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Intelligences animales (IA)

Jacques Baudé
 

   On n'a jamais tant utilisé le mot intelligence que ces derniers mois avec l'arrivée brutale dans le grand public des IA génératives. Mais l'intelligence qu'est-ce que c'est ? N'est-ce pas une erreur que d'employer le mot au singulier ? J'ai eu envie d'aller revoir du côté des animaux et en particulier des moins pourvus en cellules nerveuses. Si l'on retient comme définition de l'intelligence (il y en a des tas [1]) : « faculté permettant à l'individu de s'adapter », il est possible et même indispensable d'envisager une intelligence multiple autrement dit des intelligences... Il y a ainsi de nombreuses formes d'intelligence (y compris chez l'être humain).

   Je prendrai ici quelques exemples chez les invertébrés considérés, trop rapidement, comme inférieurs aux vertébrés que nous sommes. En tous cas, ils nous ont largement précédé sur cette Terre et nous survivront.

   Peut-on parler d'intelligence pour ce ver nématode d'un millimètre de long au doux nom de Caenorhabditis elegans ? Pourquoi pas ? Avec pour tout viatique 302 neurones et un millier de cellules au total, il est capable d'affronter les aléas de sa vie dans le sol, de se mourir de bactéries, de se déplacer, de se reproduire, etc. 302 neurones, c'est à ma connaissance le seul animal pour lequel on ait compté les neurones un à un. La plupart du temps ce sont des estimations approximatives qui varient selon les techniques employées. 302 neurones, c'est étonnant et providentiel et fait de ce ver minuscule un outil de laboratoire. C. elegans est utilisé par des milliers de biologistes du monde entier pour étudier des myriades de phénomènes dont les liaisons synaptiques, les interactions neurones-gènes... Il est à l'origine d'un prix Nobel sur le suicide cellulaire, un phénomène général dans le monde vivant. Est-il intelligent ? Oui, si l'on s'en tient à la définition large : « faculté permettant à l'individu de s'adapter ». Il en profite pour s'adapter à nos pesticides...

   Un autre animal de laboratoire célèbre, la drosophile avec ses 200 000 neurones connaît une certaine cognition élémentaire et est capable d'activités complexes avec notamment des parades sexuelles nécessitant la gestion de signaux visuels, auditifs, tactiles et chimiques. Très largement étudiée depuis des décennies par les généticiens, elle est devenue plus récemment un modèle en neurophysiologie. Publiée dans la revue Nature , une étude récente montre que les drosophiles (Drosophila melano-gaster) possèdent des capacités cognitives plus avancées que ce que les scientifiques pensaient auparavant. Selon le professeur Ralph Greenspan, du Kavli Institute for Brain and Mind (KIBM) à l'université de Californie de San Diego : « ce travail démontre que la drosophile peut servir de modèle puissant pour l'étude des fonctions cognitives supérieures. En d'autres termes, la mouche continue de nous surprendre par son intelligence... Comme tous les cerveaux ont évolué à partir d'un ancêtre commun, nous pouvons établir des correspondances entre les régions cérébrales des mouches et des mammifères à partir des caractéristiques moléculaires et de la façon dont nous stockons nos souvenirs » [2].

   L'intelligence collective chez les insectes (et araignées « sociales ») est un domaine de recherche à la frontière de l'IA. Le concept d'intelligence en essaim a d'ailleurs été introduit par des chercheurs en robotique. Dans le choix par les fourmis du chemin le plus court les phéromones suffisent à expliquer le comportement collectif. Pour la construction d'un nid complexe, chez les fourmis et les termites, des observations et expériences minutieuses ont montré que des actions individuelles simples (déposer des matériaux, s'arrêter de les déposer) suffisent à expliquer le travail collectif sans recourir à une gestion centralisée autrement dit à un « chef » ! Les fourmis ont un cerveau (ganglion cérébral) de 0,1 milligramme comprenant environ 250 000 neurones (pour 85 milliards dans l'encéphale humain dont 20 milliards dans le cortex) mais la fourmilière qui peut comprendre des millions d'individus est un organisme complexe...

