Femmes et numérique inclusif
par la pratique
Sara Bouchenak
Après s'être interrogé sur la place des femmes dans le monde numérique, Sara Bouchenak considère des pistes de solutions pour améliorer les choses. Serge Abiteboul, Marie-Agnès Enard
Concrètement, quelles actions pour plus d'égalité entre les sexes dans le domaine du numérique ont démontré leur efficacité avec, parfois, des retombées étonnamment rapides ?
Comment penser notre société de demain, un monde où le numérique nourrit tous les secteurs – la santé, les transports, l'éducation, la communication, l'art, pour n'en citer que certains –, un thème mis en avant par l'ONU [1] : « Pour un monde digital inclusif : innovation et technologies pour l'égalité des sexes ».
Pour répondre à ces questions, nous poursuivons notre lecture croisée d'ouvrages et de points de vue de la sociologue et politologue Véra Nikolski [Nikolski, 2023], de l'anthropologue Emmanuelle Joseph-Dailly [Joseph-Dailly, 2021], de l'informaticienne Anne-Marie Kermarrec [Kermarrec, 2021], de la philosophe Michèle Le Dœuff [Le Dœuff, 2020], et de l'informaticienne et docteure en sciences de l'éducation Isabelle Collet [Collet, 2019].
Féminisme et numérique
Bien avant le numérique et l'informatique née au milieu du XXe siècle, l'égalité entre les sexes a été une question dont plusieurs mouvements féministes se sont emparés dès la fin du XIXe siècle, avec des textes majeurs et des luttes de fond à travers le monde : Dona Haraway, pionnière du cyberféminisme aux États-Unis, Gisèle Halimi en France, Nawal El Saadaoui en Égypte, Prem Chowdhry en Inde, Wassyla Tamzali en Algérie, et bien d'autres.
Dans son ouvrage Féminicène, Véra Nikolski questionne la corrélation directe entre les progrès de l'émancipation féminine et les efforts pour y parvenir :
« Il y a bien, d'un côté, l'histoire des féminismes, retraçant les actions et les tentatives d'action des individus, puis des mouvements ayant pour but l'amélioration de la condition des femmes et, de l'autre, l'histoire des avancées législatives et pratiques dont les femmes bénéficient, ces deux histoires suivant chacune son rythme, sans qu'on puisse établir entre elles un quelconque rapport de cause à effet. » [Nikolski, 2023].
Véra Nikolski fait le constat que des avancées législatives pour les droits des femmes ont parfois été obtenues sans mobilisation, au sens de soulèvements et luttes féministes. Par exemple, si le droit de vote des femmes proposé en 1919 aux États-Unis fait suite aux manifestations et luttes pour le suffrage féminin, dans de nombreux autres pays y compris les premiers à avoir accordé le droit de vote aux femmes (la Nouvelle-Zélande en 1893, l'Australie en 1901, puis les pays scandinaves à partir de 1906), il n'y a pas eu de soulèvement spectaculaire. Un constat similaire est fait concernant l'ouverture des lycées publics aux jeunes filles en 1880 en France, l'exercice des professions médicales ou du métier d'avocate entre 1881 et 1899. Quel a donc été le facteur majeur de ces avancées ? Le point de bascule, selon Véra Nikolski, est la révolution industrielle et la période de l'anthropocène. Le progrès économique et technologique décolle à partir de cette révolution, et apporte progrès technologique et progrès médical, les deux, et en particulier, ce dernier étant particulièrement favorables à la condition des femmes. À cela s'ajoute le capitalisme qui ne rend pas uniquement le travail des femmes possible, mais indispensable : « il faut faire des femmes des travailleurs comme les autres ».
