Un des premiers plaidoyer pour un enseignement de l'informatique pour tous « parce que l'informatique est un phénomène important dans l'ordre de la connaissance, que ses idées vont se diffuser dans les autres disciplines, qui ont besoin de ses méthodes et de son langage, et que ses conséquences seront essentielles pour nos sociétés. Il faut donc l'enseigner à tous les jeunes Français ». L'ÉDUCATION ET L'INFORMATISATION DE LA SOCIÉTÉ (extrait) Rapport remis au Président de la République le 31 août 1980 Jean-Claude Simon Publié à la Documentation française (1980) 1. L'INFORMATISATION DE LA SOCIÉTÉ 1. La société d'information et de communication Un changement de société Depuis les temps historiques, la société a perpétuellement évolué. À un instant donné, les membres du corps social s'en préoccupent vivement, en général pour le déplorer, mais sans pour autant chercher à en avoir une conscience bien claire. Nous échappons d'autant moins à cette règle que notre changement présent est plus considérable, et semble-t-il plus rapide. Après la révolution industrielle du IXXe siècle, nous sommes témoins d'une révolution agricole au XXe, d'un développement considérable des transports, et aujourd'hui d'un rythme d'accroissement sans précédent de la transmission et de la production des informations. II semblerait donc que l'une des finalités de notre société soit de produire plus d'informations et de les faire circuler plus vite. II en résulte une augmentation très rapide des dépenses propres à l'information dans notre système socio-économique : les frais généraux des ensembles administratifs publics et privés, les frais d'études et de recherches, les dépenses de transaction ou de réglementation, les dépenses d'éducation (multipliées par quatre environ en trente ans), les dépenses de services, de moyens de communication de l'information, celles des mass media, etc. L'horizon de l'homme s'est élargi de son village au monde. Tenu informé de toutes les catastrophes, il se sent solidaire, mais incapable d'agir. Son milieu culturel a étrangement changé. Peut-être cette nouvelle « société de communication » répond-elle à un désir profond de l'homme de communiquer avec ses semblables, sinon en qualité, du moins en quantité. La société de consommation se serait aussi insinuée dans le domaine de l'esprit... Les nouvelles techniques de communication II est plus sûr d'affirmer que la cause de ces développements est l'introduction de nouveaux moyens de communication, et plus précisément de télécommunications. En quinze ans en France, le nombre de téléphones a été multiplié par cinq, et le trafic par poste a presque doublé. Presque tous les ménages français ont un poste de télévision. De puissants réseaux de transmission de données se développent sur l'ensemble du monde. Par exemple le réseau Swift regroupe 750 banques du monde occidental, et diffuse 375 000 messages par jour. Un Français peut utiliser sa carte de crédit à San Francisco, avec un délai de vérification quasi instantané. L'agence de presse française AFP, qui n'est pas la plus grande, transmet plusieurs millions de mots par jour, ceci par câble téléphonique, satellite géostationnaire, radio. De nouvelles technologies de transmission, ou de réception, tels les terminaux graphiques, l'utilisation de découvertes récentes telles que la reconnaissance et la synthèse de la parole, continueront à diversifier et à multiplier les possibilités. Mass Media ou réseaux individualisés Devant l'accroissement des capacités techniques, la nature même des informations proposées au public a changé. Pour que le lecteur ou l'auditeur accepte une « nouvelle », elle doit être digérée, simplifiée, rendue aussi sensationnelle que possible. II en résulte des « digests », des éditoriaux, des slogans, des phrases-clé. L'information est rendue publique d'après des critères de marché de masse. Toutefois, cette information massive et universelle ne répond pas vraiment aux besoins de l'individu. C'est clair sur le plan professionnel, où existent des réseaux d'informations qui ne connaissent pas de frontières. Mais un nouveau type d'informations personnalisées se développe grâce à la téléinformatique domestique. De la même manière qu'à la production en série de biens de consommation a succédé une production de masse, mais d'objets très différents, il