Intervention de Jacques Hebenstreit au colloque
« Le mariage du siècle : éducation et informatique »
Centre Pompidou, Paris le 25 novembre 1980
Cette intervention se place après que Jean Saurel, Directeur des lycées et collèges, ait déclaré (page 27) : « La grande question sous jacente derrière les interventions de M. Tebeka et de M. Arsac est la suivante : faut-il introduire l'informatique en tant que discipline ou non ? »
Le débat est certainement d'importance. Pour essayer de résumer ce que je vais dire, je voudrais préciser la thèse que j'ai l'intention de défendre.
Il me semble qu'un certain nombre de problèmes sont mal posés. Nous nous trouvons en face d'une situation concrète, réelle. Dans les laboratoires, les usines, les entreprises, les bureaux d'études, partout où on fait de la production et de la recherche fondamentale, quotidiennement, l'activité des gens qui travaillent dans ces domaines est déjà modifiée par rapport à ce quelle était il y a 10 ans, par l'introduction de l'ordinateur.
Cela veut dire que la totalité des activités techniques, qu'elles soient des secteurs tertiaire, secondaire ou primaire, sont déjà, aujourd'hui, modifiées par l'existence de l'informatique.
Je dis que prétendre vouloir résoudre ce problème en continuant à enseigner les disciplines de manière traditionnelle, telles qu'enseignées il y a 10 ans et en y ajoutant des cours d'informatique nous met à côté de la plaque sans nous permettre de résoudre le problème.
Lorsqu'en 1970 il est apparu nécessaire de tenter une première approche de l'introduction de l'informatique dans l'enseignement secondaire, nous avons essayé de ne pas l'introduire en tant que discipline. Cette démarche était volontaire, délibérée, sans pour autant résulter d'une sous-estimation de l'importance de l'informatique en tant que discipline.
Je suis toujours convaincu de cette position, et je me suis battu avec mon ami Arsac pendant 10 ans pour faire admettre cette stratégie, délibérée et motivée.
Tous les informaticiens savent que l'introduction de l'informatique modifie profondément tout ce qu'elle touche. Au-delà des matériels et des logiciels qui fascinent les néophytes et ne forment que la partie visible du phénomène informatique, il faut savoir que l'informatique est avant tout une nouvelle manière d'analyser et de formuler les problèmes, tous les problèmes : et à ce titre, elle tend à modifier tous les domaines d'activité humaine.
Il est donc naturel que son introduction se heurte toujours et partout à la résistance au changement ; et cette résistance est d'autant plus forte que la tentative d'introduction est plus brutale.
Dès 1970, il était connu que l'introduction de l'informatique dans n'importe quelle entreprise devait être précédée d'une campagne d'explication, de discussions avec la totalité du personnel de l'entreprise afin de leur expliquer les tenants et aboutissants de l'opération et d'obtenir leur concours à tout prix, sous peine d'aboutir à un échec grave. Car l'incompréhension ou la méfiance ou simplement la mauvaise humeur des utilisateurs pouvait réduire à néant les avantages potentiels de l'introduction de l'informatique dans l'entreprise.
La courte histoire de l'informatique est jalonnée de ratages monumentaux qui ne sont dûs ni au matériel ni au logiciel, mais uniquement à l'oubli des précautions élémentaires que je viens d'énumérer. Avec davantage de temps je pourrais vous donner un certain nombre d'anecdotes particulièrement instructives.
Nous aurions pu en 1970, faire un raisonnement simple, comme la quasi totalité des pays développés, à savoir : l'informatique prend de plus en plus d1importance, donc il est urgent d'enseigner l'informatique dès le secondaire. Le caractère simpliste du raisonnement explique le caractère dérisoire du résultat ; dans presque tous les pays où on a appliqué ce genre de raisonnement, on a fabriqué en grande série ce que les anglo-saxons appellent des « fortran idiots ».
En 1970, nous avons adopté une analyse différente ; c'était une sorte de stratégie et non pas une démarche de principe. Parce que l'informatique modifie presque tout ce qu'elle touche, il était prévisible dès cette date, que l'informatique, dans l'enseignement allait modifier profondément le rapport maître-élèves, modifier les techniques pédagogiques, modifier le contenu même des enseignements, et allait à terme demander à tous les enseignants un effort considérable pour maîtriser ce nouvel outil.
Il aurait été naïf de penser que toutes ces modifications pouvaient être importées à coup de circulaires et de règlements.
J'ai souvent entendu dire, et le rapport Simon abonde malheureusement dans ce sens, que l'expérience des 58 lycées avait pour objectif l'introduction de l'EAO au lycée.
Ayant participé de très près à la stratégie définie en 1970, je suis en mesure de dire que cette affirmation est totalement erronée, et pourquoi.
En 1970, introduire l'informatique dans l'éducation, c'était l'introduire dans la plus grande entreprise française par le nombre de ses salariés. Pour éviter des échecs, il fallait à tout prix convaincre une partie importante, sinon la majorité des enseignants du bien fondé de cette mesure, c'est-à-dire leur montrer que cette mesure allait dans le sens de leur propre intérêt. De plus, il fallait le faire non pas avec des paroles mais avec des actes concrets. Or, quelle meilleure motivation peut-on espérer pour l'enseignant que la possibilité d'améliorer son enseignement par l'utilisation d'outils modernes ?
