UN EXEMPLE D'ANALYSE DE VOCABULAIRE : Claude MARDIROSSIAN * face à ce paradoxe, on peut :
C'est bien sûr la seconde solution que nous choisissons, dans une démarche de type dialectique, qui doit permettre de dépasser les contradictions et d'en tirer un double profit :
Nous nous intéresserons ici à la notion de « fichiers » telle qu'elle apparaît dans les logiciels de traitement de texte, certainement le logiciel de type professionnel le plus utilisé en EAO. Avant d'être perçu comme une notion, le mot est d'abord vu comme l'indicateur d'une commande. On appelle commande un élément de l'écran qui, à la suite d'un choix validé (accepté) permet une action ou un choix d'actions sur l'activité ou son produit (ici, le texte). C'est dans cet « oubli » de la notion au profit de la commande que peuvent s'inscrire les lacunes de compréhension. Cette commande peut être, comme toute commande d'un traitement de texte, représentée de trois manières :
Rappelons la définition que donne Umberto ECO de l'icône dans le champ de la sémiotique : « les signes icôniques reproduisent certaines conditions de la perception de l'objet mais après les avoir sélectionnées selon des codes de reconnaissance et les avoir notées selon des conventions graphiques » (La structure absente, introduction à la recherche sémiotique, p.178). S'il reconnaît, à la suite de Pierce, que les icones sont des « signes qui peuvent représenter leur objet à travers une "similarité" ou en vertu des caractères mêmes de l'objet », il signale également la part de choix arbitraire qui intervient dans l'élaboration de l'icône, qui procède par réductions successives : « un signe arbitrairement donné dénote une condition donnée de la perception ou globalement dénote un perçu arbitrairement réduit à une représentation simplifiée. » Le redoublement de la représentation icônique par la représentation linguistique se justifie, pour U.ECO par le fait que « les codes icôniques sont des codes faibles », c'est-à-dire que leur sens n'est pas directement interprétable, tant les représentations icôniques sont marquées de l'arbitraire individuel et/ou culturel, face à des « codes forts » comme la langue. Face à des icônes, nous devons mettre en jeu des « codes de reconnaissance », qui sont de type culturel au sens large. Ainsi, la commande « FICHIERS » est représentée généralement sous la forme schématisée d'un tiroir ouvert contenant des fiches. L'icône comporte donc 3 éléments de sens : fiches, tiroir, ouverture du tiroir. L'ensemble de l'image renvoie à une situation que rencontrent les secrétaires et tous les personnels d'administration ou de gestion : une série de fiches cartonnées, de même type, rangées selon un critère d'ordre dans un tiroir, dont l'ouverture et la fermeture sont possibles à tout instant. On est bien ici dans le cas d'une perception particulière (quelqu'un face à un tiroir ouvert) réduite à une représentation simplifiée. Le fichier tel qu'il est représenté par l'icône indique des fiches de même modèle, contenant des renseignement de même type (on pense aux fiches d'élèves dans un lycée, aux fiches-clients d'une entreprise...) Peut-on faire aussi l'économie de représentations qui se créent dès que l'on introduit le mot « fichiers » dans le contexte de l'informatique (être fiché, multiplication des fichiers, interconnexion des fichiers...) ? Toutefois, cette situation de perception est généralement inconnue de l'utilisateur d'un logiciel de traitement de texte, dès lors que l'on s'en sert non comme outil bureautique, mais comme outil d'aide à l'écriture dans un contexte d'enseignement. Par ailleurs, la commande FICHIERS entretient des rapports complexes avec la réalité matérielle évoquée par l'icône, rapports qu'il importe de préciser, en étudiant les diverses significations du mot "fichiers" en informatique. En informatique, le mot « fichier » désigne deux réalités bien différentes :
On voit que le premier cas recouvre presque entièrement les significations de l'icône, alors que le second en est fort éloigné. Or c'est justement dans ce deuxième sens qu'il faut comprendre la notion de « fichiers » dans le cas du traitement de texte, alors que l'outil bureautique que l'on appelle « gestionnaire de fichiers » renvoie à la première définition. On peut alors, face à ces multiples significations, centrer la définition du mot « fichiers » sur les OPERATIONS que l'objet « fichier » autorise : Un fichier se « lit », s'« écrit », se « duplique ». Notons que le logiciel de traitement de texte WORD intitule sa commande « fichiers » « LIT-ECRIT », expression qui définit la commande par ses fonctionnalités, mais suppose également une connaissance des notions de lecture/écriture en informatique, d'autant plus que la notion de lecture diffère selon les circonstances (« lire » une information au clavier n'est pas « lire » dans un fichier). Dans ces conditions, la tentation est grande (et de nombreux guides de l'utilisateur cèdent à cette facilité) de transformer l'utilisateur en presse-bouton, en lui indiquant, par exemple : « pour sauvegarder votre document, allez