est probable que se développent des réseaux fournissant à la demande des informations spécifiques, personnalisées, satisfaisant ainsi un besoin profond de l'individu. Peut-être dira-t-on que toutes ces informations générales sont bien inutiles, et qu'après tout l'être humain peut bien s'en passer. Ce qui est probablement vrai pour les « nouvelles » des mass media ne l'est pas pour une quantité d' « informations utiles », sans lesquelles ne sauraient fonctionner nos sociétés. L'accumulation des connaissances Dans son livre Little Science, Big Science (page 9), De Solla Pool déclare que le volume du savoir scientifique a été multiplié par un million entre 1660 et 1970. Depuis 1970, il estime que ce savoir double tous les cinq ans. Actuellement plus de 6 000 articles sont publiés par jour. Leur totalité est voisine de 30 millions. Quant à l'ensemble des livres publiés, il faudrait, seulement pour mentionner leurs titres, 10 000 volumes d'encyclopédie. Aujourd'hui, le problème est bien d'avoir accès à l' « information utile », donc de filtrer l'information inutile, de stocker cette information utile et de la rendre accessible aux individus, aux collectivités. Cet afflux de connaissances utiles, scientifiques ou non, pose ainsi des problèmes critiques de traitement de l'information, auxquels répondent à point les machines informatiques, alliées aux réseaux de télécommunication ; en un mot la télématique. Un changement de consommation Analysant les activités humaines, certains économistes les font relever soit de l'énergie, soit de l'information. Après avoir satisfait ses besoins physiologiques (se nourrir, se vêtir, se loger), et après avoir accumulé des biens matériels (la société de consommation), l'homme porte sa demande sur des besoins psychologiques. Ainsi se développent de nouveaux marchés de consommation d'information. Ils ont au moins le mérite de ne pas reposer sur des ressources limitées. Les jeunes renoncent volontiers à certains objets de luxe, pour acheter une guitare, une chaîne haute fidélité, pour faire un voyage touristique. Un équilibre s'établit entre la production physique fondée sur l'énergie d'une part et la production d'information d'autre part, entre le bien réel et l'immatériel. Un informaticien dirait entre le matériel et le logiciel. La liberté des choix Nous tentons de décrire un aspect de la vie moderne telle qu'elle est, et non telle que nous désirons l'imaginer. Le fait est que l'organisation socio-économique actuelle nous présente une multitude de choix. Dans la mesure de ses moyens, de son temps, le citoyen se trouve librement confronté à cette offre considérable, dans tous les domaines de ses besoins physiologiques, psychologiques, dans ses désirs d'accumuler des objets plus ou moins « utiles ». II peut choisir entre une tournée gastronomique, un jeu microélectronique, un fauteuil de cuir, un voyage à Bangkok, des leçons de yoga, collectionner des timbres, être militant politique, apprendre le chinois..., une liste apparemment inépuisable, que ne désavouerait pas Prévert ! Des effets pervers La multiplication de l'information ne va pas sans effets négatifs. Une enquête faite au Japon en 1975 révèle que 90 % de l'information produite au Japon n'est pas utilisée du tout, malgré des moyens de diffusion très performants. Cette société a atteint un point de saturation. On y aurait tendance à rejeter l'information générale ; de la même façon, la plus grande partie du courrier publicitaire passe au panier sans être ouvert. Le nombre des règlements, lois, décrets, la complexité administrative augmentent à peu près aussi vite que la quantité des connaissances. Le citoyen n'est pas plus en mesure de suivre l'actualité scientifique que l'actualité administrative. II aurait donc tendance au rejet de l'une comme de l'autre. De nombreux signes indiquent que, loin d'être assoiffés d'informations, les gens seraient plutôt saturés par excès, et auraient tendance à s'en détourner. 2. Un moyen nouveau : les machines informatiques Nature des machines informatiques Au départ conçus pour exécuter des calculs numériques, les « ordinateurs », comme leur nom l'indique, ont été rapidement utilisés pour des opérations de classement, de traitement de fichiers. Dans le stade actuel, les machines informatiques sont des systèmes souvent complexes, comprenant :