   L'abeille est capable de résoudre individuellement des problèmes difficiles dans des labyrinthes, tâches cognitives classiques chez les singes (3 milliards de neurones) et les dauphins [3].

.   Dans un article grand public (1), la directrice du laboratoire de neurobiologie comparée des invertébrés, présentait les différentes couches de neurones du système olfactif de l'abeille. En la relisant, on pense forcément aux réseaux multicouches des neurones artificiels. Et dans sa vie collective, l'abeille pratique le langage des signes. Qui n'a pas entendu parler de la découverte dans les années 1940 par Karl von Frisch de la danse (couplée à l'odorat) permettant d'informer la communauté sur la direction et la distance d'un met sucré ? Les successeurs du savant autrichien (prix Nobel 1973) ont fait d'autres découvertes étonnantes sur l'intelligence collective de l'insecte, la plus récente étant la démonstration expérimentale de la prise de décision « démocratique » d'un certain pourcentage de la colonie pour le choix crucial de l'emplacement du nouveau nid lors de l'essaimage (2). Ses 950 000 neurones permettent à l'abeille, en plus de ses activités individuelles, ce mode de communication symbolique remarquablement efficace. Chez un insecte voisin, le bourdon, des expériences ingénieuses ont montré que, malgré son cerveau miniature, cet animal est capable de résoudre des problèmes que l'on croyait réservés aux animaux « évolués » aux plusieurs centaines de millions de neurones. Un bourdon est ainsi capable de tirer sur une ficelle pour dégager une fleur artificielle sucrée, procédure acquise d'autant plus rapidement qu'il a pu observer derrière une vitre un congénère déjà entraîné. Plus étonnant encore, d'autres expériences récentes ont permis de montrer que certains bourdons ne se contentent pas d'appliquer la méthode observée mais qu'ils l'améliorent spontanément et la rendent plus efficace (3) !

   On ne peut s'empêcher d'admirer l'intelligence de l'animal et au passage celle des éthologues. Ils nous ouvrent un monde inconnu où l'essentiel reste encore à découvrir ! Intelligence ou plutôt comportement inscrit dans les gènes depuis la nuit des temps, je ne résiste pas au plaisir pervers de vous parler des mœurs diaboliques de la guêpe Hymenoepimecis. Un de ces mystères que nous réservent les sciences naturelles (si mal rebaptisées SVT). « Cette guêpe présente des mœurs encore plus pernicieuses ; l'araignée Plesiometra argyra qui reste aux aguets sur sa toile, peut se faire piquer par une guêpe du genre Hymenopímecis. Étourdie, l'araignée reprend ses activités avec un œuf de guêpe collé sur le corps. Lorsque la larve d'Hymenopímecis naît, elle troue la cuticule de l'araignée et boit son hémolymphe. Lorsque ce liquide coagule, la croûte produite sert de support au parasite pour s'installer sur une autre partie du corps et lui pomper à un autre endroit le liquide nourricier. L'araignée devient exsangue et la veille de sa mort, la jeune guêpe lui envoie un message chimique qui modifie pour la dernière fois son comportement. À la suite de cette injection, l'araignée tisse une toile particulière qui, par sa géométrie et sa solidité, va aider à la sustentation du cocon de la guêpe. En surveillant cette dernière construction, l'hyménoptère consomme les restes de l'araignée puis s'installe sur cette toile et va s'y nymphoser (4) ».

