Colloque « Informatique et enseignement »
organisé par le MEN, en collaboration avec l'EPI,
les 21 et 22 novembre 1983 à Paris.
Maurice Nivat
Intervention de Maurice Nivat au cours de la table ronde n° 3 « Former les informaticiens » Il présente quelques idées forces et quelques conclusions du rapport « Savoir et savoir-faire en Informatique » qu'il vient de remettre à MM. les ministres de l'Éducation nationale et de l'Industrie et de la Recherche.
Mesdames et messieurs,
Tout ce que je voudrais faire aujourd'hui brièvement, c'est dégager quelques idées forces et quelques conclusions du rapport que j'ai eu l'honneur de remettre à MM. les ministres de l'Éducation nationale et de l'Industrie et de la Recherche. Ce rapport vient de paraître à la Documentation Française, dans la collection des rapports officiels, sous le titre de Savoir et savoir-faire en Informatique.
Premier point : Pour faire face à la multiplicité de matériels et de logiciels en pleine évolution, il nous semble que le seul moyen est de donner, à tous, les concepts de base que l'informatique en tant que science a développés et continue à développer.
Le premier concept est celui d'algorithme, suite d'opérations à effectuer pour obtenir un certain résultat à partir d'un certaine donnée. La notion d'algorithme déborde largement et l'informatique et l'utilisation des calculateurs, tout le monde met en oeuvre des algorithmes à chaque instant dans sa vie professionnelle comme dans sa vie privée. Certains sont simples, encore qu'on doive les apprendre, comme celui qui consiste à mettre en route sa voiture, d'autres sont plus compliqués, ainsi celui qu'utilisé une secrétaire dactylographe pour corriger un texte déjà tapé (où l'on voit clairement que l'algorithme dépend essentiellement des opérations de base autorisées). Certains très intuitifs ne sont même pas habituellement formulés comme ceux qu'on emploie pour mettre en ordre un ensemble d'objets ordonnés dont l'ordre a été dérangé (ce dernier ayant une importance pratique considérable : peut être la moitié du temps passé par tous les ordinateurs en service dans le monde est-il consacré au tri et au problème très voisin de la recherche dans une table). L'intérêt de la notion d'algorithme vient de ce qu'un algorithme dépend essentiellement d'une représentation de données et des actions que l'on peut accomplir, pour les transformer et en tirer un résultat. Si l'on est cruciverbiste et que l'on cherche un mot qui se termine par erge dans la langue française, au moyen du petit Larousse illustré, i! est clair que cela peut être long. Évidemment si l'on a une liste des mots rangés par ordre alphabétique de droite à gauche cela n'est pas plus difficile que de chercher dans un dictionnaire ordinaire tous les mots qui commencent par erge. Mais l'on voit bien aussi que l'on est obligé de réviser la notion de mot, car les formes diverses d'un verbe par exemple qu'engendré sa conjugaison ont, sauf exception, une partie initiale commune, alors que leurs désinances sont tout à fait différentes. Ainsi du mot, l'on passe à la forme lexicale, et, pour être utilisable, un dictionnaire alphabétique inverse doit être un dictionnaire de formes et non un dictionnaire de mots (au sens usuel où un verbe est un mot, c'est-à-dire où toutes les formes du verbe sont identifiées, dans le Petit Larousse, avec son infinitif.
Nous pensons que la notion d'algorithme est tout aussi fondamentale que les notions les plus fondamentales que l'on cherche à donner aux gens sur les bancs des écoles (équations en mathématiques, correction grammaticale en français ou en langue étrangère, la notion d'expérience dans les sciences expérimentales, de corps simple en chimie, d'espèce en sciences naturelles). Or cette notion n'est pas enseignée comme telle, on ne l'identifie pas, on ne fait jamais explicitement le lien essentiel entre représentation des données, jeu d'opérations permises sur ces représentations et faisabilité ou complexité de l'algorithme.
Je n'ai pas envie de vous ennuyer avec une longue liste de concepts à mes yeux très importants comme ceux de parcours d'une structure discrète, arbre ou graphe, de retour-arrière (en anglais back-tracking), de procédure (sous-algorithme qui est en fait une abréviation d'une suite d'opérations déjà complexes et que l'on peut utiliser à condition que ce soit dans des situations parfaitement spécifiées). L'intelligence artificielle, sujet à la mode, s'il en est, m'oblige à parler de logique ou plutôt d'inférence c'est-à-dire de la façon de déduire, d'inférer, d'un ensemble de connaissances représentées sous forme de clauses logiques des énoncés qui en découlent (et qui sont vrais si les connaissances formant la base sont elles aussi vraies). Je n'ose pas dire combien de gens n'ont de la notion d'inférence ou de déduction dans un système logique aucune idée précise : ceci n'étant enseigné presque nulle part, tout le monde est en fait naturellement très ignorant (et c'est pourtant bien là-dessus que repose toute l'intelligence artificielle I).