Elles sont caractérisées par le caractère logique (digital, fini) de leurs opérations, leur grande rapidité, leur généralité . Pourvu qu'on leur donne les ordres appropriés, qu'on les « programme », elles sont capables d'opérer n'importe quelle transformation sur une représentation convenablement codée. La mutation informatique À condition d'être programmée convenablement, une machine informatique a donc des possibilités quasi infinies de traiter l'information. Comme l'affirme le groupe « Langages » (cf. annexes) : « L'impact économique de l'informatique est beaucoup plus associé au traitement de données textuelles qu'au calcul numérique. L'avenir de l'informatique est entièrement tourné vers la manipulation d'informations dont seule une faible partie est chiffrée. Au surplus, cette partie numérique ne donne lieu qu'à des calculs le plus souvent élémentaires. » (Fin de citation.) À condition que les prix en soient abordables, on conçoit donc son utilité dans une société d'information. Or, précisément grâce à la microélectronique, les prix de ces systèmes ont diminué de façon telle qu'ils sont accessibles même à des particuliers. On peut donc croire que ces machines viennent à propos pour endiguer et canaliser le flot débordant des informations actuelles. En principe, transmettre une information n'est pas la transformer : une voix doit être reproduite aussi fidèlement que possible au téléphone. Les possibilités générales et puissantes de traitement et de transformation de l'information font des ordinateurs des machines vraiment nouvelles. Trente ans auparavant, à part quelques automates simples, le domaine du traitement de l'information était entièrement réservé aux hommes. Aujourd'hui, les machines informatiques peuvent jouer certains des rôles réservés autrefois au cerveau humain. L'aide aux métiers de l'information Le premier volume des actes du colloque « Informatique et société » reprend plusieurs fois une analyse due originellement à Machlup et Porrat : le nombre des personnes exerçant des « métiers de l'information » atteindrait près de 50 % de la population active aux États-Unis. Cette classification entre les métiers de l'information et les autres est parfois contestable. Quel métier ne fait appel à aucune information ? Ceci dit il est vrai que l'on assiste à une diminution du nombre des travailleurs agricoles ou industriels, et à une augmentation sans précédent des « cols blancs » . Dès les années 60, les responsables ont vu dans l'emploi des ordinateurs une façon d'augmenter le rendement de ces travailleurs de l'information, en particulier dans la gestion des entreprises. Mais il ne suffisait pas d'acheter ces machines (le matériel), encore fallait-il les programmer (le logiciel), et adapter les organisations et les hommes à l'usage de ces machines. Les coûts de mise en place et d'utilisation de l'informatique dans les entreprises ont été incomparablement supérieurs au prix du matériel lui-même. Pour fixer les idées, on estime actuellement que dans les cas « normaux », le prix d'achat d'un logiciel de gestion est environ trois fois plus élevé que l'achat du matériel. Dans le domaine dit scientifique, ce rapport peut être beaucoup plus élevé. Malgré les efforts qu'elle réclame, l'informatisation des entreprises et des administrations est déjà faite dans de grandes proportions. On estime qu'en 1985, plus de 100 000 entreprises seront informatisées. Devant la chute des prix du matériel, due à la microélectronique, le marché s'élargit constamment et atteint les professions libérales, les artisans et même les particuliers. L'informatisation est donc un fait socio-économique indiscutable. Une évolution se fait, comparable à celle qui a résulté de l'introduction des machines mécaniques. L'homme a été remplacé dans son rôle de travailleur de force, ou plutôt ses capacités se sont trouvées infiniment multipliées. Vers une informatique transparente ? Une opinion répandue est que l'extension rapide de l'utilisation de l'informatique va s'accompagner d'un évanouissement des contraintes apparentes de l'ordinateur : les systèmes informatiques traversent des maladies de jeunesse , ils vont bientôt être mis au point, grâce à des efforts « industriels ». Les futurs consommateurs n'auront plus qu'à savoir sur quel bouton appuyer. Ainsi verrions-nous