bas de page
 

Au terme de deux enquêtes

Michel Narcy
 

Article de synthèse, signé Michel Narcy, publié à la suite de deux enquêtes : « Avant les stages IPT » (première enquête réalisée par le GREDIP d'avril à septembre 1985 et « Après les stages IPT » (deuxième enquête réalisée par le GREDIP et l'EPI de janvier à mars 1986).

Les deux enquêtes ont été publiées dans Informatique et pédagogie, numéro spécial de l'EPI, supplément au Bulletin n°42, 2e trimestre 1986, pages 5 à 52.

_______________________________

   6 550 micro-ordinateurs répartis entre 68 ateliers lycées, 215 ateliers collèges, 370 nano-réseaux écoles, 988 micro-ordinateurs autonomes écoles, 6 540 enseignants initiés hors temps scolaire dans l'Académie de Créteil : le Plan Informatique Pour Tous a introduit massivement l'informatique dans le système éducatif.

   L'informatique à l'École est devenue une réalité à laquelle les enseignants, bon gré mal gré, sont confrontés. Même si l'on peut regretter l'insuffisance du nombre de machines, les retards importants dans la livraison des « valises » pédagogiques, la qualité d'ensemble médiocre des logiciels, le matériel est là et il faut l'utiliser.

   L'utilisation pédagogique de l'informatique ne va pas de soi : il faut, certes, avant tout avoir une bonne maîtrise de la manipulation des matériels, mais c'est loin d'être suffisant. Il faut, une fois capable de faire fonctionner les machines, intégrer l'utilisation des logiciels dans une pratique pédagogique qui, jusque là, s'en passait fort bien semble-t-il. Il faut résoudre les problèmes d'organisation que pose l'utilisation de machines toujours en nombre insuffisant par rapport au nombre d'élèves... Tout cela demande du temps, des efforts, une certaine remise en cause.

   Mais le discours sur l'informatique remède à la crise, symbole de la nécessaire « modernisation » est tellement prégnant, l'informatisation est devenue un tel phénomène de société que l'École ne peut pas rester à l'écart et l'informatique doit pénétrer tout le système éducatif.

   Le monde enseignant en est conscient : le succès qu'ont connus les stages « Informatique Pour Tous », organisés sur le temps de vacances, le nombre important de collègues qui ont accepté de répondre aux deux enquêtes me paraît très révélateur de cet état d'esprit.

   Doit-on considérer l'informatique comme une nouvelle science ? une nouvelle technique ? un outil pédagogique comme un autre ?

   Quelle place lui accorder dans l'enseignement ? Matière obligatoire au même titre que le français ou les mathématiques ? Ou pédagogique propre à certaines matières ?

   Pourquoi l'utiliser dans son enseignement et comment ?

   Doit-on apprendre à programmer ?

   Autant de questions qui se posent et dont les réponses peuvent déterminer la place qui sera vraiment attribuée à l'informatique dans l'éducation et la nature des formations qui pourront être proposées aux enseignants. Les deux enquêtes, et c'était bien sûr le but recherché, offrent sur ces points un certain éclairage : celui des enseignants, à la base, du CP à la terminale, confrontés aux difficultés réelles du terrain.

   Les réponses aux questions des enquêtes sont riches d'enseignements mais les « commentaires libres » au verso de nombreux questionnaires, sur certains points, le sont tout autant.

   Le premier point notable est. que l'opinion sur la place de l'informatique dans l'enseignement n'a pas été modifiée par les stages IPT et les réponses à la deuxième enquête sont, sur ce domaine, remarquablement proches de celles fournies lors de la première.

   Les enseignants, dans leur grande majorité, considèrent – et cela quel que soit le niveau d'enseignement – l'informatique davantage comme une matière optionnelle que comme une matière obligatoire. Mais ils la considèrent, avant tout, comme un outil pédagogique propre à certaines matières.

   Il y a deux modes d'utilisation de l'informatique différents auxquels les enseignants sont plutôt favorables :
- la programmation (comme matière optionnelle),
- l'uti1isation de logiciels (avant tout dans certaines matières).

