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Ce que les interactions nous disent
sur l'activité de l'enseignant et des étudiants
pendant le cours par visioconférence
en situation de contrainte

Saida Mraihi
 

Cet article présente les travaux menés dans le cadre d'une recherche doctorale qui s'appuie sur les interactions pour analyser l'activité de l'enseignant et des étudiants pendant le cours en visioconférence, un mode d'enseignement qui s'est considérablement développé durant la crise sanitaire de la COVID-19. Le passage dans l'urgence à un enseignement à distance a contraint les enseignants et les étudiants de s'adapter à des nouvelles modalités de formation marquées par un glissement de la salle de classe vers l'espace privé ou un autre espace professionnel comme le bureau et par l'omniprésence de l'environnement numérique où l'enseignant et les étudiants prennent part au cours par écran interposé. Notre recherche vise à comprendre comment enseignant et étudiants interagissent dans ce nouvel environnement. Dans cet article, nous exposons les fondements théoriques qui ont guidé notre recherche, nous présentons ensuite notre méthodologie mixte basée sur des données quantitatives et qualitatives et enfin nous partageons des éléments spécifiques de nos résultats en mettant l'accent sur le niveau de multimodalité des interactions dans le cours en visioconférence et les effets induits par l'environnement physique et numérique.

Mots-clés : Cours en ligne, interaction, visioconférence, multimodalité, environnement.

Introduction

   Avec la mise en place de la continuité pédagogique en raison de la crise sanitaire de la COVID-19, les enseignants se sont retrouvés obligés de transformer dans l'urgence leurs enseignements pour s'adapter au distanciel sans avoir l'expérience et les compétences nécessaires. Dans une étude menée auprès des enseignants universitaires français quatre semaines après la fermeture des établissements (Martin et al., 2021), 90 % des 1015 répondants déclarent avoir été contraints d'improviser un enseignement à distance alors que, majoritairement, ils ne possédaient aucune expérience en la matière. Même si les enseignants universitaires sont plutôt familiers des outils numériques au quotidien, ils ne sont pas nécessairement habitués à l'enseignement à distance (Messaoui et al., 2021). Les modes d'enseignement qui sont mis en place pour assurer la continuité pédagogique ne sont pas motivés par les mêmes raisons que les dispositifs de formation à distance traditionnels avec la figure d'un étudiant empêché pour des raisons géographiques, professionnelles, économiques, familiales (Paquelin, 2014) et faisant l'objet d'une ingénierie et une scénarisation plus développés que dans la formation en présentiel. Les membres de l'association Educause proposent de parler de « enseignement à distance en situation d'urgence » (emergency remote teaching ou ERT) (Hodges et al., 2020) afin de distinguer l'enseignement en ligne en temps normal nécessitant un temps long de préparation et une ingénierie spécifique de celui qui se fait dans l'urgence avec un minimum de ressources et peu de temps (Gilliot, 2020).

   Notre étude s'intéresse en particulier à l'enseignement par visioconférence qui a été fortement utilisé pendant la continuité pédagogique dans le contexte de notre recherche et également dans d'autres établissements d'enseignement supérieur. Pendant le cours par visioconférence contraint par la crise sanitaire, l'enseignant et les étudiants se retrouvent dans un environnement différent de celui auquel ils sont habitués, la salle de classe se transporte dans l'espace privé, ce que Williamson et al. (2020) appellent le mouvement BYOSH (Bring Your Own School Home). De même, ils se réunissent dans un espace virtuel par écran interposé où chacun n'a pas accès à l'espace de l'autre et ne peut agir dessus. Notre recherche vise à décrire et analyser les modalités d'interaction de l'enseignant et des étudiants dans l'environnement numérique et physique du cours en visioconférence. Notre étude a été menée dans une école d'ingénieur française avec 11 enseignants et a porté sur 21 cours magistraux et 15 travaux dirigés.

Cadre théorique

   Pour étudier les interactions qui s'opèrent dans le cours en visioconférence, nous nous focalisons sur le caractère multimodal des interactions en ligne et les spécificités de l'environnement dans lequel elles se déroulent. Avant d'aborder ces dimensions, nous présentons l'approche globale qui nourrit notre démarche de recherche à savoir l'approche socio-technique développée par Albero (2010) qui conduit à prendre en compte les relations de dépendance entre activité, technique et environnement. Nous tentons d'articuler ces trois dimensions en analysant les interactions de l'enseignant et des étudiants dans le cours en visioconférence. Dans sa conception de l'approche socio-technique, Albero (2013) se réfère aux travaux de l'anthropologie et de la sociologie des techniques (Callon, 1986 ; Akhrich, 1987 ; Latour, 1992) et des sciences de l'information et de la communication (Scardigli, 1992 ; Flichy, 1995) et cherche à mettre en évidence l'influence réciproque entre objet technique et conduite humaine.

Une approche sociotechnique de l'environnement de formation

   Pour Albero et al. (2019), l'approche socio-technique envisage la relation entre humain et artefacts comme dépendante et réciproque, elle accorde une grande attention aux relations qui relient l'objet et le sujet et qui les transforment. Cette relation d'interdépendance traduit une dynamique d'évolution permanente où

Sujet(s) et objet(s) produisent une activité (individuelle et collective) qui produit des artefacts (matériels et symboliques) influençant le déroulement de l'activité mais aussi le développement des sujets et des objets qui modifient à leur tour les artefacts influençant l'activité (p. 105).

   Cet extrait illustre bien ce mouvement d'interdépendance entre sujet et objet qui fait écho aux interactions, d'une part, entre les sujets qui sont dans notre cas l'enseignant et les étudiants, et d'autre part entre les sujets et leur environnement qui est l'espace où se déroule le cours comme un milieu instrumenté par des ressources et des objets mobilisables dans le processus d'enseignement-apprentissage.

