Un livre de Xavier Niel :
Une sacrée envie de foutre le bordel
Entretiens avec Jean-Louis Missika
Laurent Bloch
Un entrepreneur exubérant
Xavier Niel [1] est surtout célèbre pour la création en 1999 du fournisseur d'accès à l'Internet Free (filiale du groupe Iliad [2]) et pour l'invention de la Freebox [3] lancée en 2002, première Box Triple Play [4], c'est-à-dire le premier terminal réseau au monde à offrir accès simultanément à l'Internet, à la télévision et au téléphone.
Iliad est le 6e groupe de télécommunication européen avec 42 millions d'abonnés via ses filiales en France, Italie, Pologne et autres ; il a en France 5,868 millions d'abonnés. À titre personnel Xavier Niel possède (ou a possédé) en tout ou en partie des opérateurs de télécommunication aux Comores, à Chypre, à Monaco, en Irlande, au Sénégal, à Malte, au Luxembourg, sans préjudice d'investissements dans d'autres secteurs, immobilier, loisirs, etc.
Xavier Niel détient la majorité des parts du Groupe Le Monde, propriétaire du journal du même nom et de quelques autres, tout en ayant mis sur pied une organisation qui garantit l'indépendance de la rédaction et interdit toute prise de contrôle qui ne serait pas agréée par le Pôle d'indépendance du Groupe Le Monde [5].
Tout cela est très bien expliqué dans le livre.
Comprendre l'informatique ? Par le contact physique
Xavier Niel n'est pas un héritier, il est né en 1967 dans une famille de la classe moyenne, il va à l'école et au collège à Créteil, puis au lycée privé Saint-Michel-de-Picpus à Paris, il n'aime pas trop l'école. Mais à l'âge de 14 ans il reçoit de son père un ordinateur Sinclair ZX81 [6] : c'est un ordinateur en sa plus simple expression vendu 490 F de 1981 (soit 211 € de 2024) [7].
Xavier Niel va se passionner pour la programmation de ce petit ordinateur, comme il le dit : « C'est cent fois moins puissant qu'une calculette, mais tu peux programmer toutes sortes de logiciels. J'avais un machin qui faisait exactement ce que je lui disais de faire. Rien que ça, pour moi, c'était un truc de ouf ! Ma sœur, elle, elle faisait l'inverse de ce que je lui demandais de faire – et vice versa d'ailleurs. L'ordinateur, il faisait ce que je voulais. [...] Je m'intéresse au graphisme... Ça devient vraiment une passion. Mon père aimait bien ça, il m'achetait toutes les revues pour apprendre à programmer. Je les dévorais. Je tapais comme un con pendant deux heures pour copier ce qui était écrit dedans. Une fois sur deux, y avait une erreur à corriger, ou ça marchait pas, ou je faisais une faute de frappe que je devais retrouver. C'est comme ça que j'ai appris à programmer. C'est tout con, mais c'est efficace. Ensuite tu t'aperçois que tu peux programmer différemment pour que ça aille plus vite, et tu progresses. Quand j'ai 16 ans, mes parents achètent un piano à ma sœur, et moi, j'estime que j'ai aussi droit à un piano. Et ce piano, c'est un Apple 2. »
Avec l'Apple 2 viendront un modem, une connexion au Minitel, et par là l'accès à un vaste monde qui n'est pas encore l'Internet, mais déjà peuplé de toutes sortes de comparses. « T'as une centaine de mômes dont les ordinateurs sont connectés de 9 heures du soir à 3 heures du matin, et qui ont des petits yeux le lendemain pour aller à l'école. Et qu'est-ce qu'on fait de 9 heures du soir à 3 heures du matin ? On pirate des trucs, on crée des messageries pour se parler. » Ils piratent aussi des décodeurs Canal + et des jeux vidéo sur disquettes.
Nul doute que ce contact physique avec la machine, cette expérience corporelle de la programmation lui confèrent une compréhension intime de l'informatique, inaccessible aux managers qui croient pouvoir s'en dispenser. C'est pourquoi lui réussira alors que les autres échoueront malgré force soutiens politiques et financiers (suivez mon regard).
En faire un métier : le sens des affaires
« T'as plein d'entreprises qui voulaient créer des services Minitel et qui n'arrivaient pas à le faire, alors que moi, je savais le faire. Donc je travaillais pour elles. [...] Très vite j'ai une idée qui va faire ma différence et ma fortune : plutôt que d'acheter des grosses machines à 1 ou 2 millions de francs qui étaient horribles à faire fonctionner, je me dis que le PC que j'ai à la maison peut peut-être accomplir la même tâche. Ces grosses machines étaient multitâches ; le micro-ordinateur que j'avais était monotâche. Donc on va se faire chier à programmer, mais ça va coûter mille fois moins cher de créer des services Minitel. Et donc tous ceux qui, comme moi, ont choisi cette solution, vont prendre le contrôle du marché, parce qu'on produit moins cher et mieux. Et tous ceux qui sont restés sur les grosses machines vont se casser la gueule. En 1987, je rachète ma première boîte en dépôt de bilan. C'est une boîte de 500 salariés qui s'appelle AZ Télématique et qui gère les services Minitel d'NRJ et du Paris-Dakar. On va créer le marché de l'hébergement low cost des services Minitel. »
Bon, le sens des affaires, mais avec de solides compétences techniques, qui lui confèrent une vision !