une évolution analogue à celle de l'automobile s'il fallait autrefois être un fin mécanicien pour s'en servir, actuellement on peut largement ignorer ce qui est sous le capot. Un « permis de conduire » suffit. Cette analyse est séduisante, car elle conjugue les intérêts économiques, la facilité, la sympathie qui s'attache à tout discours qui nous libère de la technique. Elle est vraie dans un certain nombre d'occurrences, entre autres les jeux dits électroniques ; les caisses alphanumériques de commerçants ; les nombreux automatismes à base de microprocesseurs qui s'introduisent dans les automobiles, sans qu'on s'en aperçoive ; l'utilisation de cartes de crédit ; chaque fois que l'emploi correspond à une fonction bien stéréotypée, pour laquelle il est rentable de mettre au point un microprocesseur spécialisé. Elle est fausse pour chaque usage de l'informatique non prévu dans ces occurrences bien déterminées. Or le nombre d'utilisations possibles des systèmes informatiques est quasi infini. II est impensable de prévoir a priori toutes les applications à tous les problèmes particuliers par la mise en oeuvre de quelques boutons-poussoirs spécialisés, analogues à ceux des calculettes scientifiques. La mise en oeuvre d'un système informatique souple demande un grand nombre d'instructions. Ainsi un micro-ordinateur est accessible par un « langage de programmation », qui comporte, même pour les plus simples, un grand nombre d'instructions. Dès que l'utilisateur devra utiliser un tel matériel, un tel langage pour résoudre son problème, il se trouvera aux prises avec les difficultés de la programmation. II ne tardera pas à s'apercevoir que cette informatique-là n'a rien de « transparent ». Les dangers de mauvais emploi : un nouveau défi Les dangers de l'informatique ne proviennent pas du matériel lui-même qui n'est ni dangereux, ni polluant, mais de l'usage que l'on peut en faire. Ils sont de deux ordres : l'un général, l'autre de caractère plus spécifiquement informatique. À la naissance de l'automobile, on pensait qu'on se déplacerait plus vite et sans les dangers du transport à cheval. Les bouchons et encombrements n'étaient pas envisagés, ni la proportion d'accidents, ni l'infrastructure gigantesque, ni la pollution, ni l'épuisement du pétrole. La généralisation d'emploi des ordinateurs pourrait amener des effets négatifs, certes d'un autre ordre, mais-qui sont également difficiles à prévoir. Par exemple : une augmentation du flux de l'information inutile, une montée de la complexité socio-économique due à l'interaction et l'interconnexion des systèmes, une concentration des savoirs et des pouvoirs, des dangers sur les libertés individuelles, des problèmes graves de sécurité et de fraude, peut-être un abandon de nos responsabilités et de nos valeurs. La profession informatique a permis de mettre en évidence des dangers d'un autre ordre. En premier lieu la simple erreur de codage de l'information ; on a tendance à l'oublier, mais cette erreur humaine est la cause la plus fréquente du fonctionnement défectueux. Malheureusement les ordinateurs ne tolèrent pas actuellement la plus petite erreur de cette sorte. Une erreur de codage et vous recevrez une automobile bleue au lieu de rouge et on vous dira immanquablement « c'est la faute à l'ordinateur »... Mais ce qui est plus grave, car beaucoup moins facile à rectifier, ce sont les erreurs de programmation. Par là on entend que le programme, écrit par le programmeur, n'opère pas comme on le désire. C'est donc entièrement un problème de logiciel. Les statistiques publiques de l'US Air Force sont particulièrement éloquentes : portant sur une dépense de plus d'un milliard de dollars, le coût moyen d'écriture d'une instruction en langage évolué est de 75 dollars ; ce coût peut monter jusqu'à 5 000 dollars par instruction dans le cas de mise au point difficile! Le département de la Défense des États-Unis annonce que le coût des erreurs de programmation de ses services est de l'ordre de 2,5 milliards de dollars par an ! En quinze années des progrès considérables ont été faits sur les techniques d'écriture correcte des programmes, améliorant l'efficacité des programmeurs de 1 à 20. Seule une méthodologie scientifique de la programmation paraît capable d'éviter ces graves difficultés. Un amateur ne la découvrira