   Que le cours soit en présentiel ou à distance, les objets présents agissent et interagissent avec l'enseignant et les étudiants, ils instrumentent leurs actions de manière prévue ou imprévue, ils les influencent et les impactent par leurs potentialités et contraintes. Dans le contexte de notre recherche qui est le cours en visioconférence, l'objet technique occupe une place prégnante puisqu'il remplit la fonction d'environnement numérique dans lequel se déroule l'interaction et de ressource que l'enseignant et les étudiants mobilisent pour interagir.

La multimodalité des interactions en ligne

   La mutimodalité considère que tous les modes de communication, en les combinant les uns avec les autres, sont impliqués dans la production de sens et que chaque mode a des potentialités et des limites (Kress, 2019 ; Kress et al., 2001). Les recherches de Kress et ses collègues en classe de sciences (2001) montrent que la communication en classe ne sollicite pas uniquement le langage mais également d'autres modes basés sur différents systèmes sémiotiques dont chacun dispose de ses propres potentialités : les gestes, les regards, les mouvements dans l'espace, les signes graphiques, les objets, les manuels, les tableaux, etc.

   En situation d'interaction en ligne, nous retenons la définition de Kerbrat-Orecchioni (2011) qui qualifie la communication multimodale en ligne de communication multicanale et plurisémiotique : 1) multicanale à travers l'accès auditif et visuel aux participants 2) plurisémiotique en exploitant au même titre que les conversations en présentiel un matériel verbal (lexico-syntaxique), paraverbal (vocalo-prosodique), non verbal (posturo-mimo-gestuel) mais en recourant aussi à l'écrit et au dispositif technologique.

   Nous complétons la définition de Kerbrat-Orecchioni avec les travaux de Vincent (2012) qui convoque deux concepts : le canal et les modes qu'elle illustre avec la métaphore de la plomberie. Les interlocuteurs utilisent différents canaux à travers lesquels ils émettent et réceptionnent des ressources sémiotiques. Ces canaux sont les différents « tuyaux » que peut potentiellement emprunter la communication en production comme en réception et se décline en canal vidéo, canal audio et canal du chat. Les modes sont les moyens qui vont être sollicités pour produire et réceptionner les ressources sémiotiques, il s'agit des robinets. Vincent prend trois exemples pour illustrer ses propos à travers deux participants qui communiquent sur Skype.

  • Le premier écrit un message sur le canal du chat, utilisant donc le mode textuel. Pour lire le message, le deuxième sollicite le mode visuel.

  • Le premier produit un geste, utilisant le canal vidéo et le mode posturomimo-gestuel. Pour réceptionner le geste, le deuxième sollicite le mode visuel.

  • Le premier s'exprime par le canal audio, ayant ainsi recours au mode oral. La réception du second sera alors auditive.

   En contexte de formation, les chercheurs qui adoptent une approche multimodale pour analyser les interactions (de Saint-Georges, 2008 ; Filliettaz et al., 2008 ; Jewitt, 2008 ; Kress, 2019) sont amenés à traiter la question de l'affordance de l'environnement et des ressources sémiotiques. En formation à distance, la notion d'affordance concerne en particulier l'objet technique qui instrumente l'environnement d'enseignement-apprentissage. Les enseignants et les étudiants interagissent dans un environnement numérique produisant des affordances qui impactent leur activité selon les potentialités d'actions de cet environnement (affordance intentionnelle) qu'il appartient au sujet (ici enseignant et étudiant) de s'en saisir (affordance réelle) (Simonian et al., 2019).

L'environnement de visioconférence : régi par un cadre spatial et une pluralité d'espace

   Selon Marcoccia (2011), le cadre spatial joue un rôle plus ou moins déterminant dans la manière dont se déroulent les échanges en visioconférence. Les caractéristiques du contexte spatial (espace public ou privé, ouvert ou fermé, vaste ou étroit, à distance ou en présence) et son organisation proxémique peuvent conditionner en partie l'interaction. Par ailleurs, La dimension sociale ou institutionnelle de l'espace peut également agir sur les interactions car les comportements sont régis par des conventions liées à cet espace comme cadre d'interaction.

   Par ailleurs la communication par visioconférence induit une fragmentation de l'espace (Licoppe et Relieu, 2007). Bien que les dispositifs techniques tentent de créer un environnement commun, ce dernier se trouve fragmenté entre

  1. l'environnement réel dans lequel se trouve une personne A ;

  2. l'image de cet environnement sur le moniteur de B ;

  3. l'environnement dans lequel se trouve B et ;

  4. la représentation de cet environnement sur l'écran que regarde A.
    La dissociation des environnements provoque une série de malentendus puisque les participants ont l'illusion qu'ils voient la même chose alors que cela est rarement le cas (p. 14).

   Nous retrouvons cette pluralité des espaces dans une étude menée par Develotte (2012) sur la conversation pédagogique par visioconférence poste à poste où elle identifie trois espaces qui agissent sur la situation d'interaction : 1) le « champ » renvoie à ce qui se passe sur l'écran de l'émetteur par qui transite les messages textuels, iconiques, audio ou vidéo. Selon la solution technique, l'interactant a la possibilité de configurer l'affichage de ses fenêtres pour organiser son espace de communication. 2) le « contre-champ », c'est-à-dire ce qui se passe sur l'écran de l'interlocuteur. Quelle est la configuration de son écran ? A-t-il affiché la fenêtre visio en grand écran ? A-t-il ouvert sa fenêtre de chat ? L'émetteur ne peut répondre à ces questions ni agir sur l'espace de l'interlocuteur. 3) le « hors champ » correspond à ce qui se passe hors de l'écran, dans l'espace physique des deux participants. Plusieurs variables appartenant au « hors champ » sont susceptibles d'influer sur la situation de communication, ils concernent entre autres les intrusions d'acteurs extérieurs qui peuvent interférer avec la conversation déjà engagée en ligne.