   Changeons d'embranchement pour aller voir chez les mollusques céphalopodes particulièrement réputés pour leurs capacités cognitives (autre façon de dire : intelligence). Qui n'a pas vu cette vidéo où une pieuvre dévisse le couvercle d'un bocal en verre dans lequel se trouve un crabe, un de ses mets favoris. Action qu'elle fait spontanément mais plus vite encore après avoir observé un congénère affranchi. Dans son milieu naturel, elle a un système de repérage complexe très efficace qui la renseigne sur ses congénères, ses ennemis potentiels et ses proies. Il faut dire qu'elle dispose de 500 millions de neurones (presque autant que le chat) dans ses différents cerveaux. Plus étonnant : on a pu montrer expérimentalement qu'elle possède une mémoire épisodique qui la dispense de revenir capturer des crevettes (autre mets favoris) sous un rocher déjà exploré quelques heures avant. Elle sait faire la différence entre des durées d'une, deux ou trois heures...

   Un autre mollusque, gastéropode cette fois, l'aplysie ou lièvre de mer dispose de neurones de grande taille qui font depuis longtemps le bonheur des neurophysiologistes. Un travail récent s'est attelé à identifier les gènes impliqués dans le fonctionnement cérébral. Plus d'une centaine sont communs, à quelques nuances près, à l'aplysie et à l'homme. L'intérêt de cet animal comme modèle du cerveau humain est ainsi conforté. Son intelligence lui appartient. Elle se débrouille très bien sur les fonds sous-marins. En attendant elle participe aux progrès de la science ! C'est en réalisant ses recherches sur les mécanismes de la mémoire, avec l'aplysie, qu'Éric Kandel a obtenu le prix Nobel de médecine en 2000. Peu de gens savent l'apport des invertébrés à la compréhension de la physiologie humaine.

   Ainsi, au moment où il est tant question d'intelligence artificielle, il n'est pas inutile de se rappeler que l'intelligence, quelle que soit sa forme, est une propriété soumise à la sélection naturelle. Elle présente à l'évidence un avantage sélectif, il ne faut donc pas s'étonner qu'elle se soit développée dans tous les embranchements à des degrés divers en fonction de la disponibilité en neurones et de la pression du milieu.

   L'existence d'une intelligence animale a été longtemps un débat clivant probablement parce que le mot au singulier renvoyait implicitement à l'intelligence humaine et c'était insupportable. On a un phénomène du même ordre avec l'IA alors que, pour l'instant en tous cas, il ne s'agit que d'« intelligence augmentée » comme le propose Luc Julia (5). Si un des objectifs de l'IA est de comprendre l'intelligence humaine, une autre approche passe par la compréhension des intelligences animales pour lesquelles il est vain d'établir une hiérarchie. Les conditions des milieux de vie sont trop différentes.

Jacques Baudé,
agrégé de sciences naturelles,
président d'honneur de l'EPI,
membre d'honneur de la SIF.

Paru dans 1024 le Bulletin de la Société informatique de France - numéro 22, novembre 2023.
https://1024.societe-informatique-de-france.fr/1024/2023/11/1024_22_2023_59.html

Cet article est sous licence Creative Commons Attribution 4.0 International. https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/deed.fr

Références

(1) Claudine Masson. Images et odeurs. Science et Vie, n° 177, p. 84-89, 1991.

(2) T. D. Seeley Honeybee democracy. Princeton University Press, 2010.

(3) Loïc Bollache. Comment pensent les animaux , volume 174. J'ai lu, p. 112-116, 2019.

(4) François Clarac et Jean-Pierre Ternaux. Bestiaire cérébral, des animaux pour comprendre le cerveau humain, volume 174. CNRS éditions, p. 154, 2012.

(5) Luc Julia. L'intelligence artificielle n'existe pas. Éditions FIRST, 2019.

NOTES

[1] Un manque de consensus sur une définition est assez courant en biologie pour des concepts difficiles comme par exemple les notions d'espèce ou de gène.

[2] https://cordis.europa.eu/article/id/435869-fruit-flies-tiny-but-amazingly-smart/fr.

[3] Une espèce de dauphin, le globicéphale commun (Globicephalus melas) a plus de neurones dans son cortex cérébral que l'humain et l'IA est mobilisée pour décoder son langage très complexe.

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