pas en « jouant avec l'ordinateur ». L'extension de l'informatique à un public de plus en plus large risque donc de poser à toute autre échelle des problèmes, qui n'ont, jusqu'à présent, été affrontés que par des spécialistes. Faut-il laisser l'usage de l'informatique au niveau du gadget de première catégorie, du système étroitement spécialisé « pousse-bouton », ou devons-nous amener à la disposition du plus large public possible les immenses possibilités de l'informatique ? C'est là le nouveau défi auquel nous allons tenter de répondre. Une aide à la transmission des connaissances Très bientôt, à partir d'un terminal graphique lié à son téléphone, un abonné pourra avoir accès à un annuaire téléphonique à jour. Mais aussi il pourrait par ce canai être en liaison avec des systèmes informatiques puissants, n'importe où dans le monde, et en particulier avec de nombreuses banques de données. La télématique renouvelle la distribution et l'accessibilité des connaissances. Toutefois, l'interaction entre la banque de données et l'usager est moins simple et moins immédiate que ne l'imaginent ceux qui ne l'ont pas expérimentée eux-mêmes. Là aussi nous sommes encore loin d'une « informatique transparente L'application de l'informatique à l'enseignement, précisément pour la transmission des connaissances, a été essayée dès les années 1960. Nous en parlerons longuement par la suite. Dans cette modalité, l'informatique joue le rôle d'un moyen pédagogique, au même titre que d'autres moyens, l'audiovisuel par exemple. La généralité et l'adaptabilité de l'outil informatique ont permis de nombreuses applications d'enseignement à des domaines littéraires ou scientifiques. Il est clair que, dans ces applications à l'enseignement, l'outil informatique doit « se faire oublier », être aussi « transparent » que possible. C'est ce vers quoi tendent les systèmes actuels d'enseignement assisté par ordinateur (EAO), grâce à de gros efforts de mise au point. 3. Conséquences sociales et intellectuelles Complexité et société Nous avons tous une notion intuitive de la simplicité et de son contraire, la complexité. Les théoriciens en donnent des définitions précises. Par exemple la complexité d'un ensemble d'opérations se mesure par le nombre d'opérations élémentaires qu'il faut faire pour aboutir à un certain résultat. La complexité dépend aussi du nombre de données, du nombre de paramètres indépendants. Le terme de « système » est utilisé pour désigner des entités qui interagissent entre elles, échangeant des données, et effectuant des opérations sur ces données. La complexité d'un système peut être évaluée. Nos ensembles socio-économiques sont des systèmes d'une grande complexité. Cette complexité est d'autant plus grande que le nombre de partenaires est plus grand. Mais l'on observe en général que la complexité croît beaucoup plus vite que le nombre de ces partenaires, surtout si les communications d'informations entre eux sont faciles et rapides. II est donc probable que l'introduction massive de la télématique risque d'augmenter la complexité déjà très grande de nos systèmes socioéconomiques. II est possible que nos structures, nos organisations, notre mentalité même, héritées d'un passé bien différent, soient mal adaptées. II importerait de mieux comprendre et de maîtriser cette augmentation de complexité. Les à-coups, dus à des crises ou des erreurs humainement bien compréhensibles, risquent de mettre ces systèmes hypercomplexes en danger sans que l'on puisse vraiment agir pour les stabiliser, ou les modifier dans un sens qui soit favorable. La biologie nous donne l'exemple de systèmes vivants, dont la complexité défie toute description, mais qui, grâce à un type particulier d'organisation, résistent aux agressions extérieures et aux « erreurs » internes. Un être vivant est constitué de sous-systèmes autonomes, les organes (le foie, le cœur, etc.), dont chacun a une grande autonomie et une grande sécurité de fonctionnement. Cependant, aucun d'eux ne fonctionne pour son propre compte. Par exemple le but du foie n'est pas d'augmenter sa production de bile de 6 % par an. La simplification de chaque organe est due à la modularité de ses cellules. L'information circule librement par le sang, codée par les hormones, et le système neurosympathique. Les organes n'obéissent pas aux