Après la révolution industrielle, suit la révolution numérique que nous vivons actuellement, et qui voit la transformation d'un monde où les technologies numériques se généralisent à de nombreux secteurs et les affectent profondément, tels que la santé, les transports, l'éducation, la communication, ou l'art, pour n'en citer que certains [Harari, 2015]. Le secteur du numérique est devenu source de richesse, et sa part dans l'économie de plus en plus importante. Selon l'OCDE, en 2019 [2], la part du numérique dans le PIB était de 6 % en France, 8 % aux États-Unis, 9,2 % en Chine, 10 % au Royaume-Uni, et 10,1 % en Corée du Sud. Plus récemment, une étude en 2020 montre que les STIM représentent 39 % du PIB des États-Unis. Cette étude est plus inclusive et considère non seulement les ingénieurs et docteurs du domaine, mais également des spécialistes de domaines d'application des STIM qui ne détiennent pas forcément un diplôme de bachelor mais d'autres formations plus courtes et spécifiques pour la montée en compétence en STIM. Les chiffres globaux inclusifs montrent alors que les employés en STIM représentent deux travailleurs États-Uniens sur trois, avec un impact global de 69 % du PIB des États-Unis.
Ainsi, le besoin de main d'œuvre croissant pousse les entreprises à rechercher des talents dans les rangs féminins, et à mettre en place des actions pour plus de diversité et de parité. Ce besoin croissant de main d'œuvre dans le numérique fait également prendre conscience aux gouvernements de la nécessité d'une politique de formation en STIM plus inclusive [3] pour les femmes. Aujourd'hui, tous types d'acteurs arrivent à la même conclusion, à savoir la nécessité de mettre en place une action volontariste pour une égalité entre les sexes dans les STIM, en termes de nombre de femmes formées, d'égalité des salaires à postes équivalents, d'évolution de carrière et d'accès aux postes de direction.
Elles et ils l'ont fait, et ça a marché
Quelles actions pour plus d'inclusion de femmes dans le domaine des STIM ont démontré leur efficacité ? Un exemple concret est celui de l'école d'ingénieur搪新 l'INSA Lyon [4] qui a réussi, à travers plusieurs actions proactives, à avoir 45 % de jeunes femmes en entrée de l'école. L'INSA Lyon compte un institut – l'Institut Gaston Berger (IGB) – qui a pour objectif, entre autres, de promouvoir l'égalité de genre. Pour ce faire, l'IGB a mis en place des actions auprès des plus jeunes, en faisant intervenir des étudiantes et des étudiants de l'INSA Lyon auprès d'élèves de collèges et de lycées. L'INSA Lyon a par ailleurs mis en place, et ce depuis plusieurs années, un processus de sélection après le baccalauréat qui prend en compte les résultats scolaires à la fois en classe de terminale et en classe de première au lycée, ce qui a eu pour effet d'augmenter les effectifs féminins admis à l'INSA Lyon ; les jeunes filles au lycée feraient preuve de plus de régularité dans leurs études et résultats scolaires.
Cela dit, malgré ce contexte favorable, après les deux premières années de formation initiale généraliste à l'INSA Lyon, lorsque les étudiant搪新 choisissaient une spécialité d'études pour intégrer l'un ou l'autre des départements de formation spécialisée de l'INSA Lyon, les étudiant搪新 optant pour le département Informatique comptaient seulement entre 10 % et 15 % de femmes. Le département Informatique a alors mis en place une commission Femmes & Informatique dès 2018, avec pour objectif là encore de mener des actions proactives pour augmenter la participation féminine en informatique. En effet, le vivier de femmes était juste là, avec 45 % de femmes à l'entrée de l'INSA Lyon. Des rencontres des étudiant搪新 en formation initiale à l'INSA Lyon (avant leur choix de spécialité) avec des étudiantes et des étudiants du département Informatique, ainsi que des enseignantes et des enseignants de ce département, ont été organisées. Ces rencontres ont été l'occasion de présenter la formation en informatique et les métiers dans le secteur du numérique, de briser les idées reçues et les stéréotypes de genre, et de permettre aux étudiantes et étudiants en informatique de faire part de leur parcours et choix d'études, et de partager leur expérience. Par ailleurs, l'Institut Gaston Berger conjointement avec le département Informatique ont mis en place pour les élèves de première année à l'INSA Lyon des aménagements pédagogiques et des séances de tutorat pour l'algorithmique et la programmation. Deux ans plus tard, les étudiant搪新 de l'INSA Lyon rejoignant le département d'Informatique comptent 30 % de femmes. Preuve, s'il en faut, que des actions proactives ciblées peuvent avoir des retombées rapides. Des actions spécifiques pour l'augmentation des effectifs féminins ont également été menées avec succès dans d'autres universités [5], à Carnegie Mellon University aux États-Unis, et à la Norwegian University of Science and Technology en Norvège.