   L'informatique – matière obligatoire – peut effrayer pour deux raisons principales, me semble-t-il :
1) une matière de plus alors que les horaires des élèves sont déjà importants. Une matière qui vient prendre la place d'une autre ? Laquelle ?
2) l'informatique comme matière c'est avant tout la programmation qui peut apparaître comme une matière difficile, développant la logique et le raisonnement mais, de ce fait, renforçant les difficultés d'élèves qui en ont déjà beaucoup par ailleurs. Donc une matière élitiste, sélective.

   L'informatique – outil pédagogique dans certaines matières – du fait de son aspect, « technique », paraît convenir davantage aux matières scientifiques qu'aux matières littéraires.

   Une collègue, professeur de lettres classiques en col1ège, résume assez bien l'opinion générale :
«  En ce qui concerne 1'enseignement du français, je crois qu'il faut encore attendre des progrès de l'informatique. Elle peut servir dans des exercices très simples (conjugaison, orthographe, grammaire très élémentaire) comme moyen d'acquisition et comme contrôle. Mais elle est loin de rendre des services sur l'intelligence fine d'un texte. »
que complète un professeur d'anglais :
« Le laboratoire de langues et le magnétoscope me paraissent plus utiles pour l'enseignement d'une 1angue. »

   Le deuxième point qui me parait tout à fait digne d'attention porte sur les raisons (conscientes ou inconscientes) qui. poussent les enseignants à introduire l'informatique dans leur pratique pédagogique.

   S'il n'est pas surprenant qu'ils voient presque unanimement en elle un instrument motivant pour les élèves, il est plus étonnant qu'ils la considèrent davantage comme une « nouvelle nécessité culturelle » que comme un outil pédagogique paré des vertus du « rattrapage », de « l'individualisation » ou de la « rigueur intellectuelle ». C'est, un peu comme si l'informatique devait, avant tout, être présente dans l'enseignement parce qu'elle est présente dans la vie sociale, indépendamment de ses apports spécifiques.

   Le sensible décalage dans les réponses positives aux questions 3 et 4 me confirme dans cette impression : après les stages IPT, 80 % des personnes interrogées pensent que l'informatique peut apporter quelque chose à leur enseignement mais elles sont 10 % de plus (90 %) à se déclarer prêtes à l'utiliser !

   Quoi qu'il en soit, le suivi d'un stage n'a pas modifié leur attitude :
- Avant les stages :
     « tout à fait disposé » 48 %
     « plutôt disposé » 42 %.
- Après les stages :
     « tout à fait disposé » 48 %
     « plutôt disposé » 42 %.

   Ce qui incite le plus les enseignants à utiliser l'informatique est, encore une fois, le besoin qu'ils ressentent profondément de ne pas vivre dans 1eur pratique d'enseignant un décalage avec le monde extérieur. Ils sont 81 %. à vouloir utiliser l'informatique par « nécessité d'une adaptation aux techniques nouvelles » (alors qu'ils ne sont que 58 % pour « des raisons pédagogiques ») : il faut, aujourd'hui, en passer par l'informatique.

   Le troisième point est que les principales raisons d'être réticents, avancées avant les stages IPT, se trouvent renforcées après ceux-ci :

   Le « manque de disponibilité » est invoqué par 29 % des stagiaires IPT (contre 19 %, avant) 1e « manque de moyens matériels » par 33 % (contre 22 %), le « manque de compétences » par 37 % (contre 31 %) .

   Tout se passe comme si les stagiaires, qui étaient la plupart néophytes, avaient découvert dans les stages la nécessité de connaissances spécifiques et de préparation pour une utilisation minimale de l'informatique dans leur classe.