ordres d'une hiérarchie centralisée. Les systèmes neurosympathique et endocrinien adaptent, à court et à long terme, l'activité de chaque organe à l'économie générale de l'être vivant et coordonnent les diverses « missions » de chacun. Vers une société de microsociété ? L'aspiration actuelle des différents corps sociaux à plus d'autonomie, à une décentralisation véritable des décisions, correspond sans doute à la montée de la complexité et à l'impossibilité d'y faire face dans un système hiérarchique rigide. Comme l'écrit, dans le Monde, J. Voge, président de l'Institut pour le développement et l'aménagement des télécommunications et de l'économie : « Les technologies de l'énergie ont été celles d'une société de masse, dans sa production, sa consommation, ses media. Les technologies de l'information pourraient être celles d'une société confédérale formée de groupes, de collectivités locales, de petites entreprises, une « société de microsociétés », interdépendantes et coordonnées, mais non subordonnées dans une hiérarchie pyramidale. La stabilité et la cohésion d'ensemble seraient alors assurées par la dynamique de l'intérêt commun et du profit partagé, plutôt que par l'autorité d'un pouvoir central. De tels changements de société seraient plus radicaux que ne l'imaginent les partis politiques, attachés à la lutte des classes et à une planification centralisée et bureaucratique, ou au concept de l'État-nation. La compréhension et l'acceptation des citoyens à l'horizon de L'an 2000 supposent une formation, qui passe en premier lieu par l'école, une préparation des mentalités, une capacité nouvelle de réflexion, d'organisation et d'innovation. Robotique et bureautique Attendant ces perspectives à long terme, dès à présent nous sommes confrontés à des changements importants dans la répartition des tâches, dus à l'introduction des nouvelles technologies télématiques. L'Usine et le Bureau sont transformés. Personne ne croyait, il y a cinquante ans, que la population agricole active serait divisée par plus de cinq. Personne ne croit aujourd'hui que la population ouvrière risque de diminuer dans les mêmes proportions par l'introduction de robots dans les usines de production. C. Stoffaes, professeur à l'Institut d'études politiques, écrit dans les actes du colloque « Informatique et société » (p. 44) : « On a pu calculer que si l'on mettait en place tous les équipements modernes à base de microprocesseurs d'ores et déjà existants, l'industrie américaine pourrait produire les mêmes quantités de biens qu'aujourd'hui, avec dix fois moins d'effectifs employés. Une firme britannique, qui a fait le calcul récemment, a trouvé qu'elle pourrait maintenir sa production actuelle avec 7 % des emplois. » Qu'on ne nous fasse pas dire que tous les métiers manuels vont disparaître, les artisans par exemple. Mais il est clair que chaque fois que, pour des raisons économiques de productivité, l'homme pourrait être remplacé par une machine, cette substitution se fait tôt ou tard. Est-ce un mal si les intérêts des personnes ne sont pas lésés ? S'ils ont plus de temps libre ? Si leur travail est plus intéressant ? Qui tient tellement à travailler à la chaîne, ou au fond d'une mine ? Une nouvelle croissance se fait jour dans les emplois informationnels
Une fois encore l'avenir de notre société va être conditionné plus par une innovation technique majeure, que par des luttes politiques. L'informatique manque de cerveaux Si le nombre des chômeurs atteint actuellement un chiffre inquiétant, de nombreux emplois ne sont pas ou sont mal remplis par manque de qualification. Ce dernier problème est particulièrement grave en informatique, et d'une façon générale dans le secteur des emplois informationnels. Reprenant l'analyse récente de J. Tebeka, directeur général d'une société de services informatiques, chargé d'une mission par M. le Premier ministre, dans les actes du colloque « Informatique et société » (p. 139 à 148), on peut affirmer : 270 000 emplois nouveaux ont été créés directement à ce jour par la diffusion de l'informatique, dont 140 000 ces neuf dernières années. Une estimation prudente pour 1985 avance 100 000 emplois nouveaux dont 25 000 dans la profession informatique, le reste chez les utilisateurs. Aujourd'hui même, il manque environ 5 000 informaticiens du niveau