Problématique et objectif de recherche

   Pour assurer la continuité pédagogique dans l'enseignement supérieur pendant la crise sanitaire, tous les formats et niveaux d'enseignement ont été profondément transformés. Notre contexte professionnel d'établissement d'enseignement supérieur n'échappant pas à cette réalité, nous faisons le choix de prendre les interactions comme objet d'étude pour analyser l'activité de l'enseignant et des étudiants durant le cours en visioconférence, une modalité qui a été fortement utilisée pendant la crise sanitaire. Selon Filliettaz, Morissette et Vinatier (2020), les interactions

constituent un objet d'étude pour éclairer les pratiques éducatives, d'enseignement ou de formation professionnelle et aussi une « méthode » de recherche et d'intervention [...] permettant de produire des connaissances et des transformations dans le fonctionnement des processus éducatifs d'apprentissage ou de formation (p. 12).

   En contexte d'enseignement-apprentissage, Altet (1994) attribue à l'interaction pédagogique les caractéristiques suivantes : 1) Un échange dans le but d'aboutir à un apprentissage selon un processus interactif enseigner-apprendre où l'émetteur cherche à modifier l'état du savoir du récepteur en s'appuyant sur des interactions verbales et non-verbales. 2) Une situation communicative dans un milieu social spécifique qui est la classe avec des partenaires disposant de statuts et de rôles différents et où la communication et sa régulation sont régies par un ensemble de codes, de normes et de modèles spécifiques à ce contexte social. 3) Les interactions se déroulent dans une situation affective entre les acteurs qui n'est pas neutre. De fait, l'analyse des interactions porte sur ce qui se passe au niveau opératoire (les questions de l'enseignant, de l'élève, réponses de l'élève, interventions spontanées, etc.) et au niveau latent à travers notamment les expressions affectives (inquiétude, intérêt, désintérêt, demandes affectives, agressivité, etc.).

   Les travaux sur les interactions dans la formation en ligne sont nombreux mais ils prennent généralement comme contexte l'enseignement à distance et hybride traditionnel où l'enseignant et l'apprenant sont familiarisés avec ce type de dispositif. Les apprenants font le choix de cette modalité qui répond à leurs besoins et l'ingénierie et la scénarisation sont plus développés que dans la formation en présentiel (Peraya et Peltier, 2020). Ce sont là des éléments différenciant pour notre recherche où les enseignants et les étudiants se sont retrouvés du jour au lendemain dans la contrainte d'adopter des modalités d'enseignement-apprentissage présentielles transposées dans l'urgence au distanciel.

   Les résultats d'une étude portant sur les modifications des pratiques des enseignants dans un IUT (Institut Universitaire de Technologie) durant le premier confinement (Messaoui et al., 2021) révèlent que les enseignants (86 répondants) utilisent principalement quatre fonctionnalités des applications de visioconférence : le partage d'écran (75 %), la discussion audio (61 %), le dépôt de fichier (49 %) et la discussion vidéo (49 %). Bien que ces usages soulignent la volonté des enseignants de poursuivre les échanges avec les étudiants en synchrone et de combler l'absence d'interactions en face en face par des interactions distantes, les auteurs de l'enquête considèrent que le paradigme d'un enseignement synchrone semble avoir été peu questionné par les enseignants. Malgré leur recours aux outils synchrones pour favoriser une relation pédagogique de qualité avec leurs étudiants, les enseignants expriment des frustrations (fatigue, évaluation, échanges appauvris...) et déplorent l'absence de rétroaction des étudiants. Faller (2020) constate que la visioconférence rend difficiles les échanges informels de l'enseignant avec ses étudiants avant ou après le cours et lors des pauses alors qu'ils apportent une forme d'humanisation. Par ailleurs l'enseignant ne peut pas réagir aux signaux qu'il peut repérer à travers les expressions des visages des étudiants car dans la plupart du temps il n'a pas accès à leur image. Les travaux de Develotte, Guichon et Vincent (2010) démontrent l'intérêt de l'image vidéo qui créé de la présence à distance, a des effets importants sur la relation socio-affective et l'établissement d'une relation interpersonnelle, installe une connexion visible entre les participants et augmente la qualité de la relation pédagogique.

   À partir des problématiques identifiées dans notre contexte de recherche et qui rejoignent les résultats des travaux recensés, nous faisons le choix de prendre les interactions comme objet de recherche pour analyser l'activité de l'enseignant et de l'étudiant dans l'environnement physique et numérique spécifique à la visioconférence. L'interaction que nous étudions revêt des spécificités particulières : 1) Elle s'opère dans un environnement dicté par la contrainte d'une crise sanitaire. 2) elle est médiée par un objet technique. 3) Elle est multimodale dans la mesure où les interactants ont la possibilité de mobiliser plusieurs modes de communication (audio, visuel, écrit) et plusieurs ressources sémiotiques (productions verbales, prosodie, gestualité, mimiques faciales, mouvements corporels et visuels, objets matériels et symboliques, etc.).

Méthodologie

   Pour observer les interactions qui s'opèrent entre l'enseignant et les étudiants pendant le cours en visioconférence, nous nous appuyons sur les enregistrements vidéo des cours en raison des possibilités d'acuité et d'exhaustivité d'observation qu'ils apportent (Veillard, 2013). En effet, à la différence de l'observation en direct qui nécessite de saisir les évènements dans l'action avec la contrainte de ne pas pouvoir tout observer dans le même temps, l'observation à partir de la vidéo permet au chercheur de repérer plus d'indices, en revisionnant l'événement, en réécoutant un passage ou en faisant des arrêts sur image pour voir un détail qu'il lui aurait échappé en observation directe. Les images de la vidéo permettent un très grand nombre de description que le chercheur ne peut pas réaliser s'il observe en direct.

