a pas été inventé (ou conservé) pour rendre encore plus difficile le travail des apprenants. L'abondance des néologismes, aux définitions flottantes, pas toujours employés dans le même sens par les différents utilisateurs, est une source de difficulté très réelle. Embûche de la complexité. Les logiciels sont complexes. Les métaphores autour des « outils » simplistes (à supposer qu'il y en ait) sont trompeuses. On joue trop souvent sur les mots : convivial pour simple, maîtrise d'un logiciel pour connaissance superficielle des cinq premières fonctions, formation pour initiation superficielle... Tout est plus complexe qu'on veut bien le dire. Que les constructeurs et vendeurs de logiciels minimisent la difficulté je le comprends aisément. Je suis plus ennuyé quand le discours est repris par le ministère de l'éducation nationale. Il n'est pas facile d'avoir des connaissances intuitives de ce qui se passe dans l'ordinateur et ses satellites. On le voit bien aux questions posées par les élèves. Un effort d'explication en amont serait de nature à faciliter la tâche des jeunes générations. Faut-il qu'ils repassent obligatoirement par nos propres errements ? L'univers de l'ordinateur a ceci de particulier qu'il est en grande partie dissimulé. On ne voit que ce qui apparaît à l'écran et souvent sous une autre forme à l'impression. Où est le document « vrai » ? sur l'écran ? sur le disque ? en mémoire centrale ? en Australie ? C'est quoi ce document « vrai » ? Privé, par notre faute, d'une vision un peu claire de la question, l'élève est trop souvent en situation de faire n'importe quoi jusqu'à ce que ça marche. « Ca marche !... je sais pas pourquoi mais ça marche ». Situation certes souvent inévitable, que les plus optimistes qualifient d'apprentissage par « essais et erreurs », mais que beaucoup aimeraient rendre un peu moins systématique. Nous sommes un certain nombre à penser que l'éducation nationale n'a pas comme finalité de reproduire ce que le monde extérieur fait déjà fort bien en matière de TIC, le bidouillage. Chacun se débrouille comme il peut avec ces étranges machines capricieuses qui finalement ont toujours le dernier mot : elles fonctionnent quand elles ne plantent pas et de toutes façons « ça marche toujours moins bien que prévu » (Charles Duchâteau). Malheureusement, les enseignants français plutôt bien formés dans leur discipline, et qui ont l'habitude, pour leurs élèves, d'ouvrir - ou au moins d'entre ouvrir - les boîtes noires, sont rarement dans la possibilité de le faire dans le domaine qui nous occupe. Ça me conduit à évoquer rapidement les maux (m a u x) dont souffre le système :
Mais je ne voudrais pas terminer sur un mode trop pessimiste. Naturellement les choses progressent. Le « coup de fouet » d'Internet n'y est pas pour rien, même si les TICE ne doivent pas se réduire à cette démarche. Ce serait sinon à désespérer, surtout celles et ceux qui se dévouent sans compter depuis des années. Les collectivités territoriales font de gros efforts en matière de matériels. On souhaiterait simplement un engagement plus net du MEN qui aille au delà des discours. Car des textes et des discours, il y en a, preuve d'une prise de conscience des responsables au plus haut niveau. Mais faute de moyens, éventuellement redistribués compte tenu de priorités nouvelles, des facteurs limitants très forts subsistent. Pour l'EPI, il convient d'intégrer plus énergiquement l'informatique et les TIC dans la culture générale du futur citoyen. Il me semble que le nouveau ministre, Luc FERRY, qui était depuis plusieurs années Président du Conseil National des Programmes (et que nous avons rencontré plusieurs fois à ce titre) en est très conscient et était même favorable à une double approche : STIC-discipline et STIC dans les différentes disciplines. Il est au bon moment au bon endroit. Pourquoi l'ASTI ne demanderait-elle pas à le rencontrer sur ce dossier ? Jacques Baudé Président d'Honneur de l'EPI Quelques articles disponibles sur le cédérom « 15 ans d'articles de l'EPI » - EAO et autres sigles, - Un exemple d'analyse de vocabulaire : la notion de fichiers dans les logiciels de traitement de texte, - Le mot « information » en informatique et libertés, étude terminologique, - Quelques néologismes du lexique informatique, ___________________ |