ingénieur, c'est-à-dire près de 20 % du total. II en résulte une tension anormale sur le marché de l'emploi, inverse de celle qui est déplorée par ailleurs. Malgré les mises en garde nombreuses dès les années 60, la formation des informaticiens a toujours été inférieure à la demande. Ce qui fait qu'une grande majorité d'« informaticiens » sont des autodidactes, et n'ont pratiquement pas eu de formation sérieuse en informatique. II en résulte que le niveau de la profession est loin d'être suffisant du point de vue technique. II en résulte aussi que de nombreux responsables, dans la profession informatique ou non, sont persuadés qu'une formation informatique est superflue, si l'on est ingénieur. « Le Fortran s'apprend en huit jours ! » Hélas, l'expérience est là pour démentir ce point de vue simpliste. Nous avons déjà souligné plus haut que les erreurs de programmation par exemple ont coûté des sommes gigantesques, dues à l'impréparation des programmeurs, à l'absence d'informaticiens compétents. D'après J. Tebeka, en tenant compte du renouvellement des spécialistes en place, il faudrait former 145 000 personnes avant 1985. Continuera-t-on le laisser-aller, ou regardera-t-on le problème en face ? Nos concurrents étrangers, le Japon en particulier, n'ont pas hésité ; ils ont déjà mis en place les formations nécessaires, ceci depuis l'école. La science informatique L'informatique résulte de l'introduction de nouvelles technologies, fondées sur la physique du solide, et débouchant maintenant sur la microélectronique. Mais ce n'est pas seulement un phénomène technique, comme le téléphone ou l'automobile. Elle s'accompagne d'un mouvement d'idées d'une importance considérable. En premier lieu, elle modifie notre façon de représenter les phénomènes, qu'ils soient physiques, économiques, linguistiques, biologiques ou autres. Par exemple elle renouvelle notre façon de coder l'image, la parole, l'idée, le langage. À ces titres elle intéresse pratiquement tous les domaines de connaissances scientifiques et littéraires qui pour la plupart cherchent à utiliser les techniques informatiques pour leurs propres fins. Mais l'usage de l'ordinateur impose un langage propre, une façon propre de poser les problèmes et de les résoudre, fort différents des procédés classiques. Étant donné la multiplicité des applications, les utilisateurs ne peuvent se contenter d'une informatique « transparente », presse-bouton (cf. le paragraphe précédent, « Vers une informatique transparente »). II leur faut comprendre et, le plus souvent, programmer eux-mêmes ; donc devenir un peu des informaticiens, comme ils étaient souvent devenus un peu mathématiciens. Comme les mathématiques, l'informatique est devenue une discipline carrefour. Mais plus encore que les mathématiques, elle bouleversera notre façon de voir le monde, parce qu'elle est concrète et opérationnelle. En second lieu, elle produit des principes, des concepts nouveaux : il existe une « science informatique ». C'est d'ailleurs l'évolution habituelle. L'apparition de la mécanique, de la chimie, de l'électricité a donné lieu au mouvement des idées de la physique théorique, y compris la physique des hautes énergies, inconcevable sans une puissante industrie d'instrumentation. Rappelons que l'informatique n'est pas constituée par le « calcul numérique », mais bien plutôt par le traitement des données textuelles. En vingt ans, une importante communauté internationale de chercheurs et un enseignement universitaire se sont développés en France et dans tous les pays industriels comparables, États-Unis, République fédérale allemande, Japon, Canada, Grande-Bretagne, etc. L'informatique a ses méthodes de raisonnement et d'analyse, ses idées et ses techniques propres. Nous ne pouvons ici qu'en donner une liste énumérative : la théorie des algorithmes, la complexité, les théories des graphes, des automates, des langages, des grammaires formels ; les langages de programmation, la programmation elle-même et ses stylistiques ; les applications avancées, les systèmes, les modèles, la recherche opérationnelle, les banques de données, l'intelligence artificielle, la reconnaissance des formes, le graphique, la conception assistée par ordinateur, l'enseignement assisté par ordinateur, etc. Un nouveau besoin d'éducation Nous sommes donc amenés à nous poser la