   Pour analyser les interactions qui se déroulent durant le cours en visioconférence, nous avons établi une grille d'observation en nous inspirant particulièrement de celle établie par Schullo (2005) dans le cadre de sa recherche doctorale sur les stratégies pédagogiques dans le cours synchrone à distance et qui a été revue par Martin et al. (2012) dans leur article « Examining interactivity in synchronous virtual classrooms ». Nous nous sommes également référés aux travaux de Bocquillon (2020) « Miroir des Gestes Professionnels » qui se saisit des interactions comme forme d'action pour illustrer les pratiques de l'enseignant et la « Grille d'observation des pratiques pédagogiques » de Duguet (2014) qui aborde l'interaction comme une dimension des pratiques pédagogiques de l'enseignant. Nous avons instrumenté notre démarche d'observation et d'analyse des enregistrements vidéo des cours avec l'outil d'annotation de ressources vidéo et audio ELAN. Le chercheur peut annoter des séquences spécifiques de la vidéo en lui associant une transcription de parole, un commentaire, une description ou des listes préétablies de critères observables. L'analyse statistique des annotations nous permet d'établir une catégorisation des interactions qui s'opèrent durant le cours par visioconférence et les types de ressources sémiotiques mobilisées par l'enseignant et les étudiants partie prenante de l'interaction.

   Pour comprendre le rôle que joue l'environnement physique et numérique dans les interactions, nous avons recours à l'entretien pour recueillir le discours des enseignants et des étudiants que nous complétons par un questionnaire étudiant anonyme. Les données collectées auprès des étudiants nous permettent également d'accéder à leur vécu de leurs interactions avec l'enseignant et les autres étudiants durant le cours.

Contexte de la recherche

   Nous avons mené notre recherche durant le second semestre 2020-2021 et le premier semestre 2021-2022 avec un groupe d'enseignant et d'étudiant en deuxième année cycle ingénieur en formations initiale et par apprentissage. Avant la crise sanitaire, le format d'enseignement prédominant est le présentiel car les enseignements font appel en majorité à des équipements et plates-formes technologique donnant aux apprenants la possibilité de se former en s'exerçant sur des équipements industriels réels. Notre recherche s'est focalisée sur les cours magistraux (grand effectif) et travaux dirigés (cours avec des petits effectifs sous forme d'exercice et mise en application des connaissances théoriques), les travaux pratiques nécessitant la manipulation d'équipement plus complexes à maintenir en distanciel étaient proposés en présentiel quand les conditions sanitaires le permettaient. En termes de contenus enseignés, les cours que nous avons analysés concernent essentiellement les « sciences dures » qui représentent la majorité des enseignements dispensés dans les cursus de l'établissement.

Résultats

   Nous avons enregistré 36 séances de cours (21 cours magistraux et 15 enseignements dirigés) qui nous servent pour observer les interactions qui se déroulent durant le cours et aussi comme support pour mener les entretiens avec les enseignants et les étudiants. Nous avons conduit 34 entretiens avec 11 enseignants et 7 entretiens avec 9 étudiants, deux de ces entretiens ont réuni deux étudiants chacun et ce à la demande de ces derniers. Chaque entretien avec les étudiants a porté sur des séquences d'enregistrement vidéo de plusieurs séances de cours. En ce qui concerne les enseignants, nous avons conduit avec eux un entretien pour chacun des cours qu'ils ont choisi d'intégrer à la recherche. Nous avons également recueilli 357 réponses au questionnaire étudiants que nous avons administré en ligne.

   Nous partageons dans le présent article une partie de nos résultats en nous focalisant sur les caractéristiques multimodales et environnementales des interactions durant le cours par visioconférence.

Des interactions naturellement verbales mettant l'image et l'écrit au second plan

   Dans le cours par visioconférence, le canal audio demeure le mode d'interaction dominant malgré la possibilité de le combiner avec d'autres modes de communication tel que l'écrit avec l'outil de conversation ou le visuel en utilisant l'image vidéo. Ce constat qui peut paraître comme une évidence lors des interactions en visioconférence, met l'accent sur l'importance accordée à la voix dans sa dimension paraverbale (ton, intonation, rythme) comme l'élément auquel les étudiants sont les plus attentifs, en témoigne les propos recueillis lors des entretiens étudiant.

quand la voix est très très plate enfin très monotone, elle varie peu, bah j'arrive moins à repérer les éléments les plus importants. (Charlie)

à distance, on est très focalisé sur le son, [...] l'intonation de la voix, c'est vraiment l'élément qui est déterminant plus que le visuel. (Cléo)

   Mais ce canal reste peu investi par les étudiants. Questionnés sur les raisons qui les incitent ou non à intervenir à l'oral pendant le cours, certains étudiants considèrent que la configuration technique du cours en visioconférence met « le projecteur » sur celui qui prend la parole et donne le sentiment que toute l'attention est focalisée sur lui ce qui dissuade certains étudiants d'intervenir que ce soit pour poser une question ou répondre aux questions de l'enseignant. L'étudiant Cléo compare le fait de prendre la parole à être dans le centre de l'amphi avec un micro :

[...] tout le monde entend distinctement. Euh, dans un amphithéâtre, il y a toujours un petit peu de bruit et tout ça, donc des fois on répond, les personnes très concentrées, elles vont nous entendre puisque bah elles ont suivi et tout donc euh, le prof nous entend, mais là vraiment chaque personne va nous entendre.