« La première idée, c'est de proposer aux médias d'occuper leurs espaces publicitaires vides avec des annonces pour des services Minitel, et de partager les revenus générés par ces annonces. Les médias gagnaient parfois plus, parfois moins d'argent qu'avec la pub traditionnelle, mais ils n'avaient plus jamais un écran publicitaire vide. Antenne 2, NRJ et tous les autres médias se sont mis à annoncer du Minitel de rencontres, d'astrologie et d'autres services. Mon autre idée est un peu plus sulfureuse : elle consiste à aller démarcher les utilisateurs sur les sites concurrents. C'était un peu le Far West, et tout le monde faisait ça. Bon, ça a provoqué quelques gardes à vue et quelques condamnations, c'est le jeu. »
Les facteurs de la réussite
La suite de l'histoire est relativement connue, vous la lirez dans le livre (que je vous conseille). Je voudrais simplement insister sur les facteurs de réussite que son expérience a procurés à Xavier Niel, parce qu'ils en font un entrepreneur atypique dans le paysage institutionnel français (comme Octave Klaba d'OVH).
D'abord, il dirige une entreprise qui a réalisé en 2023 un chiffre d'affaires de plus de neuf milliards d'euros, avec un bénéfice de plus de 300 millions d'euros, alors qu'il ne sort d'aucune école patentée, ni d'aucun milieu bien introduit, ce qui veut dire que personne ne lui a fait de cadeau, un peu comme Bernard Tapie. En gros, il est autodidacte, mais gros travailleur et ne recule devant rien, y compris quelques entorses à la loi qui lui vaudront perquisitions et séjour en prison, qui lui auraient été épargnés s'il avait pris la précaution de passer par l'ENA ou par Polytechnique, comme tel de ses concurrents plus prudent.
Ensuite, comme il a mis lui-même les mains dans le cambouis, il sait ce qui compte pour faire marcher une entreprise de la révolution informatique : des idées, du capital, et surtout de vraies compétences. C'est pourquoi il a créé l'École 42 [8], qui reproduit en fait son propre itinéraire : admission sans prérequis ni conditions de diplôme, mais sur la base d'une période de passage à l'acte, les mains sur le clavier de l'ordinateur. Et pas de diplôme à la sortie. Les entreprises qui les recrutent confirment que les élèves issus de cette école savent travailler. L'École 42 a essaimé en France et à l'étranger : cinquante-cinq campus [9] répartis dans trente et un pays du monde, de Singapour à Naplouse, de Séoul à Angoulême.
Xavier Niel investit en permanence dans des centaines d'entreprises jeunes ou moins jeunes, il a créé l'incubateur Station F [10] qui accueille des dizaines d'entreprises et d'établissements de formation. Bref, alors que l'Éducation nationale française rechigne encore et toujours à introduire sérieusement l'informatique [11] dans ses programmes et que les responsables de la politique industrielle en sont encore aux industries de 1950, Niel s'attaque aux lacunes de notre pays avec clairvoyance et une énergie remarquable. Nul doute que cela lui vaille le ressentiment de nos élites... Je vous laisse lire ses aventures dans le livre.
Laurent Bloch
Paru le 21 décembre 2024 sur le site de Laurent Bloch.
https://laurentbloch.net/MySpip3/Une-sacree-envie-de-foutre-le-bordel
Cet article est sous licence Creative Commons Attribution 4.0 International.
https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/deed.fr
NOTES
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Xavier_Niel
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Iliad
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Freebox
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Triple_play_(télécommunications)
[5] Le Pôle d'indépendance est une entreprise créée en novembre 2010 par les journalistes, le personnel, les lecteurs et les actionnaires historiques du journal Le Monde, dont elle détient 25 % ; la Société des rédacteurs du Monde, qui fut jusqu'en 2010 le premier actionnaire du groupe de presse, est l'un des fondateurs de ce pôle d'indépendance.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Pôle_d'indépendance_du_Groupe_Le_Monde
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/ZX81
[7] Configuration : un microprocesseur 8 bits Zilog Z80A, un kilo-octet de mémoire (extensible à 64 Ko), mémoire externe sur cassette audio, un clavier, pas de son, affichage sur téléviseur grâce à un circuit électronique à tout faire dit Uncommitted Logic Array (ULA, en fait un tableau de portes logiques configuré pour des fonctions pré-programmées). Pour la programmation : un BASIC en mémoire morte (ROM) qui permettait l'accès au langage machine par les commandes PEEK et POKE : PEEK charge en mémoire une zone mémoire dont on donne l'adresse, on peut la modifier et la réécrire avec POKE, il suffisait d'y penser.
https://en.wikipedia.org/wiki/PEEK_and_POKE
[8] https://laurentbloch.net/MySpip3/Revolution-dans-l-enseignement-de-l-informatique
[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/42_(Écoles)
[10] https://fr.wikipedia.org/wiki/Station_F
[11] https://laurentbloch.net/MySpip3/La-formation-professionnelle-des-adultes-un-imperatif-cyberindustriel
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