question : faut-il envisager un enseignement général d'informatique pour les jeunes Français ? Exposons d'abord les arguments des opposants. Négligeant ou ignorant les aspects intellectuels de l'informatique, certains sont sincèrement convaincus que l'informatique n'est pas une nouvelle discipline, mais seulement une nouvelle technique. Par exemple ils disent : « existe-t-il une science des télescopes ? ». On peut répondre que l'informatique n'est pas plus une science des ordinateurs que l'astronomie n'est une science des télescopes. II semble que le paragraphe précédent réponde de façon plus sérieuse à ces arguments, qui ne le sont guère. Une autre forme d'opposition est de dire que certes l'informatique existe bien en tant que discipline, mais que c'est une science ésotérique, dont le jargon est incompréhensible, et donc une affaire de spécialistes. D'ailleurs, les progrès vont être tels que l'informatique va devenir « transparente » donc qu'il est inutile de charger l'enseignement général avec une nouvelle matière. Nous avons déjà répondu dans le paragraphe « Vers une informatique transparente ? » (p. 28). Un autre type d'argument est d'avancer que, utilisée par toutes les disciplines, l'informatique va s' « évanouir » en tant que discipline propre, qu'elle sera adaptée et enseignée par tous, et que, d'ailleurs, c'est le moyen le plus sûr pour que toutes les disciplines l'utilisent rapidement. Son enseignement serait ainsi débité en tranches : le professeur de français enseignerait la sémantique et la stylistique, le professeur de mathématiques enseignerait l'algorithmique et la théorie, etc. On voit mal comment se ferait un tel découpage. Il n'est d'ailleurs pas possible de l'opérer sans rendre toute l'affaire incompréhensible ou extrêmement redondante pour des élèves. D'ailleurs pourquoi le professeur de sciences naturelles enseignerait-il « son informatique » ? N'a-t-il pas mieux à faire en enseignant la biologie ? Si ce point de vue est adopté, il est clair qu'on en tirera les conséquences logiques et qu'on supprimera bientôt de l'enseignement général les disciplines carrefour, comme le français ou les mathématiques ! Enfin la quatrième argumentation relève du désir caché de rester au stade du pionnier. Les tenants en sont en général des autodidactes de l'informatique, assez gênés de voir mettre leur compétence en question par les avancées de la science informatique. Ils sont partisans du laisser-faire : de l'informatique « ludique ». Un enseignement « sérieux » aurait pour effet de détourner les élèves ! À ce titre et si nous adoptons cette proposition, alors généralisons-la, et supprimons tout enseignement un tant soit peu directif. C'est un point de vue qui est d'ailleurs brillamment défendu par le groupe de travail « apprentissage autonome » (pour d'autres motifs que ceux exposés ci dessus) dans certains cas particuliers et à titre expérimental (cf. annexes). Mais l'on peut douter qu'en tapotant sur leur terminal, les jeunes élèves, aussi brillants soient-ils, arrivent à redécouvrir ce que des milliers de chercheurs ont péniblement trouvé en vingt années. Nous pensons qu'une « éducation informatique » est nécessaire, parce que l'informatique est un phénomène important dans l'ordre de la connaissance, que ses idées vont se diffuser dans les autres disciplines, qui ont besoin de ses méthodes et de son langage, et que ses conséquences seront essentielles pour nos sociétés. Il faut donc l'enseigner à tous les jeunes Français. En premier lieu, tous les citoyens ont le droit, et même le devoir, de comprendre et de juger un fait de société de cette dimension et de cette importance. Brûler des ordinateurs n'est pas une façon de s'informer et de parer aux dangers, s'ils existent. En second lieu, le bon développement de l'informatique, l'informatisation de notre société, passe par une formation de base de ses futurs utilisateurs. Or, ceux-ci seront légion. Dans notre société de demain, à l'horizon de l'an 2000, chacun peut être confronté un jour ou l'autre avec l'informatique, qui baignera toute l'économie. Pour éviter les erreurs mises en évidence dans les départs de l'informatique, pour que les applications projetées entrent dans la réalité économique, les principes de l'informatique doivent être enseignés à tous les niveaux. ___________________ |