   Concernant l'usage de la caméra, il est souvent abordé spontanément par les enseignants, qui regrettent ne pas pouvoir voir l'image vidéo de leurs étudiants malgré leur demande. Les étudiants répondant au questionnaire déclarent à 67,7 % ne pas allumer leur caméra et à 31,5 % à l'allumer parfois et quand ils l'allument, ils le font à la demande de l'enseignant (91,4 %). Questionnés sur les raisons qui les amènent à ne pas allumer leur caméra, le premier argument évoqué est d'ordre technique indépendamment de la volonté des étudiants car l'utilisation de la caméra vidéo surtout en présence d'un nombre important d'étudiants affecte les flux de connexion. L'autre raison mentionnée par les étudiants est d'ordre personnel et vise à préserver leur espace privé. L'arrière-plan de l'image vidéo de l'interlocuteur est porteur d'information sur son contexte spatial (Marcoccia, 2011), en refusant d'allumer leur caméra, les étudiants tiennent à préserver leur contexte spatial privé qui de facto fait partie de l'espace « hors-champs » de l'interaction (Develotte, 2012) « la caméra est aussi une porte ouverte sur notre intimité, et par là j'entends que nous sommes chez nous et donc parfois en train de faire d'autre chose que de seulement suivre le cours » (verbatim questionnaire étudiant anonyme). Certains étudiants considèrent l'usage de la caméra comme une intrusion dans leur vie privée et évoquent l'« impression d'être observé » ou encore « se sentir observé depuis chez soi, lieu à la fois de travail et lieu privé ». De plus les étudiants n'ont pas l'habitude d'avoir accès à leur propre image et prennent conscience de ce que leur image et celle de leur environnement physique peut dire sur eux comme en témoigne les propos issus de l'entretien de l'étudiant Alex « quand on met nos caméras, des fois on a tendance à regarder bah justement l'image qu'on se donne alors que si par exemple on va en cours en présentiel, je ne pense pas forcément tout le temps à l'image que je vais donner ». Selon de Fornel (1994), la présentation de soi et la maîtrise de sa propre image deviennent centrales dans le dispositif technique de la visioconférence qui donne le sentiment d'un état permanent de visibilité et d'être sous le contrôle de l'autre.

   Peu d'étudiants répondants au questionnaire ou participants aux entretiens ont fourni des arguments pour expliquer leur choix d'allumer la caméra. Nous notons en premier lieu l'effet engageant de la caméra « si je l'allume, je dois rester concentré », « Je trouve ça utile de l'allumer car elle permet de rester concentré sur le cours alors que sans la caméra on peut vite aller sur son téléphone ou faire autres choses sans le faire remarquer ». Le deuxième argument porte sur les conduites sociales et relationnelles, certains étudiants évoquent une forme de respect envers l'enseignant qui relève du code de conduite « Il s'agit d'une question de respect pour le professeur », « Allumer la caméra permet à notre professeur de savoir à qui il parle c'est une forme de respect ». Par ailleurs, partager son image vidéo est une pratique qui reflète des situations réelles que nous retrouvons dans les propos de Cléo « Il me paraît normal qu'on allume notre caméra. Dans la vraie vie, on ne fait pas des présentations en faisant des appels téléphoniques ».

   Questionnés sur l'accès à la vidéo de leurs enseignants, plus de la moitié des étudiants répondant au questionnaire (63,8 %) considèrent que le fait de voir l'image vidéo de l'enseignant les incite à participer aux cours. À partir des corpus recueillis, nous pouvons traduire cette incitation en plusieurs facteurs.

  • L'accès à l'image de l'enseignant matérialise sa présence et créé de la proximité avec ses étudiants, les répondants parlent de « contact plus personnel », « contact visuel »

  • La présence de l'enseignant à travers son image vidéo permet d'accéder à ses mouvements et ses gestes ce qui rend le cours plus vivant et dynamique « un enseignant que l'on voit et qui interagit en bougeant ou montrant des choses ou des objets utiles au cours rend le cours plus dynamique »

  • La question du rapport à l'humain revient à plusieurs reprises dans les propos recueillis, les étudiants évoquent un « échange plus humain », « contact plus humain », « relation plus humaine »

  • Les étudiants perçoivent le fait que l'enseignant allume sa caméra comme une forme d'implication de sa part ce qui les incite à participer et s'impliquer à leur tour « Cela me donne l'impression que celui-ci est impliqué dans son rôle d'enseignant, ce qui me donne envie d'interagir avec lui ».

   Mais le dispositif technique ne facilite pas l'accès à l'image de l'enseignant, interrogés à propos de la configuration la plus usuelle où l'enseignant partage un contenu à l'écran, seulement 4,5 % des étudiants répondant au questionnaire déclarent prêter une attention particulière à l'image vidéo de l'enseignant, 53,8 % alternent entre le support du cours partagé à l'écran et la vidéo de l'enseignant et 41,8 % se concentrent uniquement sur le support partagé. La configuration technique de l'outil de visioconférence affiche dans le « champ » de l'étudiant l'enseignant en petite vignette et son support partagé au centre de l'écran, les étudiants se focalisent essentiellement sur le contenu partagé. Par ailleurs le cadre de la caméra limite l'accès au haut du corps ce qui empêche d'accéder aux mouvement et gestes des interactants « on voit que le haut du corps, c'est un peu comme le masque, on ne voit pas la bouche et le nez, on se rend compte que ça efface complètement les expressions du visage. Je pense que le corps joue, la façon de bouger les bras, les expressions corporelles parlent autant que la parole. » (Morgan)

   Enseignant et étudiants ont la possibilité d'utiliser la fonctionnalité conversation écrite proposée par l'outil de visioconférence, nos observations des séances de cours font état d'un usage limité de ce mode d'interaction par les deux acteurs. Les verbatims recueillis à partir du questionnaire étudiant soulignent un usage plus significatif côté enseignant que côté étudiant (311 occurrences relatives aux usages faits par les enseignants et 185 occurrences relatives aux usages faits par les étudiants).

