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Le développement de l'intelligence artificielle
concerne tous les enseignants

Monique Grandbastien
 

   L'intelligence artificielle est aujourd'hui sortie des laboratoires universitaires pour gagner le vaste secteur des applications industrielles et grand public. Elle nous promet de pouvoir utiliser l'outil informatique dans des secteurs où il y a peu de temps encore on pensait que l'expertise nécessaire, la difficulté ou le côté approché des raisonnements, la trop grande variété de connaissances interdisaient cette approche. Et le monde de l'éducation est justement l'un de ces secteurs.

   L'intelligence artificielle s'intéresse tout particulièrement aux connaissances, à leur acquisition, à leur représentation, aux raisonnements qui permettent de les utiliser. Sur ce terrain elle rejoint donc les préoccupations de tout enseignant.

   Pourtant, mises à part quelques initiatives heureuses en formation continue, il ne me semble pas que les concepts, les outils, les applications actuelles ou potentielles de l'intelligence artificielle se diffusent beaucoup dans le secteur éducatif.

   C'est une tendance qu'il me parait urgent de renverser. L'une des causes principales est certainement l'absence de toute formation dans ce domaine, même chez les maîtres les plus récemment diplômés. Pour que ces formations soient organisées, pour que les enseignants et futurs enseignants les suivent avec profit, il faut peut-être expliquer en quoi l'intelligence artificielle concerne tous les enseignants, c'est l'objet des lignes qui suivent.

1. Les logiciels intelligents

   Une première famille d'applications de l'intelligence artificielle dans l'enseignement est formée des logiciels utilisables par les maîtres et les élèves.

   Les logiciels actuels ne sont pas « intelligents » , ils sont de plus difficiles à concevoir et à mettre au point. On peut attendre de l'intelligence artificielle des logiciels plus intelligents et des outils d'aide à la conception et réalisation, sur ce dernier point les progrès actuels en génie logiciel viendront également aider les auteurs.

Qu'est-ce qu'un logiciel intelligent ? On peut utiliser avec des élèves ou faire utiliser par des élèves seuls, deux types de logiciels, et il est plus facile de répondre séparément pour chaque type.

   Le premier type comprend les logiciels professionnels et spécialisés de la discipline que l'on enseigne, par exemple ceux de calcul formel en mathématiques et physique, les systèmes experts d'aide au diagnostic en médecine mais aussi sur les dispositifs électroniques. Ce sont là des cas qui paraîtront « pointus » aujourd'hui mais auxquels il faut s'intéresser si l'on veut comprendre ce qui peut être développé demain. Si ces systèmes existent et sont utilisés, les professeurs puis les élèves, au niveau où cela peut les concerner, doivent aussi les connaître et les utiliser.

   À côté des logiciels professionnels, on peut utiliser dans l'enseignement des logiciels dits EAO et qui deviennent là EIAO (pour enseignement intelligemment assisté par ordinateur). On peut placer en haut de la gamme le programme qui sait résoudre les problèmes qu'il pose à l'élève, non pas en ayant emmagasiné les n solutions de n problèmes donnés mais en faisant pour chaque problème nouveau le raisonnement requis de l'élève, ou mieux les raisonnements possibles. À partir du moment où le programme sait résoudre par les mêmes méthodes que l'élève, il sait aussi expliquer le pourquoi et les étapes de son raisonnement, et puisqu'il sait raisonner « juste » on peut lui apprendre aussi à raisonner « faux », c'est-à-dire à faire les erreurs les plus connues des pédagogues et à ainsi diagnostiquer certains raisonnements erronés.

   Pour les deux catégories de logiciels, les apports de l'intelligence artificielle amélioreront beaucoup le dialogue homme-machine en particulier au niveau de l'analyse des réponses en langue quasi naturelle ou seulement « parlées » et non écrites.

   Là encore les besoins sont différents suivant les niveaux d'enseignement (réponses plus libres chez les débutants, parole chez les plus jeunes ou les handicapés...) mais les solutions existent, c'est certainement dans l'intelligence de l'interprétation des réponses fournies par les apprenants que les progrès deviennent les plus urgents.

   On peut aussi attendre des « outils intelligents » pour concevoir des applications pédagogiques. Une tentative à saluer dans ce domaine est le programme PENELOP développé en collaboration avec l'ADI et qui peut offrir une bonne initiation à l'ordinateur-machine à déduire à côté de l'ordinateur-machine à calculer ou machine à stocker et restituer des grandes quantités d'informations.

2. Les connaissances

   Pour travailler dans un domaine donné, un programme d'intelligence artificielle est doté par ses concepteurs de connaissances dans ce domaine. Si l'on y regarde de plus près on se rend compte qu'il faut donner deux aspects complémentaires de la connaissance : des faits et la façon d'utiliser ces faits. En effet ce qui caractérise l'intelligence humaine, c'est non seulement une grande quantité de connaissances mais aussi la faculté de mobiliser à un instant donné les connaissances utiles et de les combiner entre elles, on parle de raisonnement. Un programme dont on attend un comportement intelligent dans un domaine donné doit donc être doté des mêmes facultés.

   Les chercheurs en intelligence artificielle ont donc dû recenser les connaissances nécessaires à leurs programmes, ils les ont trouvées dans les livres, ils ont en cela les mêmes informations, les mêmes sources que les enseignants dans une discipline donnée, et ces mêmes documents, essentiellement adaptés à leur niveau sont fournis aux élèves. Ils ont dû aussi formaliser les modes d'utilisation de ces connaissances ; si dans certains cas il s'agit d'algorithmes bien connus à appliquer à la lettre, la plupart du temps les raisonnements ne sont guidés que par des heuristiques, ces « trucs » qui permettent souvent d'avancer vers la solution mais pas toujours et qui comportent suivant les domaines une part d'incertitude.

