Comment nous sommes devenus les leaders européens
de l'enseignement de l'informatique
Colin de la Higuera [1]
La France est un pays merveilleux. Capable d'entretenir à la fois la réputation de toujours se lamenter et celle inverse de penser être la première en tout.
Ces réputations sont-elles usurpées, exagérées ? Un petit détour du côté de nos amis humoristes wallons s'avère très rafraîchissant.
Sur la question de l'enseignement de l'informatique, on entend surtout le premier aspect. Permettez-moi de profiter de cette tribune offerte généreusement par mes amis de l'EPI pour défendre le point de vue excessif complémentaire.
Le titre est un peu provocateur, j'en conviens, mais je prétends que nous avons acquis un certain leadership sur ce qui concerne l'enseignement de l'informatique dans le système éducatif primaire et secondaire.
Encore faut-il le démontrer.
D'abord, les faits : aujourd'hui, l'informatique est enseignée en France du primaire à la Terminale. Il s'agit d'une matière obligatoire dans les années suivantes : CE2, CM1, CM2, 6e, 5e, 4e, 3e, seconde et terminale (pour le lycée, je parle de la voie générale). Les élèves plus motivés peuvent y ajouter 4 heures par semaine en première et 6 heures en terminale [2].
De plus, ces programmes ont été construits avec des informaticiens, des membres de la SIF et l'EPI ont participé à différents groupes de travail et comités et y participent encore.
La matière a les caractéristiques qu'on accorde à une discipline à part entière : un Inspecteur Général, un Capes et la promesse de l'agrégation.
Ces diplômes deviendront la formation spécifique de formation des enseignants d'informatique et permettront de venir renforcer les bataillons de collègues volontaires titulaires du Diplôme Inter-Universitaire bâti en quelques mois par des collègues passionnés dans les Universités : les efforts consentis par tous pour écrire les programmes, les réaliser, partager leurs compétences, les supports de cours, les expériences, et en face, malgré les emplois du temps chargés et les multiples autres activités, venir passer plusieurs semaines sur les bancs de l'Université, face à des programmes légitimement ambitieux. Chapeau ! Un réel exploit a été accompli !
Voilà la situation en France, en décembre 2020. Résumée de façon très concise, mais les différents bulletins de l'EPI sont une mine pour trouver les détails manquants : nombre de classes, intitulés des programmes, volumes horaires.
Mis ensemble, ce bilan en volume, en qualité des contenus et en programme de formation des enseignants fait pâlir d'envie nos voisins.
Mais pour prétendre être les meilleurs, il convient de parler des autres, aussi.
Où en sont les pays européens autour de nous ?
C'est une question intéressante : quand on regarde le rapport d'Informatics Europe datant tout de même déjà de 2017 (attention, notre situation a beaucoup changé... je vous invite à regarder la page correspondant à la France) on peut avoir l'impression que des leaders existent ailleurs. Pour être allé à plusieurs réunions « Bruxelloises » (cette fois, pas pour goûter à leur sens de l'humour) dans lesquelles des représentants des autres pays sont présents pour discuter de ces sujets, je n'en suis sorti ni impressionné, ni avec un quelconque sentiment d'infériorité. Oh, bien sûr, nos amis Finlandais ont un système éducatif qui nous impressionne et dans lequel forcément l'informatique a sa place, mais la vision globale est moins claire que la nôtre. Et nos amis Estoniens ont pris une avance réelle, mais le passage à l'échelle est un autre enjeu. Dans les pays avec une éducation décentralisée sur les régions ou les Lander, c'est surtout impossible de comprendre ce qui tient de la norme nationale. Et s'il est de bon ton de mettre en avant les efforts de la Bavière, il convient de se rappeler que la Bavière est une région (Land), mais pas la seule. Pour continuer sur le cas de l'Allemagne – et m'éloigner un peu du propos – un débat a été particulièrement instructif lors d'une réunion bruxelloise : la question qui se posait était celle de l'enseignement des enjeux de la société numérique. Était-ce à mettre dans le cursus informatique ? Et une division entre Europe du Nord/Europe du Sud s'est opérée immédiatement. J'ai alors demandé : « mais est-ce aux professeurs de Physique d'enseigner Hiroshima ? » Et la même division s'est créée, les représentants des pays du nord de l'Europe me regardant avec stupeur : la réponse – positive – leur semblait évidente : on ne peut pas enseigner les sciences sans les mettre en contexte !