   Côté enseignant, les usages cités par les étudiants permettent d'identifier deux types : 1) un usage pédagogique où l'enseignant partage des ressources (145 occurrences), pose des questions principalement via l'outil sondage intégré à la conversation (48 occurrences), et communique des consignes (17 occurrences) 2) un usage d'ordre pratique qui consiste à faire l'appel (48 occurrences) et communiquer des information pratiques (31 occurrences).

Tableau 1. Les usages de la conversation écrite par les enseignants
à travers le discours des étudiants répondant au questionnaire.

Les usages de la conversation écrite par l'enseignant

Total

Partager des ressources

145

Faire l'appel

48

Lancer un sondage

39

Communiquer des informations pratiques

31

Communiquer des consignes

17

Répondre aux questions

17

Noter des points clés du cours

7

Poser des questions

7

   Côté étudiant, trois principaux usages sont cités par les répondants : 1) poser des questions à l'enseignant (74 occurrences), 2) partager des ressources (36 occurrences) et 3) répondre aux questions de l'enseignant (32 occurrences). La conversation écrite est également utilisée pour des raisons techniques (47 occurrences) pour signaler les incidents techniques et aussi comme alternative pour s'exprimer en cas de problème de micro. D'autres usages sont aussi mentionnés mais restent à la marge notamment le fait de saluer ou signaler son retard en début de cours, faire un commentaire ou poser une question sans interrompre l'enseignant.

Tableau 2 : les usages de la conversation écrite par les étudiants
à travers le discours des étudiants répondant au questionnaire.

Les usages de la conversation écrite par l'étudiant

Total

Poser des questions

74

Signaler un problème technique

47

Partager des ressources

36

Répondre à une question de l'enseignant

32

Intervenir sans interrompre l'enseignant

15

Saluer, signaler un retard ou s'en excuser

13

Faire des commentaires

9

Rendre un travail

7

Discuter avec la classe

6

Discuter lors de travaux en groupe

5

Partager des informations

3

   Lors des entretiens, les enseignants admettent qu'ils utilisent peu la conversation écrite et le font plus en TD qu'en CM. Cet usage limité s'explique par la difficulté pour l'enseignant de dérouler son cours et suivre la conversation en même temps comme le soulignent François « si les messages défilent, je pense que je peux en louper » et Pierre « ce n'est pas évident à suivre le chat si je suis lancé dans une explication ». Les contraintes techniques rencontrés par les enseignants représentent également un frein dans la mesure où leur interface est réservée principalement au support de cours ce qui limite l'accès aux restes de leur environnement dont l'espace de conversation comme l'explique Pierre confronté à une séquence où un étudiant écrit un message dans la conversation « je suis un peu en peine de tout ça, c'est l'outil PowerPoint par défaut et donc justement, j'aurais préféré ne pas encombrer l'écran avec tous les panneaux autour ». En termes d'usage, les enseignants citent la conversation écrite comme alternative pour interagir avec les étudiants qui ont des problèmes techniques liés à l'audio. Ils l'utilisent aussi pour répondre aux questions des étudiants, partager des informations et des ressources et leur poser des questions plutôt fermées auxquelles ils peuvent réagir facilement et rapidement sous forme de sondage ou avec un émoticône comme le pouce ou le sourire. La conversation est aussi un indicateur pour savoir qui s'implique dans le cours. Les propos de Sarah résument la perception de l'enseignant de ce mode d'interaction

j'y mets des vidéos ou des éléments, des références [...] ça demande un délai encore plus grand puisque t'es en train de parler, et ça m'est arrivé dans certains cours de devoir remonter, alors vous avez posé ça, est-ce que c'est bon et puis je reprends un peu tout le fil, ce n'est pas forcément mon outil préféré.

L'environnement physique de travail

   Aussi bien les enseignants que les étudiants ont investi de nouveaux espaces pour faire ou suivre le cours en visioconférence. Côté enseignant, six parmi eux font cours à partir de leur domicile dans un espace dédié, quatre font le choix de faire cours dans leur bureau sur leur lieu de travail car il est plus propice au calme et limite le risque d'avoir des interférences avec une personne de la sphère privée qui peut apparaître dans l'espace « hors champs » (Develotte, 2012) et un enseignant fait cours de son domicile et aussi à partir d'une salle de cours pour avoir une meilleure qualité réseau. Les enseignants qui font cours à partir de leur domicile disposent tous sauf un d'un bureau aménagé. Dans l'ensemble, les enseignants déclarent avoir un espace dédié mais qui n'empêche pas d'avoir des intrusions de personnes externes au cours.

   En ce qui concerne les étudiants, bien qu'ils utilisent pour 79,1 % des répondants au questionnaire, un espace de travail adapté à savoir un bureau, les étudiants investissent d'autres espaces pour suivre le cours en visioconférence, le lit, espace intime est investi par 39,9 % des étudiants marquant un glissement de l'espace de travail vers l'espace privé.

L'affordance de l'environnement numérique

   Dans l'ensemble des données que nous avons recueillies aussi bien en observation d'enregistrement vidéo de cours qu'à partir des entretiens enseignants et étudiants et le questionnaire étudiant, nous avons repéré plusieurs phénomènes qui documentent les rapports entre les sujets (enseignant et étudiant) et l'objet technique qui instrumente l'environnement d'enseignement-apprentissage. Nous présentons ici l'usage de la tablette graphique comme un objet technique qui agit sur les interactions de l'enseignant et des étudiants à travers les potentialités qu'il offre et les contraintes qu'il impose.

