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Enseignement à distance : y a-t-il une bonne solution ?

Sophie Vénétitay, Laurence Allard,
Pascal Plantard, François Saltiel
 

Comment l'enseignement à distance doit-il se réinventer ? Quels en sont ses éventuels bénéfices ? Parvient-il à réduire les inégalités scolaires ou creuse-t'il encore un peu plus la fracture dite « numérique » ?

François Saltiel : Bonsoir à toutes et à tous et bienvenue dans Le temps du débat, une émission consacrée ce soir à cette question hautement d'actualité, enseignement à distance, y a-t-il une bonne solution ?

Diverses voix en off : L'éducation de nos enfants n'est pas négociable. L'école n'est pas négociable.

On a beaucoup progressé sur les aspects techniques, puissance des serveurs, bande passante.

Nous allons fermer durant trois semaines les crèches, les écoles, les collèges et les lycées.

Il faudra donc être assez au clair sur le fait que l'on est sur de la consolidation d'apprentissages.

Mais oui, nous devons préserver l'éducation et l'apprentissage.

Maman, il y a un problème !

Ils avaient une visio à 15 heures cet après-midi, sauf que le site a été piraté, du coup ils ne peuvent pas faire la visio et ils ne peuvent pas se connecter.

D'après les premiers éléments que l'on a, vous savez c'est sur ce qu'on appelle les environnements numériques de travail, qui dépendent d'un opérateur privé qui a eu un incendie à Strasbourg il y a quelque temps, donc qui n'a pas pu faire faire à l'afflux de connexions ce matin. Par ailleurs vous avez des attaques informatiques, apparemment venues de l'étranger, pour empêcher les serveurs de fonctionner.

« Nous nous tenons prêts », c'est pas ces mots qu'au mois d'août dernier vous répondiez au Journal du dimanche à une question relative au fiasco technologique qui s'est passé lors du premier confinement le 16 mars 2020. Vous aviez alors évoqué de soi-disant attaques informatiques venues de Russie.

Peut-être que des étudiants, des collégiens, se sont ligués pour louer ce réseau de machines zombies qui va attaquer les serveurs du CNED.

J'espère que techniquement ça va être rétabli dans la journée.

Quasiment rien n'a fonctionné depuis mardi.

François Saltiel : Au lendemain du lundi de Pâques, les cloches des lycées, collèges et écoles ont sonné à la maison, elles ont même sifflé, bugué, craqué, mardi 6 avril pour la deuxième fois depuis le début de cette crise sanitaire. Le ministère de l'Éducation nationale a dû relancer l'enseignement à distance, une récidive qui s'est déroulée dans plusieurs régions françaises dans un certain chaos autant pour les enseignants que les parents et les élèves.

Au-delà des problèmes techniques de cette semaine, qu'avons-nous appris de l'usage et des pratiques de l'enseignement à distance dont le numérique semble une solution utile nécessaire, mais complexe ? Y a-t-il des alternatives ? Comment l'enseignement à distance doit-il se réinventer ? Quels en sont ses éventuels bénéfices ? Parvient-il à réduire les inégalités scolaires ou creuse-t-il encore un peu plus la fracture dire numérique ? Voici quelques-unes des questions que nous allons mettre sur la table. Nos invités auront près d'une heure pour y répondre en croisant leurs regards et leurs expériences de terrain.

Tel est le programme de ce Temps du débat à écouter en direct jusqu'à 19 heures sur France Culture ou quand vous le voulez sur l'application de radio France.

Voix off : France Culture, Le temps du débat du samedi, François Saltiel.

François Saltiel : En studio avec nous Sophie Vénétitay. Bonsoir.

Sophie Vénétitay : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes professeur en sciences économiques et sociales dans un lycée de l'Essonne, secrétaire générale adjointe du SNES-FSU et vous dénoncez le manque de préparation du ministère dans la mise en place de l'enseignement à distance, dont vous pointez, d'ailleurs, plusieurs dérives.

À distance également depuis la Bretagne, Pascal Plantard. Bonsoir.

Pascal Plantard : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes professeur d'anthropologie des usages et des technologies numériques à l'université Rennes 2, spécialiste entre autres de l'e-éducation et vous constatez que ces nouvelles modalités réinventent la relation parents-profs et parfois pour le meilleur.

Enfin Laurence Allard est également avec nous. Bonsoir.

Laurence Allard : Bonsoir.

