C'était au temps de...
« l'informatique pédagogique »
Anne-Marie Bardi
Pas encore de NTIC, de TIC, de TICE et, bien entendu, pas de « numérique ». On parle alors d'informatique pédagogique, comme on parle ailleurs d'informatique industrielle. Cette expression englobe, dans les années 70, à la fois une inconnue et un pari : les ordinateurs sont utiles dans de nombreux secteurs économiques, pourquoi ne le seraient-ils pas aussi dans l'enseignement ? Un domaine à explorer...
J'ai rejoint assez tôt l'aventure... Remontons dans le temps.
Mai 1974
Je ne remercierai jamais assez la féministe inconnue qui s'insurge alors : « vous n'oserez tout de même pas la refuser simplement parce qu'elle est enceinte ! »
Son intervention me vaut d'être acceptée au « stage long 74-75 » et de voir ma vie professionnelle prendre une nouvelle direction : 35 ans de bons, loyaux et stimulants services qui me mèneront de mes lycéens à l'inspection générale, sur le double chemin des maths et de l'informatique !
Année 74-75
Une année de formation à mi-temps. André Poly nous initie à l'algorithmique le mardi – on trie des boules de couleur... – et nous passons nos mercredis au lycée de Thiais à faire nos premiers pas en LSE. Ajoutons ma terminale C et ses 8h de cours de maths hebdomadaires et mes deux enfants, le grand de 2 ans et la petite née en juin 74. On apprend, on découvre, on défriche ! Je m'éloigne de l'IREM. Adieu la didactique des maths qui m'avait passionnée les 5 années précédentes et me laissera toujours, avec une pointe de regret, une sensation d'inachevé. Bonjour l'EPI !
Période 75-78
J'enseigne au lycée de Rambouillet. J'y ai rencontré une collègue de physique qui a aussi suivi un stage long et nous avons obtenu un mini-ordinateur T1600. L'aventure ! Pas de temps à perdre pour :
Convaincre nos collègues de venir utiliser la salle informatique avec leurs classes : simulation d'évolution de populations en SVT, contes « à la manière de Queneau » en français, dialogues ouverts en anglais, exercices d'entraînement en maths ; un jour, en physique, l'ordinateur en temps partagé fait 8 fois les mêmes calculs car le collègue a imposé aux élèves les valeurs à « expérimenter » : on n'est jamais trop prudent !
Animer un club informatique : les élèves de ma classe qui y participent s'y montrent rigoureux et inventifs, bien plus qu'en cours de maths ; ils ont de la mémoire, eux, et si je sais leur expliquer la récursivité, ils me doublent à tous les coups dès qu'il s'agit d'aller vite !
Apprivoiser une table traçante... et imaginer le moyen d'en tirer parti en cours ; si c'est la machine qui trace le graphe de la fonction, quelles questions poser désormais ?
Insérer un long serpentin de ruban perforé dans le lecteur avant d'aller vite à la cantine ... et le retrouver au mieux en tas, au pire déchiré ; recoller, recommencer, surveiller cette fois sans oser s'éloigner.
Le soir, se lancer dans l'écriture de programmes « pédagogiques » en LSE. Il faut reconnaître que sans couleur, avec des écrans qui défilent de haut en bas et des affichages à gérer « à la main », les obstacles à surmonter sont, selon les jours, stimulants ou décourageants.
Et puis, avec un plaisir pervers, se lancer dans le langage machine et suivre l'exécution des instructions pas à pas en lisant l'hexadécimal sur les 16 voyants de la façade de l'ordinateur... à condition qu'il n'y ait pas d'ampoule grillée ! Parfois, un petit coup frappé sur une ampoule éteinte rétablit le contact et procure la satisfaction profonde d'avoir pensé juste face à un signal provisoirement faux.
Heureusement, à cette époque nous avons des décharges INRP, donc moins d'heures de cours. Et tant de pistes s'ouvrent...