   Commençons par les potentialités de la tablette graphique, dont l'usage a été fortement développé dans notre contexte de recherche avec les cours en visioconférence durant la crise sanitaire pour reproduire les actions que les enseignants avaient l'habitude de réaliser au tableau dans la salle de classe. L'utilisation d'un stylet et d'une surface d'écriture à la place de la souris et du clavier notamment pour écrire des formules et dessiner des schémas rapproche l'enseignant de son environnement habituel dans la salle de cours qui est le tableau. Les observations de cours et les entretiens enseignants soulignent de nouvelles actions qu'ils n'avaient pas prévu au départ et qui viennent enrichir et améliorer le cours comme annoter, assembler, déplacer des contenus, copier, coller, utiliser des codes couleur, enregistrer le contenu du tableau blanc pour le partager avec les étudiants, etc. Interrogés sur les apports de cette ressource, les étudiants répondant au questionnaire déclarent apprécier les usages faits par les enseignants de la tablette graphique (181 occurrences). La construction de schéma ou de raisonnement pas à pas et l'annotation du support de cours aident à la compréhension (59 occurrences), les mouvements d'écriture, de dessin et d'annotation dynamisent le cours et le rendent plus vivant et animé (42 occurrences) tel que l'atteste un exemple de propos recueilli « C'est plus vivant de voir un tableau se remplir plutôt que de voir un ppt monotone défiler ». Par ailleurs, la reproduction en ligne des usages faits du tableau dans la salle de cours donne aux étudiants le sentiment de suivre réellement le cours en y apportant un aspect concret (28 occurrences) « une impression de réalisme, de tableau blanc dans une classe ».

   Concernant les contraintes qu'impose la tablette graphique, bien que la plupart des étudiants répondant au questionnaire soulignent ses apports comme alternative au tableau, certains soulignent des limites (14 occurrences) liées principalement à l'affichage des contenus qui peut être dans certains cas illisibles. Selon certains étudiants, l'utilisation de la tablette rend le rythme de l'enseignant plus rapide ce qui ne leur permet pas de suivre le cours et prendre des notes en même temps comme le souligne cet extrait des réponses au questionnaire « on n'a pas le temps de recopier le cours. On est obligé de faire des captures d'écran pour éventuellement recopier plus tard. Ce n'est pas un rythme auquel je suis habitué ».

Discussion

   Nos résultats mettent en lumière trois dimensions qui caractérisent l'interaction en visioconférence : 1) la place prépondérante du canal audio et le mode verbal pour interagir malgré la possibilité de mobiliser d'autres mode de communication notamment la conversation écrite et l'image vidéo, 2) la pluralité des espaces d'interaction qui peut créer des difficultés ou des malentendus car les interactants ne partagent pas le même cadre spatial et chaque interactant n'a pas accès à l'espace de l'autre et ne peut le contrôler, et 3) l'affordance de l'objet technique transforme les pratiques de l'enseignant et des étudiants en opérant une articulation entre ce qui est permis par l'outil et ce qui est réalisé par les utilisateurs (Develotte, 2012).

   Malgré son caractère fortement verbal, l'interaction durant le cours par visioconférence en situation d'urgence et de contrainte demeure multimodale et plurisémiotique (Kerbrat-Orecchioni, 2011) dans la mesure où elle s'appuie sur différents registres sémiotiques (textuel, iconique, audio, vidéo). Mais le mode d'interaction avec l'image vidéo reste peu investi malgré les apports et intérêts déclarés par les enseignants et les étudiants. Depuis les premières expérimentations de l'utilisation de la visioconférence grand public à partir des années 1970 aux États-Unis et 1980 en France, le discours recueilli auprès des utilisateurs dénote une contradiction entre une inquiétude de devoir être visible et l'appréciation de la possibilité de voir la personne à laquelle on s'adresse (Licoppe et Relieu, 2007). Ce paradoxe est toujours d'actualité du moins en contexte de formation et les effets de l'image vidéo sont toujours questionnés. À ce propos, une étude comparative menée par Guichon et Cohen (2014) sur les interactions pédagogiques par vidéoconférence et audioconférence affirme qu'il n'y a pas de différence significative concernant la perception des étudiants de la présence en ligne de l'enseignant entre les deux modes et que la façon dont les apprenants perçoivent la présence de l'enseignant en ligne, qu'ils soient dans une condition d'audioconférence ou de vidéoconférence dépend des actions qu'il entreprend (intervenir, interrompre, hocher la tête, rire,...). Dans le contexte de notre recherche, les données recueillies auprès des étudiants soulignent que la présence de l'enseignant à travers son image vidéo rend le cours plus vivant et favorise un climat de confiance. Dans le même temps, les étudiants ne lui accordent pas une importance majeure dans le déroulé du cours qui est centré sur le support partagé par l'enseignant. Certains étudiants accordent plus d'importance à la voix de l'enseignant et son intonation comme facteur facilitant leur interaction avec lui. Ils considèrent que le rythme et le débit de son discours impactent leur attention et leur engagement dans le cours.

   L'interaction durant le cours en visioconférence se produit dans un environnement fragmenté en trois espaces « champ », « contre-champ » et « hors champ » (Develotte, 2012). L'enseignant et les étudiants n'ont accès qu'à ce qui se passe sur leur écran le « champ » et ne peuvent intervenir ni contrôler ce qui se passe dans les espaces « contre champs » et « hors champs » de leurs interlocuteurs. L'interaction durant le cours en visioconférence est soumise à des tensions liées à la volonté de l'enseignant et des étudiants de préserver leur environnement privé où le risque de présence de personne dans le « champ » ou « hors champ » d'un des interactants représente un facteur perturbateur des échanges (Marcoccia, 2011). Par ailleurs le fait de participer à une visioconférence de son domicile ou de son lieu de travail peut modifier la manière de se comporter car ces deux sites correspondent à deux cadres d'activité et à des conventions très différentes. Quand l'interlocuteur est dans son bureau, il adopte une posture plus formelle qu'à son domicile où il peut avoir une attitude plus relâchée de point de vue de la langue, la posture ou les vêtements (ibid).

