Un plongeon dans le futur
Jacques Baudé
Je ne résiste pas au plaisir de faire connaître cet extrait de la nouvelle « Septembre avait trente jours » de Robert F. Young dans Histoire de Robots - Livre de Poche n° 3764 - pages 205 et suivantes.
----------------------
L'écriteau dans la vitrine annonçait : INSTITUTRICE À VENDRE. PRIX IMBATTABLE. Sait coudre, cuisiner, se rendre utile dans la maison
Danby se laissa tenter et rapporta à la maison cette androïde d'un autre temps nommée Miss Jones. Une occasion qui pourrait aider son épouse Laura et surtout son fils Billy qui avait quelques problèmes avec son télémaître de la nouvelle génération. Mais Billy se méfiait des professeurs androïdes qui avaient la réputation (fake news des compagnies céréalières) de battre leurs élèves.
*
* *
Les professeurs androïdes avaient paru la solution idéale au problème de l'éducation. Mais si les androïdes avaient pallié la pénurie enseignants, ils n'en avaient que mieux souligné l'autre aspect du problème : le manque de locaux. À quoi bon avoir assez d'instituteurs quand on n'avait pas assez de salles ou les faire enseigner ? Et comment pouvait-on consacrer assez d'argent pour construire de nouvelles écoles quand le pays avait constamment besoin de nouvelles super-autoroutes perfectionnées ?
Il était absurde que la construction des bâtiments scolaires passe en priorité avant la construction des voies routières, parce que si l'on négligeait les routes on réduisait automatiquement le penchant du citoyen moyen à acheter des voitures neuves, ce qui affaiblissait l'économie, entraînait une récession et rendait la construction de nouvelles écoles plus aléatoire encore qu'avant.
Quand on y réfléchissait, on était obligé de tirer son chapeau aux marques de céréales qui patronnaient les émissions télévisées. En introduisant les télémaîtres et la téléducation, elles avaient sauvé la situation, Une seule institutrice dans une seule salle, avec un tableau noir d'un côté et un écran de télévision de l'autre, suffisait pour faire la classe à cinquante millions d'enfants, et si l'un de ces élèves n'aimait pas sa façon d'enseigner, il n'avait qu'à changer de longueur d'ondes pour trouver un des autres programmes téléducatifs commandités par l'une des autres sociétés vendeuses de céréales.
(Il appartenait évidemment aux parents de veiller à ce que leur enfant ne sèche pas de cours ou ne saute pas dans une classe plus élevée avant d'avoir passé les examens-prime de la classe précédente.)
Mais ce qu'il y avait de plus avantageux dans cet ingénieux système. c'était le fait bienheureux que les compagnies céréalières payaient tout, délivrant ainsi le contribuable de l'une de ses plus onéreuses obligations et laissant son portefeuille plus disponible pour les taxes locales, les impôts sur l'essence, les péages et les achats d'automobiles à tempérament. Et tout ce que les compagnies céréalières demandaient en échange de leur dévouement à la cause publique, c'était que les élèves – et de préférence leurs parents aussi – consomment leurs produits.
Le paradoxe n'était donc finalement pas un paradoxe. Un professeur était une malédiction parce qu'il symbolisait une dépense ; un télémaître était un fonctionnaire respecté parce qu'il symbolisait la grande boite familiale « source d'économie ». Mais la différence, Danby le sentait, avait des origines plus profondes.
Il y avait un peu d'atavisme dans la haine contre les professeurs, mais cette haine était surtout la résultante de la campagne de propagande lancée par les compagnies céréalières quand elles avaient mis leur idée à exécution. Elles étaient responsables du mythe, largement répandu, selon lequel les professeurs androïdes battaient leurs élèves, et elles ressuscitaient ce mythe de temps à autre pour le cas où il resterait encore quelqu'un pour en douter.
Le drame, c'était que la plupart des gens avaient été téléduqués et par conséquent ne savaient pas la vérité. Danby était une exception. Il était né dans une petite ville dont la situation montagneuse rendait impossible la réception de la télévision et, avant que sa famille émigrât dans la capitale, il était allé à la vraie école. Il savait donc de bonne source que les instituteurs ne battaient pas leurs élèves.
À moins que la Société des Androïdes n'eût mis en circulation par erreur un ou deux modèles défectueux. Mais une telle hypothèse était peu vraisemblable. C'était une société très sérieuse. Il n'y avait qu'à voir les excellents pompistes qu'ils fabriquaient.
Ce qui devait arriver arriva, l'Androïde Miss Jones se mit à critiquer vertement son successeur...
« J'ai été stupéfaite aujourd'hui quand j'ai appris que ces abominables émissions que Billy regarde constituent la totalité de l'enseignement qu'il reçoit.
Son télémaître n'est guère plus qu'un meneur de jeu semi-civilisé, dont la préoccupation principale est de vendre la marque de corn-flakes fabriquée par sa compagnie. Je comprends maintenant pourquoi vos auteurs sont obligés de chercher leurs idées dans les classiques. Leur imagination créatrice est étouffée par des clichés alors qu'elle est encore au stade embryonnaire. »
Danby était enchanté. Il n'avait encore jamais entendu quelqu'un parler de cette façon. Ce n'était pas tant ses paroles. C'était la manière dont elle les disait, la conviction que dénotait sa voix, en dépit du fait que cette « voix » ne venait que d'un haut-parleur astucieusement construit, relié à des bandes enregistrées, elles-mêmes en connexion avec des centres mémoriels au mécanisme incroyablement complexe.
Mais être assis là près d'elle, à regarder ses lèvres remuer, à voir ses cils s'abaisser avec régularité sur ses yeux bleus, c'était comme si septembre était venu s'installer dans la pièce. Soudain un sentiment de paix infinie l'envahit. Les jours chaleureux et doux de septembre défilèrent un par un devant ses yeux et il vit pourquoi ils étaient différents des autres jours. Ils étaient différents parce qu'ils possédaient profondeur, beauté et tranquillité : parce que leurs ciels bleus étaient prometteurs d'autres jours a venir, plus riches, plus tendres...
Ils étaient différents parce qu'ils avaient une signification.
Cet instant était d'une douceur si poignante que Danby aurait voulu ne jamais le voir finir. L'idée même qu'il s'écoulait le transperçait d'une douleur insupportable et instinctivement il fit le seul geste qui pouvait le soulager. Il passa son bras autour des épaules de Miss Jones. Elle ne bougea pas...
Et c'est ainsi qu'un parent d'élève devient amoureux d'une Androïde périmée qui lui rappelle le bon vieux temps.
Jacques Baudé
Président d'honneur de l'EPI
Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification).
http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/
|