   Où peuvent être les retombées dans l'enseignement ? Il est probablement utopique de demander à chaque maître de faire un logiciel intelligent dans la discipline qu'il enseigne et cela lui donnerait pourtant l'occasion de préciser tout le savoir-faire non dit qu'il utilise et que ses élèves ont tant de mal à découvrir. Il est sans doute plus raisonnable de demander à disposer de tels logiciels pour les regarder à la loupe avec les élèves et convaincre ces derniers que pour devenir aussi forts que la machine dans un domaine donné, il ne leur suffit pas d'accumuler des connaissances (de les apprendre par coeur par exemple). il leur faut aussi se forger un mode d'utilisation, une batterie d'heuristiques qui puissent les guider dans la plupart des situations.

   Des travaux nombreux avec des enseignants inspirés de ces idées devraient me semble-t-il faire largement avancer la didactique des différentes disciplines et ceci pour le plus grand bénéfice des professeurs et des élèves.

3. L'informatique dans la société

   Les élèves doivent prendre peu à peu conscience de la place que l'informatique prend dans la société actuelle et prendra dans la société qu'ils construiront. Cela veut dire en connaître les applications possibles et mesurer les dangers ou problèmes qui naissent de ce développement rapide. C'est un vaste sujet, et parlant d'intelligence artificielle je me contenterai d'en souligner deux aspects.

   Le premier concerne l'histoire de l'informatique et plus spécialement de l'IA. Expliquer les premières applications de l'informatique, puis les projets un peu fous comme la traduction automatique des langues naturelles et les raisons de leur échec, les tâtonnements entre systèmes généraux et systèmes spécialisés, les acquis à certaines étapes comme les systèmes experts aujourd'hui, faire mesurer les progrès faits en deux ou trois décennies me parait être le meilleur bagage à donner pour permettre à chacun d'anticiper ce qui viendra. Les prévisions à moyen ou long terme dans ces domaines relèvent plus souvent de Madame Soleil que de certitudes fondées, par contre l'ampleur de l'évolution passée peut permettre d'imaginer non pas l'avenir mais l'ampleur possible des changements futurs.

   Un autre aspect concerne la connaissance et sa « mise en boite ». Outre les problèmes de protection, de secret liés à beaucoup d'applications informatiques, les enseignants puis les élèves devraient réfléchir à un appauvrissement des informations codées par rapport aux informations réelles ; quel est-il ? Jusqu'où ira-t-on dans la richesse des informations codées, quels sont les dangers de systèmes peu élaborés où l'information serait trop caricaturée ? La même remarque vaut pour les raisonnements inductifs, déductifs, approchés. De quels modes de raisonnement pourrons-nous doter nos machines et qu'est-ce qui restera spécifiquement humain ? Il n'y a à mon sens aucun danger de voir le robot supplanter l'homme en général mais ce robot est amené à être meilleur pour quantités de tâches spécifiques. Nos élèves réfléchissent-ils à cela pendant leurs cours de philosophie ?

   En conclusion, même si les outils actuels ne sont pas encore à la hauteur des espérances, il est grand temps pour chacun de se familiariser avec l'histoire, les concepts, les réalisations et les questions de l'intelligence artificielle. Je suis pour ma part persuadée que les applications de l'intelligence artificielle dans l'enseignement ne se feront pas sans les enseignants ; elles naîtront plutôt de la confrontation entre les idées nouvelles et l'expérience pédagogique acquise et nécessiteront, comme tous les autres travaux dans le système éducatif, une lente maturation. Il est donc urgent de commencer.

Monique Grandbastien
CRIN NANCY

Paru dans le Numéro spécial, supplément au Bulletin trimestriel de l'EPI de décembre 1984.

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

Bibliographie

1 - Articles

Les systèmes experts, M. O. Cordier, La Recherche ; Janvier 1984.

Représentation et utilisation des connaissances, J.-L. Lauriére, 1re TSI volume 1, n° l et 2, 1982.

Les logiciels de traitement des langues naturelles, T. Winograd, Pour la Sciences, novembre 1984.

Les logiciels et l'intelligence artificielle D. Lenat, Pour la Sciences, novembre 1984.

Le langage Prolog, B. Legeard, Micro-systèmes, juillet-août 1984.

Prolog, bases théoriques et développements actuels. H. Kanoui, A. Colmerauer, M. Van Caneghem, TSI vol. 2 n° 4 1983.

Les systèmes experts, J. Ferber, Micro-systèmes avril-mai-juin 1984.

Intelligence artificielle et EAO. Les systèmes experts. Le langage naturel. Les stratégies pédagogiques. A. Bonnet, Bulletin de 1'EPI n° 30 Juin 1983.

Systèmes experts : simuler l'intelligence. E. Seyden, Sciences et Techniques, mai 1984.

2 - Livres

Intelligence artificielle. Mythes et limites. Hubert L. Dreyfus, Flammarion 1984.

La cinquième génération. Edwards A. Feigenbaum et P. Mc. Corduck, Inter Editions 1984.

Introduction aux systèmes experts. M. Gondran, éd.Eyrolles 1984.

Intelligence artificielle en médecine. M. Fieschi, éd. Masson 1984.

L'homme face à l'intelligence artificielle, J. D. Warnier, éd. d'Organisation 1984.

L'intelligence artificielle. Promesses et Réalités, A. Bonnet, Inter Éditions 1984.

Systèmes industriels d'intelligence artificielle : outils de productique. L. Pun. éd. Tests 1984.

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