François Saltiel : Vous êtes maîtresse de conférences en sciences de la communication, vous enseignez à l'université de Lille ou encore à Paris 3 Sorbonne Nouvelle et vous nous alerterez sur les problématiques d'inégalité provoquées par l'enseignement à distance. C'est une de vos thématiques.

La première question est pour vous, Sophie Vénétitay. Nous sommes donc à la fin de cette première semaine d'enseignement à distance de la saison 2, quel bilan faites-vous de cette reprise de l'enseignement à distance ?

Sophie Vénétitay : Force est de constater que le bilan est très négatif puisque les outils dédiés à l'enseignement à distance n'ont quasiment pas fonctionné, que ce soit les outils du CNED ou les environnements numériques de travail. On a eu beaucoup de mal à les utiliser, donc beaucoup de mal à être en lien avec nos élèves. On a quand même, tout au long de cette semaine, perdu des élèves qu'on n'a pas pu contacter d'une manière ou d'une autre. C'est vrai que c'est un terrible sentiment de déjà-vu. On a tous eu ce sentiment, mardi, mercredi, de se retrouver un an en arrière, de se retrouver face à cet écran noir, cette page vide et cette impossibilité de garder ce lien avec les élèves. Certains outils fonctionnaient à peine un peu ce matin et on a pu, peut-être, rattraper quelques élèves, mais le bilan reste très négatif et il est d'autant plus négatif que ça vient un an après le premier épisode d'école à distance. On aurait pu penser, on aurait aimé, en tout cas nous on l'avait demandé, qu'un bilan soit tiré de la période de l'an dernier, bien sûr un bilan technique mais pas seulement, un bilan pédagogique, un bilan social aussi, parce qu'on a bien vu toutes les problématiques qui avaient émergé à l'occasion de ce premier épisode d'enseignement à distance. Malheureusement, à chaque fois qu'on a demandé au ministère de faire ce bilan pour préparer une éventuelle bascule de l'enseignement à distance, on n'a jamais eu de réponse si ce n'est « on verra plus tard, on en parlera plus tard » ou alors « de toute façon les écoles ne fermeront pas ». Aujourd'hui ce qu'il y a de plus triste et certainement ce qui nous met le plus en colère c'est que, finalement, les élèves et nous, enseignants, en avons payé le prix fort sur le terrain cette semaine.

François Saltiel : Pourtant on dit que la pédagogie c'est apprendre de ses erreurs. Comme vous le dites, autant au moins de mars cette situation a surpris tout le monde, là c'est vrai que pour cette deuxième relance de l'enseignement à distance on aurait pu imaginer tirer les leçons de cette première expérience. Je crois que vous le pensez en partie Laurence Allard, qu'avons-nous appris, justement, depuis le confinement de mars ? Quelles leçons les enseignants ont-ils pu tirer peut-être dans leurs pratiques ?

Laurence Allard : Il me semble que l'approche outil sur laquelle vous avez introduit l'émission est justement à relativiser. Ce qu'ont appris les enseignants c'est que, en effet, l'école à la maison c'était plus un immeuble qui était devant eux, où il y avait des questions de tuyaux, des questions de services, des questions de contenu, des questions d'équipement, de forfait, des questions d'espace, de relations familiales, de relations aux savoirs. Finalement, le problème au cours de ce premier confinement est devenu beaucoup plus patent. On a présenté les choses comme un problème d'outils alors que l'école à la maison c'est tout un environnement, c'est tout un système en fait, un dispositif qu'il faut savoir bien décrypter, bien analyser, étage par étage. La leçon c'est celle-ci c'est que c'est un gros morceau qui est un peu apparu devant eux et ce n'est pas seulement un problème d'outil, c'est beaucoup plus vaste comme problématique.

François Saltiel : Il y a eu quand même des efforts d'adaptation par rapport à ce premier confinement où il y a eu l'enseignement à distance, Laurence Allard, parce que – on en parlera bien sûr avec Sophie Vénétitay – vous aussi vous enseignez, on avait peut-être tendance, au début, à dupliquer ce qu'on faisait à l'école, on s'est dit on va le faire à la maison. On sent quand même, au fil des mois et peut-être sur cette deuxième série, ce deuxième épisode d'enseignement à distance, on a tenté plutôt de le réinventer et de l'adapter à ces nouvelles pratiques.