   Comme le dit une collègue institutrices :
« La mise en place de l'outil informatique comme moyen pédagogique demande de la part de l'enseignant une disponibilité importante qui dépasse souvent celle qu'il peut accorder à la préparation de sa classe. Il est indispensable de résider près de son lieu de travail pour avoir accès à l'ordinateur en dehors des heures scolaires, ne serait-ce que pour visionner des cassettes que l'on veut présenter aux élèves (« i1 est possible d'amener chez soi un livre de maths ou de grammaire... »)

   Les stages « Informatique Pour Tous » ont été, incontestablement, une réussite dans notre académie puisqu'il n'y a qu'un stagiaire sur cinq qui se déclare déçu. Les stages de Pâques malgré la précipitation avec laquelle ils ont été mis en place et les stages de la première semaine de juillet et malgré les difficultés matérielles des premiers jours n'ont pas déçu plus que les autres.

   Ils ont répondu aux objectifs qui avaient été fixés. Le principal objectif déclaré de la « formation IPT » était « de permettre aux enseignants de maîtriser l'usage des matériels et des logiciels de tous types dont ils disposeront désormais dans leurs établissements » (Informatique Pour Tous, « Mise en oeuvre et développement », p. 29). La question se rapportant aux contenus des formations IPT montre que les stages ont., dans leur très grande majorité, consisté avant tout dans l'utilisation du nano-réseau et des logiciels. La programmation, contrairement à ce qu'on aurait pu craindre, n'a occupé qu'une petite partie du temps.

   Le but principal a été atteint : les stagiaires se déclarent, dans l'ensemble, capables d'utiliser l'informatique avec des élèves, mais d'avantage sur le plan matériel que pédagogique.

   Il me semble qu'il ne faut pas limiter ce bilan à un point de vue trop directement utilitaire, car beaucoup de ceux qui ont répondu à l'enquête soulignent ce qu'il leur a apporté sur le plan humain.

   C'est ce que déclare une collègue, professeur de mathématiques en collège :
«  Ce stage, pour ma part., a été positif par son côté humain. Il m'a permis de rencontrer des collègues d'autres disciplines et d'autres formations (institutrices, profs de SES ...). »

   De même, une institutrice écrit :
« Pendant le stage IPT, nous avons beaucoup apprécié de nous retrouver entre enseignants de milieux et de niveaux très différents, ce qui nous a permis de confronter nos idées dans un domaine plus large qu'à l'ordinaire. »

Leur ayant donné satisfaction, les ayant rendu capables d'utiliser le matériel, les stages IPT n'ont pas diminué, chez les enseignants, leur besoin de formation : ils sont aussi nombreux qu'avant à souhaiter une formation.

   Ils sont, certes, moins demandeurs dans certains domaines :
- l'utilisation des machines,
- 1e fonctionnement des ordinateurs.

   Ils ont une meilleure idée de ce qu'on peut faire avec l'informatique. Mais leur demande est aussi forte qu'avant sur tout ce qui concerne son utilisation pédagogique. Il faut également souligner que leur demande de formation en programmation s'est nettement accrue.

   La formation dispensée dans le cadre de l'opération Informatique Pour Tous n'a visiblement, et il ne pouvait pas en être autrement., constitué qu'une initiation qui doit absolument être suivie d'une formation approfondie.

   Cette formation, pour répondre aux besoins formulés dans l'enquête, doit porter sur deux axes principaux :
- l'EAO et d'une façon générale, l'utilisation pédagogique de l'informatique,
- la programmation :
   Elle doit s'effectuer dans un cadre disciplinaire. C'est le souhait de beaucoup de collègues.

   Ainsi un professeur d'EPS de collège : «  Ne pourrait-on mettre en relation des professeur de même discipline afin d'aboutir à des travaux communs dans la discipline considérée. »
Un professeur de physique de lycée : «  Je pense qu'il vaudrait mieux, lors d'éventuelles journées de formation, réunir des enseignants de la même discipline ou de disciplines assez proches. »

   Le verso du questionnaire de la deuxième enquête a permis à de nombreux collègues d'apporter des précisions sur les divers aspects abordés dans l'enquête elle-même, mais il a offert la possibilité à beaucoup de manifester leurs sentiments à l'égard du matériel et des logiciels des « valises » pédagogiques.

   Je pense n'étonner personne en disant que les remarques sur le matériel viennent d'instituteurs qui ne disposent que d'un seul micro-ordinateur dans leur classe et des professeurs de collège qui se demandent comment faire avec 6 machines et plus de 24 élèves !