C'est en partant de cette analyse d'ensemble que la décision a été prise de la formation d'enseignants à plein temps pendant un an, la formation d'enseignants par correspondance, le tout suivi de l'installation de matériel et encouragé ultérieurement par l'attribution d'heures de décharge.
Le but n'était pas l'introduction de l'EAO qui, dans cette opération, était en quelque sorte un bénéfice marginal. Le but était de montrer aux enseignants, concrètement, par leur activité, parce qu'ils étaient engagés dans cette opération, tout ce que l'informatique pouvait leur apporter.
Je dois dire que l'opération a réussi au delà de toutes nos espérances ; et le millier d'enseignants concernés est aujourd'hui, non seulement pleinement convaincu, mais nombre d'entre eux ont aujourd'hui profondément modifié leurs méthodes pédagogiques et la relation avec leurs élèves, et ce qui est essentiel à mes yeux, leur vision même de la matière qu'ils enseignent.
Je n'en veux pour preuve que l'excellente qualité au plan international, des communications présentées par nos collègues à la Conférence mondiale de Marseille en 1975 et de celles que j'ai pu lire et qui sont destinées à la Conférence mondiale qui aura lieu en juillet 1981 à Lausanne.
Une autre preuve est la position très positive prise par la FEN envers 1'informatique dans 1'enseignement. J'affirme sans avoir peur d'être démenti que cette position est étroitement liée à la manière dont l'opération a été menée depuis 1970 et à la façon dont elle a été perçue par les enseignants.
J'ajouterai que si 1'on veut effectivement introduire l'informatique dans les collèges, il me semble prudent et sage de suivre la même démarche, et de commencer par modifier le domaine des enseignants, en leur donnant des ordinateurs, une formation, et en leur permettant de se rendre compte par eux-mêmes qu'effectivement 1'informatique leur apporte quelque chose.
L'opération des 58 lycées menée entre 1970 et 1979 a touché quelques milliers d'enseignants, et 5 % des lycées. C'est peu ; c'est très peu ; c'est trop peu pour entraîner un consensus général.
L'opération 10 000 micros doit étendre l'expérience précédente en permettant à un nombre significatif d'enseignants de se convaincre, par leur propre expérience, de tout ce que 1'informatique peut leur apporter ; ensuite, le terrain sera favorable pour introduire l'enseignement de l'informatique qui reste indispensable comme discipline autonome mais pour plus tard. L'introduire aujourd'hui, ou l'institutionnaliser sous la forme du Capes ou d'une agrégation ou d'un Bac, est à peu près certainement condamner toute l'opération, parce que c'est provoquer chez ceux déjà engagés et convaincus, un sentiment de frustration à l'égard de ce corps d'informaticiens flambant neuf qui aura tendance naturelle à légiférer et monopoliser tout ce qui est informatique ; c'est aussi renoncer à motiver les autres qui auront une tendance naturelle à se désintéresser du sujet sous prétexte qu'il y a des spécialistes pour s'en occuper.
M. Simon, dans son rapport, balaie cet argument par un paragraphe de trois lignes ; je pense qu'il a tort, et très grand tort. Tous ceux qui ont eu à mener des grands projets savent que la psychologie et la motivation des individus qui participent sont plus importantes pour la réussite de ces projets, que les grands principes énoncés au nom d'un quelconque cartésianisme.
J'en arrive maintenant à ma conclusion et à mon point de départ, à savoir que l'informatique (et Jean-Claude Simon le dit admirablement dans son rapport) modifie tout ce qu'elle touche, profondément. Mais, il n'est pas suffisant d'en conclure qu'il faut enseigner l'informatique. Car après tout, aujourd'hui, la physique, la biologie, la géographie, l'histoire, les mathématiques, l'astronomie et le reste, sont déjà profondément modifiées par l'informatique.
Comment allons-nous transmettre, à la jeune génération la connaissance de ces changements, cette science, cette approche nouvelle due à 1'ordinateur ? Certainement pas en leur enseignant l'informatique. Le problème est ailleurs.
Il consiste à donner à tous les enseignants une formation moderne non seulement en informatique, mais à les mettre au courant de ce qui se passe aujourd'hui dans les sciences qu'ils enseignent, grâce à l'informatique, de façon qu'ils fassent passer aux jeunes générations l'essentiel, à savoir le progrès réalisé dans toutes les disciplines.
Naturellement, cela suppose la formation de tous les enseignants à l'informatique d'une part, à l'utilisation des outils informatiques d'autre part, et à la formation aux aspects nouveaux des disciplines enseignées et modifiées par l'introduction de l'informatique.
Tous mes voyages à l'étranger, tous mes interlocuteurs étrangers m'ont convaincu que grâce à cette stratégie définie en 1970, nous avions, dans le secondaire, 10 ans d'avance sur tous les pays développés, y compris les États-Unis. Nous avons des centaines d'enseignants formés et une banque de logiciels qui n'a pas son équivalent dans le monde. Je peux le prouver ; c'est pour notre pays une chance inespérée ; je voudrais simplement que nous sachions ne pas laisser échapper cette chance. Merci. (Applaudissements).
Jacques Hebenstreit
Extrait des actes du colloque « Le mariage du siècle : éducation et informatique » Institut International de Communication, Association TELEQUAL, et MEN février 1981 ; pages 27 à 31.
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