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La réalité des faits

Michel Volle
 

   Des réseaux sociaux ont coupé la parole de Donald Trump. Certains de mes amis estiment que c'est là un acte de censure scandaleux, s'agissant d'un dirigeant politique et de sa liberté de parole, freedom of speech.

   Cependant ces réseaux sociaux ont publié des règles (par exemple les règles de Twitter [1]) et si un réseau social publie des règles, c'est sans doute pour qu'elles soient respectées par les personnes qui utilisent gratuitement ses services. Ces règles, Trump les a manifestement violées. Ne fallait-il donc pas l'exclure ?

   Oui, disent mes amis, mais alors il aurait fallu l'exclure plus tôt car il viole ces règles depuis très longtemps. Dire « il ne fallait pas l'exclure » puis « il fallait l'exclure plus tôt » est contradictoire mais ils ne semblent pas se soucier de logique.

   Ils disent aussi que si les réseaux sociaux ont exclu Trump, c'est parce que cet épouvantail faisait fuir et compromettait leurs recettes publicitaires. Est-ce vrai ? Je n'en sais rien et eux non plus sans doute, mais le soupçon est à la mode.

   Si l'on estime que la liberté d'expression, de parole, d'opinion doit être sans limite, alors il ne faut pas condamner ceux qui nient l'extermination des juifs par les nazis et que l'on nomme négationnistes – mot qui peut qualifier aussi ceux qui nient un fait avéré ou affirment un fait manifestement faux.

   La science expérimentale soumet la pensée au joug du constat des faits : une hypothèse contredite par un fait que l'expérience révèle doit être abandonnée. Le négationniste qui polémique contre un fait s'attaque, à travers lui, à la science expérimentale elle-même.

   Beaucoup de personnes détestent la science expérimentale qu'elles jugent pauvre, sèche, froide et triste comparée aux merveilles de leur imagination. Alors que le constat des faits impose une discipline, le négationniste préfère affirmer la réalité du monde imaginaire qui répond à ses préférences.

   Les mondes imaginaires sont ceux que nous visitons en rêve ou que nous nous représentons lors de moments de détente où, en effet, l'imagination a libre cours. Mais la réalité d'un rêve, d'une imagination, est celle d'un phénomène mental intérieur au cerveau et non celle d'un être qui existe réellement et de fait en dehors de la boîte crânienne.

   La relation entre notre pensée et la réalité est altérée par une médiatisation – celle qu'opèrent les médias qui, pour beaucoup de personnes, sont le principal intermédiaire de leur expérience du monde, celle aussi qu'opère l'organisation de l'entreprise dans laquelle on travaille.

   « Les faits sont construits », disait ainsi un de mes collègues de l'INSEE qui croyait sans doute être un profond philosophe.

   Ce ne sont pas les faits qui sont construits, mais la grille conceptuelle à travers laquelle nous les percevons. Lorsque vous conduisez une voiture, vous mettez en œuvre une grille qui ne retient que les faits dont la perception est nécessaire à cette activité. Cette grille contient le concept de « feu de signalisation » et le fait que le feu soit rouge ou non n'est pas construit mais authentique : il s'impose à votre action comme à votre perception.

   « Je ne sais pas ce que veut dire le mot réalité », m'a dit un autre apprenti philosophe de l'INSEE, phrase surprenante venant d'un statisticien dont l'instrument d'observation est dirigé, comme un télescope ou un microscope, vers une réalité qu'il observe.

   Deux de mes collègues, bons mathématiciens, m'ont dit se juger « libres de penser et de dire que la Terre est plate ». Je crois qu'ils confondent les étapes de la pensée.

   Certes un mathématicien est libre de choisir ses axiomes sous la seule contrainte du principe de non-contradiction, libre de critiquer un « fait avéré » apparent comme le caractère euclidien de l'espace, libre aussi d'explorer les mondes cohérents dont son intuition lui ouvre la porte. Mais il n'est pas libre d'adopter pour axiome la négation d'un fait, car son raisonnement ne pourra rien en déduire qui vaille.

   Les personnes qui nient des faits avérés, ou qui affirment la vérité de faits purement imaginaires, altèrent la relation entre notre pensée et le monde dans lequel nous vivons à tel point que l'on peut dire qu'elles empoisonnent notre cerveau : les promoteurs de Qanon, les diffuseurs de fake news et Donald Trump lui-même sont des empoisonneurs publics.

   Faut-il les laisser faire pour respecter leur liberté d'expression, fût-ce au prix de l'épidémie de folie qu'ils provoquent ? Ne faut-il pas plutôt lutter contre eux pour préserver la santé mentale du public et, d'abord, lutter en soi-même pour conserver le sens des réalités ?

   Certes, le constat d'un fait ne suffit pas car il faut encore savoir l'interpréter. Mais une pensée qui confond les trois niveaux de l'être (réel, possible, imaginaire) n'accède pas même au seuil de l'interprétation.

Michel Volle

Paru le 17 janvier 2021 sur le site de Michel Volle.
https://michelvolle.blogspot.com/2021/01/la-realite-des-faits.html

NOTE

[1] https://help.twitter.com/fr/rules-and-policies/twitter-rules

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