   Les remarques concernant la qualité des logiciels sont souvent sévères. Trois collègues résument bien l'opinion de ceux qui ont jugé bon de se prononcer sur ce point.

   Un directeur d'école : «  Il me semble que les logiciels qui nous ont. été proposés sont très discutables (du Bled sur écran) avec des consignes de manipulation plus complexes que le problème à résoudre. »

   Un professeur de lettres classiques de collège : « Je pense que la quasi-totalité des logiciels existants est proprement affligeante et il me paraît très souhaitable de deux choses l'une, soit de pouvoir les modifier à notre gré ou d'en créer d'autres de toutes pièces, soit de voir cette tâche de création confiée à des informaticiens doublés d'un pédagogue ».

   Un professeur de lettres-histoire de collège : « J'attends surtout que l'on confie la réalisation de logiciels à des enseignants et non à des informaticiens recrutés par les éditeurs et dont l'objectif est surtout le « tape à l'oeil » plutôt que l'efficacité pédagogique ».

   Comme l'écrivait fort justement le Premier Ministre Laurent Fabius dans sa préface du guide « Informatique Pour Tous » : « Point de départ d'une aventure nécessaire, il (le Plan Informatique Pour Tous) nous interpelle pour que cette génération soit la mieux formée de notre histoire. »

   Les enseignants ont répondu à cette interpellation avec bonne volonté et enthousiasme, convaincus qu'à l'aube du XXIe siècle l'informatique doit être présente dans l'École.

   Le Plan Informatique Pour Tous a donné une impulsion tout à fait nécessaire mais qui est loin, très loin, d'être suffisante. Il ne suffit pas de saupoudrer 1es établissements de matériels, d'initier aux manipulations un grand nombre d'enseignants pour que 1' informatique prenne la place qui lui revient dans notre système éducatif. Ce n'est pas en 50 heures de formation que l'on peut satisfaire aux exigences de la mise en place d'une pratique pédagogique nouvelle.

   Or, les matériels sont arrivés dans les établissements les stages IPT achevés et les collègues sont livrés à eux-mêmes., invités à se lancer dans l'aventure sans un bagage suffisant et sans que des perspectives claires d'avenir leur soient proposées.

   Comme le dit, sans ménagement, une institutrice : « que ce questionnaire serve et qu'il soit une mise en évidence du vide de l'après stage Informatique Pour Tous. »

   Pour que les matériels servent et ne restent pas dans les placards, pour que le Plan IPT n'ait pas été un énorme gaspillage de moyens et d'espoirs, il faut aller plus loin et prolonger l'effort.

   Il faut donner aux établissements les moyens d'assurer la maintenance des matériels.

   Il faut offrir des formations adaptées à tous les niveaux d'enseignement et à toutes les disciplines.

   Il faut mettre en place une politique de création de logiciels éducatifs de qualité dans laquelle les enseignants auront un rôle essentiel à jouer.

   Sans cela, l'enthousiasme soulevé par IPT retombera et le recul sera irréversible. Il ne faut pas laisser passer la chance qui nous est donnée d'exploiter les remarquables possibilités pédagogiques de l'ordinateur.

Michel Narcy
Professeur de Sciences Économiques et Sociales
Président du GREDIP*

Paru dans Informatique et pédagogie, numéro spécial de l'EPI, supplément au Bulletin n° 42, 2e trimestre 1986, pages 53 à 60.

* Le GREDIP (Groupe de Recherche En Didactique de l'Informatique Pédagogique) association loi 1901, créée par arrêté au Journal Officiel du 10 juillet 1985, regroupe 12 enseignants (stagiaires au CFIPE de l'Académie de Créteil en 1984-1985). À vocation pluridisciplinaire, il regroupait tous les niveaux d'enseignement de l'élémentaire à la terminale et les disciplines suivantes : anglais, arts plastiques, comptabilité, dessin industriel, éducation physique, histoire-géographie, lettres, mathématiques, physique, sciences économiques et sociales, sciences médico-sociales.

haut de page
Association EPI
Février 2015

Accueil Historique