Laurence Allard : Oui, c'est ça. Sur l'aspect contenu on s'est aperçu qu'il ne s'agissait pas de reproduire un cours par une simple visio, mais, en effet, qu'il fallait un peu re-scénariser les enseignements, essayer d'alterner à la fois du transmissif et de la mise en pratique, tout ça virtuellement, tout ça à distance. Donc, en effet, il a aussi fallu parfois s'équiper, se former, s'auto-former en regardant des tutos, en regardant d'autres collègues et d'autres types de contenus qui étaient déjà en ligne. Il y a eu, en effet, cette prise de conscience que le mimétisme, l'imitation d'un cours à distance n'était pas la solution.

François Saltiel : D'ailleurs on se rend compte que l'école à la maison est un peu en leurre, puisque l'école, en soi, est un lieu un peu unique.

Pascal Plantard, en tant qu'anthropologue vous travaillez depuis un an maintenant sur l'analyse de l'enseignement à distance au travers de multiples témoignages que vous avez recueillis. Je crois que vous avez aussi entendu des expériences quand même positives.

Pascal Plantard : Je travaille depuis un peu plus qu'un an quand même sur cette question-là, depuis une petite trentaine d'années.

François Saltiel : Effectivement !

Pascal Plantard : Je voulais reprendre ce qui a été dit dès le début par la collègue du SNES-FSU. Le ministère n'a pas fait d'évaluation. Le rôle des chercheurs et des universitaires n'est pas d'attendre le ministère pour faire les évaluations. Nous en avons fait plusieurs à la suite des travaux qu'on menait antérieurement. Quand je dis « nous », je parle du réseau de recherche sur les usages des technologies, M@ARSOUIN, qui est situé en Bretagne. Nous avons fait une enquête nationale dès le démarrage du confinement du printemps dernier avec un échantillon représentatif de la population française de 2000 personnes, en complément d'enquête sur des parents, des élèves et des enseignants.

Ce que je pourrais dire par rapport à nos résultats de travaux, c'est que, à la fois pour les familles et les enseignants, il y a eu, au printemps dernier, une véritable bascule. D'après nos données, on va dire qu'avant le confinement il y avait un quart des enseignants qui avaient des pratiques numériques un peu élaborées dans leurs classes, la moitié qui avaient des pratiques numériques on va dire simples – projections de diaporamas, usage de l'ENT – et un quart qui ne s'y étaient pas mis du tout.

Il faut vraiment souligner l'effort de la moitié des enseignants qui ont rejoint, finalement, le quart qui avait des pratiques élaborées. On va dire qu'à la sortie du confinement du printemps dernier, les trois quarts des enseignants d'un échantillon quand même représentatif, avec qui on est en contact, avaient basculé pour la principale raison qui était ne pas perdre les élèves, ce qui a été dit encore cette semaine. Quand on rapporte ça au processus complet de numérisation de la société en mouvement depuis le début de l'épidémie de Covid, ce qui a progressé de manière absolument essentielle c'est le suivi scolaire par les parents, puisqu'on a un taux de progression entre avant le confinement et après de 43 %. Quand je vous dis que, par exemple, faire les courses à distance ce n'est que 11 %, vous voyez le gap. Dans nos autres données, on se rend compte que la communication entre les parents et les professeurs a vraiment explosé au printemps dernier.

C'est d'autant plus décevant, on va dire ça comme ça, que ces données sont connues, qu'il y a eu les États généraux du numérique éducatif et qu'on va rentrer à nouveau finalement, comme vient de dire Laurence Allard, dans une posture techno-centrée. On est en train de nous raconter que les tuyaux ne sont pas assez gros, que les entreprises qui font ces services ont été dépassées. Quand on entend Esther Baumard, la directrice de l'Open Digital Education, dire que les tuyaux ont été saturés parce que les enseignants se sont tous connectés en même temps, c'est une posture totalement techno-centrée ! Il était évident que les enseignants allaient se connecter en même temps un jour de rentrée d'école à la maison ! Si on avait mis en avant la question des usages et la question pédagogique, il est évident qu'il aurait fallu renforcer les tuyaux et, en particulier, on va dire la gouvernance de ces tuyaux, mais je reviendrai peut-être dessus après une autre question.

Sophie Vénétitay,
Laurence Allard,
Pascal Plantard,
François Saltiel.

Paru sur le site de l'April le 17 avril 2021.
Émission « le temps du débat », sur France Culture, du 10 avril 2021, 48 min.
Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
https://wiki.april.org/w/Enseignement_à_distance_:_y'a-t-il_une_bonne_solution

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