   Par ailleurs, l'affordance de l'environnement du cours par visioconférence qui est instrumenté par l'objet technique agit sur l'action de l'enseignant et des étudiants en mettant en tension l'environnement numérique tel qu'il est conçu et les objectifs poursuivis par les acteurs (Simonian et al., 2019). L'affordance de l'environnement numérique transforme l'activité de l'enseignant plus accessible pour nous à travers la vidéo du cours que l'activité de l'étudiant. L'activité de l'enseignant se retrouve d'un côté entravé, empêchée et complexifiée mais de l'autre côté augmentée, diversifiée et simplifiée. Dans le contexte d'urgence induit par la crise sanitaire, malgré les difficultés rencontrées et le manque de préparation, les enseignants s'accordent à dire que l'expérience de la continuité pédagogique a été un accélérateur pour développer de nouvelles compétences numériques.

   Comme nous l'avons présenté dans la partie dédiée à la méthodologie, nous avons adopté une démarche mixte en combinant des données qualitatives et des données quantitatives ce qui nous permet d'avoir une meilleure compréhension du phénomène étudié et corroborer nos résultats pour assurer une plus grande confiance aux conclusions qui peuvent être tirées (Anadón, 2019). Dans le contexte de notre recherche, la vidéo des cours nous a permis d'observer les interactions qui s'opèrent durant le cours. Ces vidéos ont été enregistrées via l'outil de visioconférence qui est un procédé différent de la vidéo réalisée par un opérateur qui détermine les cadres et les situations qu'il veut filmer. Dans notre cas, l'enseignant ou le chercheur lance l'enregistrement de la séance et c'est le système qui détermine les éléments qui sont enregistrés. Ces éléments couvrent dans la plupart du temps l'écran partagé par l'enseignant et les vignettes des participants. Malgré ces contraintes, le matériau vidéo demeure une ressource primordiale pour accéder à l'activité des acteurs en particulier l'enseignant. En revanche, l'absence de l'image vidéo des étudiants durant le cours, un phénomène dominant durant les cours par visioconférence pendant la crise sanitaire, limite l'accès visuel à l'activité de l'étudiant. Faire appel à d'autres outils en particulier l'entretien et le questionnaire nous a permis de compléter notre corpus avec des données sur l'activité déclarées des étudiants.

Conclusion

   Notre recherche fait partie des premiers travaux qui sont amenés à se multiplier pour apporter les éclairages scientifiques nécessaires aux questions que se pose la communauté éducative sur les pratiques d'enseignement-apprentissage en temps de crise marqué par la contrainte et l'urgence. Les travaux que nous avons menés ont généré des connaissances qui permettent de mieux comprendre un phénomène complexe qui est l'interaction dans un contexte de formation particulier et aussi nourrir les actions d'accompagnement et de formation des enseignants universitaires en pédagogie.

   Pour analyser les interactions qui s'opèrent durant le cours en visioconférence, nous avons adopté une approche multimodale (Develotte, 2012 ; Filliettaz, 2018 ; Mondada, 2017 ; Vincent, 2012) qui permet d'étudier la manière dont les modes de communication et les ressources sémiotiques sont mobilisées et agencées pour rendre l'action des interactants intelligibles. Nos analyses indiquent que malgré son caractère fortement verbal, l'interaction durant le cours par visioconférence demeure multicanale et plurisémiotique (Kerbrat-Orecchioni, 2011) dans la mesure où elle s'appuie sur différents registres sémiotiques (textuel, iconique, audio, vidéo) utilisés ou non simultanément car toutes les ressources ne sont pas forcément mobilisées dans toutes les situations (Develotte et al., 2011). Cependant, le mode d'interaction visuel, une caractéristique forte de la visioconférence, reste peu investi par l'enseignant et son apport est mitigé en raison de l'intérêt limité perçu par les étudiants qu'ils considèrent en premier lieu comme un moyen pour améliorer le climat de la classe.

   En ce qui concerne l'environnement dans lequel se déroule le cours en visioconférences, contrairement à la salle de classe où l'enseignant et les étudiants sont réunis dans un même espace où chacun des interactants agit et réagit en direct à l'action de l'autre, l'interaction durant le cours en visioconférence se déroule dans un espace fragmenté et elle est davantage soumise aux évènements qui peuvent survenir de l'environnement physique et numérique des interactants. La pluralité des environnements dans lequel se déroule le cours en visioconférence peut générer des phénomènes particuliers tels que la désynchronisation des conduites des interactants entre l'environnement dans lequel elles sont produites et l'environnement dans lequel elles sont reçue et la pluri-focalisation de l'attention des étudiants et des enseignants qui s'engagent dans plusieurs actions en même temps.

Saida Mraihi
CREAD, Université Rennes 2,
Place du Recteur Henri le Moal, 35000 Rennes ;
École Nationale Supérieure Arts et Métiers,
155 Boulevard de l'hôpital 75013 Paris,
saida.mraihi@ensam.eu

Paru le 19 juin 2024 dans Distances et médiations des savoirs [En ligne], 46 | 2024.
https://journals.openedition.org/dms/10135

Cet article est sous licence Creative Commons Attribution 4.0 International. https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/deed.fr

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