Hormis les actions proactives de ce type, Isabelle Collet mentionne dans son ouvrage Les oubliées du numérique un certain nombre de bonnes pratiques pour l'inclusion des femmes, dont la lutte contre les stéréotypes avec, toutefois, un regard circonstancié [Collet, 2019] :
« La lutte contre les stéréotypes est un travail indispensable, mais dont il faut connaître les limites. En particulier, il est illusoire de penser qu'il suffit de déconstruire les stéréotypes (c'est-à-dire de comprendre comment ils ont été fabriqués) pour qu'ils cessent d'être opérants.
[...]
Un discours exclusivement centré sur les stéréotypes a tendance à rendre ceux-ci déconnectés du système de genre qui les produit. [..] L'entrée unique « lutte contre les stéréotypes » fait peser la responsabilité de la discrimination sur les individus et évite d'attaquer la source du problème (le système de genre) en ne s'occupant que de ses sous-produits (les stéréotypes), présentés comme premiers, obsolètes, désincarnés. »
Sur la question des stéréotypes, dans son ouvrage Le sexe du savoir, Michèle Le Dœuff rappelle que durant la Grèce antique, l'intuition était une qualité intellectuelle très valorisée, la plus élevée [Le Dœuff, 2020]. Elle était alors jugée comme une qualité masculine, dont les hommes étaient principalement dotés. Aujourd'hui, la qualité intellectuelle jugée la plus élevée est le raisonnement logique – une qualité là encore perçue comme masculine –, alors que les femmes sont à présent jugées plus intuitives. Et Isabelle Collet de conclure à ce propos :
« Si l'on se met à croire que les disciplines scientifiques, telles que les mathématiques et l'informatique, nécessitent avant tout de l'intuition, et de manière moindre, de la logique et du raisonnement, cette compétence jugée aujourd'hui féminine redeviendra l'apanage des hommes. »
Un autre type d'action d'inclusion féminine est l'action affirmative [6], avec l'application de quotas et de places réservées. Dans son ouvrage Numérique, compter avec les femmes, Anne-Marie Kermarrec dresse le pour et le contre d'une telle mesure [Kermarrec, 2021]. Ce type d'action, appliqué dans différentes universités dans le monde, mais également dans des conseils d'administration et des instances politiques, a le mérite de démontrer des résultats rapides et efficaces. Ainsi, en France, de nouvelles lois ont été instaurées pour garantir la parité politique. En 2000, une loi est promulguée pour une égalité obligatoire des candidatures femmes et hommes pour les scrutins de liste. En 2013, une autre loi est mise en place obligeant les scrutins départementaux et les scrutins municipaux pour les communes de plus de 1000 habitants à présenter un binôme constitué obligatoirement d'une femme et d'un homme. Une nouvelle législation s'applique également aux entreprises. En 2011, une loi est adoptée pour imposer 40 % de femmes dans les conseils d'administration et de surveillance des grandes entreprises cotées. En 2021, une autre loi est promulguée pour imposer des quotas de 40 % de femmes dans les postes de direction des grandes entreprises à horizon 2030, sous peine de pénalités financières pour les entreprises. Et en 2023, une loi visant à renforcer l'accès des femmes aux responsabilités dans la fonction publique porte à 50 % le quota obligatoire de primo-nominations féminines aux emplois supérieurs et de direction. En résumé, alors que ces pratiques se généralisent au monde politique et aux entreprises, verra-t-on des pratiques similaires pour la formation des jeunes femmes aux sciences et aux STIM, pour le recrutement des enseignant搪新 de ces domaines, pour une inclusion effective des femmes dans l'innovation et l'économie de ces secteurs ?