Période 79-81
Les premiers micro-ordinateurs font leur apparition : Logabax , Micral.
Vite, il faut implémenter le LSE donc le réécrire dans le langage ad hoc ; vite il faut récupérer quelques programmes utiles dans les disciplines ; vite, il faut diffuser les usages dans d'autres lycées car on passe d'une situation expérimentale à un début de généralisation, à base de salles informatiques équipées de huit micro-ordinateurs.
Me voilà formatrice de mes collègues dans des lycées nouvellement équipés : Orléans, Chartres... Les stages sont de trois journées, souvent espacées. On y fait un peu tout : un apprentissage technique (l'ordinateur, les commandes de base du système d'exploitation... qui ne sont pas tristes !), des échanges pédagogiques (découverte de quelques logiciels, réflexion sur les possibles), et quelques bases de LSE pour les curieux qui souhaitent comprendre comment ça marche.
À Orléans, au milieu de la matinée, régulièrement et sans prévenir, tous les micros s'éteignent brièvement. Les collègues perdent tout leur travail – la sauvegarde sur disquette n'est pas générale – et le découragement gagne, jusqu'à ce que l'on comprenne : la salle informatique partage son alimentation électrique avec la machine à café située derrière la cloison. Au début de la récréation, le café des uns fait le désespoir des autres. On ne pense pas à tout !
Période 81-84
Claude Pair est au ministère de l'éducation nationale et le « plan 10 000 micros » se déploie dans les lycées. On change d'échelle ! À Paris, rue du général Lassalle, une petite équipe est mise en place : je l'intègre durant une année, pour transférer la base de logiciels pédagogiques des 58 lycées vers les micros et pour assurer leur diffusion en lien avec les équipements.
Puis les stages longs reprennent. Ils sont sous la responsabilité d'un universitaire informaticien accompagné d'un responsable pédagogique chargé à la fois du programme, des intervenants extérieurs et des travaux pratiques. Deux centres de formation en région parisienne, dépendant de l'ENS d'Ulm et de l'ENS Saint-Cloud. J'exerce cette responsabilité pédagogique dans l'un puis l'autre centre. Les stagiaires sont des professeurs de toutes disciplines aux intérêts fort divers. Je n'oublie pas cette collègue d'histoire géographie, découragée par des cours d'informatique théorique (un peu abscons il faut le reconnaître) qui m'avouait aller se consoler rue Mouffetard en s'achetant un vêtement à la sortie des cours. Elle n'en pouvait plus, son porte-monnaie non plus !
En 1984, dix ans avaient passé, plus de vingt ans étaient encore devant moi.
J'allais désormais avancer un pied dans les maths, un pied dans ce qui allait bientôt s'appeler les NTIC puis les TICE. Je serai IPR de maths et conseiller TICE de trois recteurs successifs de l'académie de Créteil. Je serai reçue au concours de l'inspection générale sur un poste étiqueté « nouvelles technologies » ; enfin j'y rejoindrai le groupe des mathématiques. Deux types d'engagement, les maths et les TIC, c'est parfois double travail mais c'est aussi la chance d'être à la fois dans et hors de son sujet, de pouvoir s'y investir et le considérer de l'extérieur.
Nouvelles, ces technologies n'auront cessé de l'être. Avec, à chaque fois, la même interrogation : cela peut-il servir à apprendre ? À enseigner ? La télématique, la mise en réseau des ordinateurs, le multimédia, les logiciels libres, la convergence informatique-audiovisuel, Internet... Sans oublier le débat sur la formation des élèves : une option à base de projets ? Une nouvelle discipline ? Le B2I ?
On évoque souvent le battement d'aile du papillon aux répercussions inattendues.
Pour moi, ce furent les quelques mots de cette inconnue, au mois de mai 1974, qui m'ont fait changer de trajectoire. Si elle se reconnaît, qu'elle en soit remerciée.
Anne-Marie Bardi
IGEN(H)
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