Il y a toute une informatique conceptuelle qu'il faut enseigner.
Toute notre expérience nous incite à dire que les concepts informatiques comme tous les concepts profonds ne sont assimilés que très lentement. Nous les croyons aussi distincts des autres car nous n'avons jamais pu établir la moindre corrélation entre une aptitude aux mathématiques par exemple ou à la physique, attestée par de bons résultats d'un étudiant dans une de ces disciplines, et la rapidité d'acquisition des concepts informatiques. On pourrait discuter d'un point de vue philosophique pour savoir si l'informatique est ou n'est pas des mathématiques, est ou n'est pas de fa physique, devrait ou non être l'un des deux ou les deux à la fois.
Je constate seulement que les concepts informatiques ne sont enseignés ni par les mathématiciens ni par les physiciens qui d'ailleurs dans leur immense majorité les ignorent, et que nos étudiants formés aux mathématiques ou à la physique ne semblent pas mieux préparés que les autres à l'acquisition et à la maîtrise de ces concepts. Et j'en déduis qu'il faut enseigner l'informatique de façon autonome en tant que telle. Il est très important d'allonger la formation à l'informatique pour permettre l'assimilation complète des concepts. Et là je distinguerais deux cas :
pour les futurs ingénieurs et techniciens supérieurs ayant déjà reçu une formation scientifique nous savons assez bien quoi enseigner et comment, il y a aujourd'hui un très large consensus sur ce point, L'allongement de la formation par l'ouverture, par exemple, de DEUG informatique dans nos universités est une décision qui peut être prise demain matin et appliquée sans retard (ceci car, pour beaucoup, l'informatique d'aujourd'hui emprunte son langage aux sciences mathématiques et physiques) ;
à plus bas niveau, celui des lycées et des collèges et celui de la formation professionnelle indispensable à tout le personnel d'employés et d'ouvriers qui n'a pas eu la chance ou encore le temps d'acquérir un maniement aisé du langage des sciences, nous ne savons pas trop comment nous y prendre.
Et je crois indispensable une recherche en pédagogie de l'informatique qui fasse l'objet d'un effort considérable, national, mobilisant des spécialistes pris parmi les meilleurs aux côtés d'enseignants de toutes natures et de toutes disciplines, et de « recruteurs » d'informaticiens, industriels ou représentants d'administration. La création d'IREI, Instituts de recherche en enseignement de l'informatique, comparables aux IREM, pourrait satisfaire ce besoin d'une pédagogie de l'informatique pour tous qui ne présuppose pas une connaissance des mathématiques ou de la physique dont d'ailleurs la plupart des informaticiens n'auront aucun besoin. Ce qui est évident, c'est qu'il faut faire vite.
Deuxième point : l'informatique est une science appliquée et un outil.
J'ai parlé des concepts donc de savoir. Il ne suffit pas de savoir, en informatique, il faut aussi savoir faire. Là les matériels disponibles aujourd'hui jouent évidemment un rôle essentiel et d'autre part l'informatique, plus que tout autre discipline, envahit la plupart des domaines de l'activité humaine et se doit donc d'être un instrument au service de tous. Chacun sait que les applications de l'informatique sont innombrables, s'étendent chaque jour et modifient à un tel point les conditions de travail, de réflexion, de création, d'action et de pensée dans de très nombreux secteurs que la maîtrise de i'outil informatique apparaît comme un enjeu essentiel. Ce n'est pas seulement l'industrie informatique française et les bénéfices que l'on en peut espérer à l'exportation qui est en jeu : c'est un peu toute l'activité économique française qui faiblirait et risquerait à terme de disparaître si nous autres Français n'arrivions pas à nous doter d'outils informatiques aussi puissants ou aussi bien adaptés à leur objet que ceux que possèdent les autres pays développés. Là il nous semble indispensable de dire que non seulement il faut former les gens à l'utilisation d'outils informatiques mais qu'il faut les former à l'utilisation des meilleurs outils actuellement disponibles et, de plus, les préparer à utiliser dans un proche avenir des outils encore beaucoup plus performants. C'est la même histoire que celle de la charrue depuis celle de Mathieu de Dombasle jusqu'aux charrues à disques modernes en passant par les Brabant de nos pères : sauf que je crois qu'on n'enseigne plus nulle part à des jeunes l'art de labourer en billon avec un cheval et une charrue à un seul soc non réversible. Tout le monde sait bien que le seul espoir pour l'agriculture française de dégager des bénéfices tout en assurant aux agriculteurs le niveau de vie auquel ils ont droit comme tout citoyen, c'est de permettre à ceux-ci d'acquérir les outils les plus modernes et d'assurer les conditions (par remembrement, par lutte contre la parcellisation et la division des propriétés agricoles) d'une utilisation efficace de ces outils. Les lycées agricoles, pour autant que je sache, sont bien arrivés à se doter de ce qu'il faut de bon matériel pour donner aux futurs agriculteurs la formation nécessaire à l'utilisation des techniques les plus pointues. Pourquoi n'en est-il pas ainsi en informatique ? Telle sera ma question.