dans "fichiers". » Mais même une telle phrase, simple, et banale dans le contexte, nécessite des explications, et est loin d'avoir un sens immédiat au sens propre : la médiation est indispensable pour décoder ce qui est ici aux limites de l'idiolecte des informaticiens. Chaque mot est à analyser : sauvegarder : mot savant, que l'on peut expliquer/remplacer par stocker, conserver, enregistrer, écrire sur la disquette... document : pose la question de la matérialité/immatérialité du texte. Le texte à l'écran est la représentation volatile d'une suite d'états de la mémoire vive. ALLER DANS : métaphore spatiale : qui, quoi « va » où ? et comment ? Reprenons ces mots en détail. DOCUMENT : la nature d'un document informatique diffère de celle du document écrit. Dans les acceptions anciennes, le mot « document » contenait divers sens associés : manuscrit vs texte dactylographié, support : feuille vs livre, lisible vs illisible, original vs copie. La plupart de ces oppositions binaires ne sont plus pertinentes dans le cas d'un document informatique : la notion de manuscrit au sens littéral disparaît totalement ; la question de la lisibilité, de ce fait, ne se pose plus ; le document peut être un texte isolé ou l'extrait d'un livre à paraître sans que sa structure à l'écran en soit affectée ; la possibilité de dupliquer un texte transforme radicalement les relations à la propriété du texte (nous préciserons ce point). En revanche, d'autres oppositions apparaissent : volatile vs « rappelable », présent à l'écran et/ou présent dans la mémoire vive, présent à l'écran et/ou présent dans la mémoire de masse, modifiable vs non-modifiable (possibilité technique ou droit moral),... On pourrait également ajouter (il s'agit alors d'une gradation, d'un lien « analogique » et non « digital ») que, par nature le document informatique est toujours « plus modifiable » que le document manuscrit ou dactylographié, et qu'il ne prend pour certains sa réalité de document qu'à condition d'être sorti sur l'imprimante, tant le mot de document, comme celui de texte, est lié au support du papier. Les états d'un document informatique, représentation codée de divers états de la mémoire, sont donc de nature plus complexe que ceux d'un document traditionnel. SAUVEGARDER : (on dit aussi « sauver », traduction plus courte de l'anglais « save » - on sait qu'en informatique, la plupart des mots sont des emprunts ou des traductions de l'anglais : voici encore une des interférences, l'un des « bruits » au sens où l'entend la théorie de l'information, qui parasite la communication informatique). Ce mot connote un risque de perte. Par lui, le document informatique est perçu comme un document « à risque », soumis de façon permanente à la panne, à la coupure électrique. Or, ces risques, qui existent bel et bien dans la réalité, sont surévalués par l'emploi de ce mot. On dira de même « faire une sauvegarde » pour « effectuer une copie de sécurité ». Or, dans une première sauvegarde, il s'agit en fait non de protéger des données, mais de recopier l'information sur un support matériel afin de pouvoir ensuite rappeler et modifier les données. Les mots de « stockage » ou d'« archivage » seraient peut-être plus parlants. ALLER DANS : l'écran informatique se présente comme un espace à deux ou trois dimensions : on peut s'y déplacer horizontalement, verticalement, ou en « profondeur » (il ne s'agit, bien sûr, que d'une simulation) grâce aux menus déroulants. Là encore, précisons : qui se déplace ? Généralement, l'utilisateur est « matérialisé » par une surbrillance, un curseur, gérable par des touches de clavier ou une « souris ». Ce transfert de fonction se doit d'être explicité. Les notions de choix et de validation-acceptation doivent être clarifiées, la métaphore spatiale étant parfois « filée » par la notion de « champ » (ainsi, dans le « champ » de la position d'une lettre, on peut choisir la position normale, la position exposant et la position indice). Ici, il ne s'agit pas d'« aller » quelque part, mais de choisir une option, puis éventuellement une sous-option, à l'intérieur d'une commande. Pour cela, l'utilisateur dispose d'un outil le curseur. COMMENT PRÉSENTER LA NOTION DE FICHIERS Ainsi, l'accès à cette commande courante du traitement de texte requiert la connaissance de certaines notions, sans lesquelles le repérage à l'intérieur des fonctionnalités du logiciel risque d'être difficile et les représentations faussées. Les notions indispensables Mémoire vive vs mémoire de masse (au premier élément correspond le volatile, au second, le stable, le rappelable, le modifiable), notion d'information, acceptions possibles du mot fichiers, fonctionnalités de la notion, ses signifiants possibles (ses images, son vocabulaire). On le voit, cette présentation inverse l'ordre des actions tel qu'un système « presse-bouton » le présente ; elle doit privilégier également une représentation, sous forme de schéma, de la triple présence de l'information, dont on peut dire que le contenu reste identique au travers des formes différentes qu'elle prend.