La promulgation de lois sur des quotas a montré des effets rapides et a aidé à briser le plafond de verre. Cela dit, le principe de quota peut soulever des interrogations et causer une appréhension de la part de certaines personnes qui bénéficieraient de ces mesures, et qui ne pourraient s'empêcher de se demander si elles ont été choisies pour leurs compétences ou uniquement pour leur genre. À propos de ce dilemme, Isabelle Collet, invitée aux assises de féminisation des métiers du numérique [7] en 2023, répond ceci :
« Soyons clair.es. Je préfère être recrutée parce que je suis une femme, plutôt que ne pas être recrutée parce que je suis une femme. »
Même si l'on peut reprocher à la mesure d'être imparfaite – à vrai dire, l'imperfection vient de la cause et non de la mesure –, le choix à faire aujourd'hui est clair.
Et (en cette veille de) demain ?
Nous vivons actuellement des transformations de notre monde, certes, des transformations et des évolutions technologiques qui ont amélioré notre qualité de vie, mais également des transformations dues à l'impact de l'activité humaine sur la planète, la raréfaction des ressources naturelles, et l'altération de l'environnement et de sa stabilité. Dans ce contexte, nous devons être conscients que l'émancipation féminine reste fragile. En effet, par temps de crise, les acquis d'égalité entre les sexes peuvent malheureusement être réversibles. Comment sauvegarder et développer les droits des femmes ? Véra Nikolski conclut dans Féminicène par l'importance de « comprendre les lois naturelles et historiques, et à travailler au maintien des conditions matérielles de l'émancipation [...] Ce travail passe, entre autres, par la sauvegarde de l'infrastructure technologique qui, si étonnant que cela puisse paraître, a favorisé l'émancipation des femmes ».
Alors, mesdames, investissons massivement tous les secteurs d'un numérique qui s'inscrit dans les limites planétaires. Et mesdames et messieurs, travaillons à permettre l'inclusion massive des jeunes filles dans les formations scientifiques, et ce dès le plus jeune âge.
Sara Bouchenak,
Professeure d'informatique à l'INSA Lyon,
Directrice de la Fédération Informatique de Lyon.
https://perso.liris.cnrs.fr/sara.bouchenak/
Publié le 11 mars 2024 par Binaire.
https://www.lemonde.fr/blog/binaire/2024/03/11/femmes-et-numerique-inclusif-par-la-pratique/
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Pour aller plus loin
Isabelle Collet. Les oubliées du numérique. Le Passeur, 2019.
Catherine Dufour. Ada ou la beauté des nombres. Fayard, 2019.
David Alan Grier. When Computers Were Human. Princeton University Press, 2007.
Yuval Noah Harari. Sapiens : Une brève histoire de l'humanité. Albin Michel, 2015.
Emmanuelle Joseph-Dailly. La stratégie du poulpe. Eyrolles, 2021.
Emmanuelle Joseph-Dailly, Bernard Anselm. Les talents cachés de votre cerveau au travail. Eyrolles, 2019.
Anne-Marie Kermarrec. Numérique, compter avec les femmes. Odile Jacob, 2021.
Michèle Le Dœuff. Le Sexe du savoir. Flammarion, 2000.
Véra Nikolski. Féminicène. Fayard, 2023.
NOTES
[1] https://www.unwomen.org/fr/nouvelles/gros-plan/2023/03/gros-plan-journee-internationale-des-femmes
[2] https://ieeeusa.org/stem-supports-two-thirds-of-u-s-jobs/
[3] https://eige.europa.eu/newsroom/economic-benefits-gender-equality?language_content_entity=en
[4] https://institut-gaston-berger.insa-lyon.fr/sites/institut-gaston-berger.insa-lyon.fr/files/chaire_egalite_igb_2019.pdf
[5] https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2017-1-page-183.htm
[6] Ou sa variante anglophone positive discrimination.
[7] https://www.assises-feminisation-metiers-numerique.fr/
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