On ne fera jamais qu'un petit ordinateur soit l'égal d'un gros. On ne fera jamais d'un ordinateur dont la conception remonte à 15 ans un ordinateur moderne. On n'empêchera pas Unix ou Multics d'avoir marqué dans l'utilisation des ordinateurs un progrès sensible {plus que sensible, une espèce de rupture en ce sens que ces systèmes n'ont pas seulement apporté un progrès quantitatif mais un progrès qualitatif : on fait avec eux des choses qu'on ne faisait pas avant, qu'on ne faisait pas par exemple sur Iris 80, non qu'elles fussent, au sens strict, infaisables, mais parce que leur réalisation représentait un travail simplement monstrueux devant lequel chacun renonçait).
Il faut absolument donner aux gens la possibilité de se former d'abord et d'utiliser ensuite les meilleurs matériels aujourd'hui sur le marché. L'emploi de matériel ou de logiciels désuets, de trop faible capacité ou inadaptés n'a aucun sens. L'initiation pratique, le contact physique avec l'ordinateur, est indissociable de l'acquisition des concepts dont nous parlions plus haut. Tous les informaticiens le savent bien : du concept à sa réalisation, il y a un long chemin à parcourir, tout un monde d'obstacles à franchir ou à contourner, difficulté d'expression des algorithmes ou de leurs spécifications, difficultés de stockage de données en grand nombre, problèmes de mise au point et vérification (qui sont en soi un vaste sujet que l'on sait encore mal comment aborder), documentation enfin, c'est-à-dire communicabilité de ce que l'on a fait. Ce travail est du travail d'ingénieur, au sens le plus noble du terme, où l'on fait feu de tout bois, où l'on joue de toute une panoplie de méthodes et d'outils pour réaliser quelque chose qui marche à partir d'un plan conceptuel bien établi. Je n'insisterai pas davantage sur l'absurdité qu'il y a à essayer de réaliser ce gros travail sur des matériels ou avec des logiciels inadaptés et sommaires comme on le voit faire souvent, aussi bien dans l'entreprise que dans la recherche ou dans l'enseignement.
Le problème de la bonne utilisation de l'informatique est déjà suffisamment compliqué, même si l'on dispose des outils les plus puissants. Car en fait il s'agit surtout d'intégrer ces outils à d'autres qui peuvent être des outils mécaniques de toute nature, mais sont surtout des outils de pensée, des méthodes de travail, des chaînes de production ou de traitement qui font largement appel à l'initiative et à l'intelligence des travailleurs. L'exemple du secrétariat est je crois un boft exemple : la machine apporte un progrès considérable, et pour la mise au point de documents écrits, et pour le stockage d'informations diverses. Je ne suis pas sûr pourtant qu'aujourd'hui ces possibilités soient bien utilisées et que les secrétaires du bureau informatisé sachent ou puissent vraiment en tirer le meilleur parti, alors même que la bureautique frappe à notre porte. Ce n'est pas en un jour que leur travail, qui a été pensé en terme de papiers, notes, lettres et dossiers, que écrit à la main ou à la machine et que l'on archive sur des rayonnages dans des boîtes ou des chemises, pourra être informatisé, comme il le faudrait, avec des bandes et des disquettes remplaçant tous les supports papiers et un système d'adressage et de questions posées à l'ordinateur remplaçant l'art (chacun sait bien que c'en est un, et qu'une secrétaire qui le possède est plus qu'utile, indispensable et inestimable) de retrouver la lettre ou l'information que l'on cherche.
Ce seront mes derniers mots : car je suis convaincu que les informaticiens seuls, quelles que soient leurs capacités techniques, même en recourant l'intelligence artificielle, n'arriveront pas à concevoir le système très complexe qui intégrera des outils informatisés avec l'intelligence et la mémoire des secrétaires. Ce sont elles, premières concernées, qui devront lentement reconcevoir l'ensemble de leur activité en fonction de l'informatique, adapter les outils en même temps que leur façon d'agir et de travailler. Évidemment, pour ce faire, il conviendra qu'elles acquièrent une connaissance profonde de ce que l'informatique peut leur apporter. À vouloir informatiser trop vite et sans l'effort de formation considérable que nous préconisons, on risque de faire disparaître des savoir-faire très précieux, tel celui des bonnes secrétaires, sans les remplacer par un savoir-faire informatique équivalent. L'informatique aurait alors vraiment manqué son but et justifié les pires craintes de ceux qui s'effraient de voir des machines incontrôlées ou contrôlées seulement par quelques apprentis sorciers remplacer l'homme et détruire progressivement ses valeurs les plus profondes.
Maurice Nivat
Professeur d'informatique, université Paris 5
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