INTÉRÊTS PÉDAGOGIQUES ATTENDUS Cette première approche peut permettre une introduction à la notion de « code » et de « message ». Même s'il est évident que le message n'est jamais complètement indépendant du code utilisé (le cas le plus probant étant le langage poétique), il peut être intéressant de faire aborder (ou entrevoir) des notions simples de linguistique au travers de l'informatique. La notion de signe comme dualité signifiant/signifié peut être perçue soit grâce aux diverses représentations de l'information, soit au travers des représentations linguistiques et/ou icôniques de la notion de fichiers. La notion de « code » et de « message » peut être complétée par celle du « support matériel » de l'information (écran, disquette...). Ces trois éléments constituent les premiers aspects qui ont servi à Roman Jacobson dans sa définition des six fonctions de la communication dans Essais de Linguistique générale. On peut poursuivre de telles analyses en examinant les autres opérations que l'on peut faire sur un fichier : le chargement et la recopie, ou duplication. CHARGEMENT : là encore, l'image utilisée fait plus obstacle qu'elle n'éclaire. En effet, le registre semble assez mal approprié : quoi de plus léger, de plus immatériel que l'information, codée par l'informatique ? De quoi est-il question dans cette opération ? Davantage d'un rappel de l'information, de sa convocation, de sa réactivation que de son « chargement ». Il s'agit d'envoyer à l'écran une copie, correctement codée afin que l'utilisateur y ait accès, de l'information stockée sur une mémoire de masse. En effet, l'utilisateur ne peut « lire » les données binaires inscrites sur une disquette. Pour qu'un message soit compris, il faut que le code soit « lisible » par celui à qui le message est destiné : l'ordinateur code donc les informations binaires en lettres visibles à l'écran. Ici encore, la réflexion sur la communication se complète. RECOPIE : n'importe quel fichier peut se recopier ; une telle opération ne nécessite que quelques secondes, ce temps pouvant aller jusqu'à quelques dizaines de secondes dans le cas d'un texte particulièrement long (quelques dizaines de pages). Bien sûr, le temps de recopie dépend de la rapidité de l'ordinateur. Une telle rapidité du transfert de l'information peut faire évoluer le statut des documents. L'enseignement a longtemps fonctionné sur la base du « ne copiez pas » et du « ne communiquez pas ». Or l'information est une « denrée » faite pour circuler, et son codage informatique facilite cette circulation. La nature même de l'information est d'ailleurs de pouvoir être donnée sans être perdue par son possesseur/émetteur, contrairement aux objets dont le don nous dépossède. Tout texte ainsi livré à la reproduction peut être repris, modifié, récrit de l'intérieur, jusqu'à devenir méconnaissable pour son « auteur ». On aboutit à une tout autre image du palimpseste... Ici, la notion même d'auteur est subvertie. On peut s'interroger, à partir de ces repèrages, sur la nature de ces textes modifiables ou modifiés, sur leur statut. Agit-on de la même façon quand on modifie son propre texte, quand on corrige son devoir, quand on utilise un document fourni par un professeur, bref, quand on ne touche que des textes d'« écrivants » et non d'écrivains, pour reprendre la distinction de Barthes, et quand on écrit « à la manière de » tel écrivain, en utilisant, récrivant, modifiant son texte ? (par exemple en utilisant une base de données littéraires comme en propose le logiciel ROMAN, qui inclut un traitement de texte). La notion de « création collective » prend également une autre dimension dans le cadre de l'informatique, avec les possibilités de duplication et de modifications qui sont offertes. CONCLUSIONS Il nous apparaît donc, au terme d'une réflexion certes ponctuelle, que l'analyse des codes utilisés par l'informatique est une étape indispensable dans la réflexion sur la pédagogie par l'informatique et la pédagogie de l'informatique. Ce détour par le langage permet :
Claude MARDIROSSIAN Paru dans la Revue de l'EPI n° 66 de juin 1992. ___________________ |