Et dans d'autres régions la situation est bien moins enviable.
Euh... mais on n'a pas oublié un pays, là ?
Faut-il parler du Royaume-Uni ? That's a sore topic. Oui, il est clair que le Royaume-Uni avait plutôt bien fait les choses et qu'il y a beaucoup de leçons à tirer de leur expérience. Ce qui est particulièrement intéressant est la capacité à documenter leurs efforts, à les analyser. Ils ont créé ce qu'on appellerait un observatoire et sont aujourd'hui à même d'assurer un suivi longitudinal : autrement dit, dans quelques années, ils pourront faire le lien entre des réussites en études universitaires et l'apprentissage de l'informatique à 6 ans plutôt qu'à 9 ans. Et un peu plus tard entre les avenirs professionnels et ce même travail. Oui, de quoi être envieux. Et s'il n'y avait pas ce fichu Brexit, il est probable que le titre de cet article soit usurpé (encore plus usurpé qu'il ne l'est déjà, diront certains). Mais le Brexit a changé la donne : je suis allé à différentes réunions avec des collègues Européens, et les Britanniques (les vrais, c'est-à-dire ceux qui représentent le Royaume Uni, qui ont le droit d'y voter) étaient absents. Pas invités, ou n'ont pas voulu venir... En fait, cela a peu d'importance car tout le travail se fait aujourd'hui, au niveau européen, sans eux. Comme les Suisses, ils resteront des références, mais quand il s'agit de travailler ensemble, de préparer l'avenir, ce sera sans eux.
À ce stade de l'exposé, le lecteur est supposé être convaincu que les autres pays européens, dont nous avons souvent vanté les progrès pour mieux demander des efforts aux ministères successifs, ne seraient finalement pas tant en avance sur nous. Mais cela ne justifie pas que notre situation soit exemplaire. Nous avons des faiblesses... la formation des enseignants encore insuffisante, cette discipline diluée dans d'autres matières au collège, qui change de nom tout au long du lycée, privée ainsi d'une perspective globale, sans parler de l'incapacité bien connue à s'adapter à un monde mouvant...
Effectivement, on peut presque dire qu'il n'y a pas une seule heure d'informatique de la maternelle au lycée ! Sauf qu'en réalité il y a du code à l'école primaire, et même de la pensée informatique, de la programmation au collège, au lycée des sciences du numérique et de la technologie (SNT) obligatoire pour tous les élèves de seconde, une option Numérique et Sciences Informatiques (NSI) en première et en terminale, et depuis peu un Enseignement Scientifique obligatoire comprenant de l'intelligence artificielle !
Allez, je me lance à l'eau : cette façon d'éviter d'utiliser le mot informatique ne doit rien au hasard. Elle n'est pas la preuve d'une grande incohérence ou, pire, d'une incompétence coupable. C'est justement cette stratégie d'évitement qui permet de ne pas poser en amont - du moins publiquement - l'affichage d'une stratégie scientifique. C'est elle aussi qui permet la montée en puissance, de résoudre le problème de démarrage à froid.
Imaginons un instant que les choses se soient passées autrement et qu'à la suite du Rapport de l'Académie des Sciences de 2013 le Ministère avait dit : « Oui, la SIF et l'EPI ont raison : nous allons mettre un enseignement appelé Informatique pour tous les jeunes de 8 à 18 ans. ». Il aurait fallu caler à ce moment-là une progression sur 10 ans d'études, assurer la formation des enseignants vis-à-vis de cette progression, et trouver les candidats... Tout le monde aurait crié à l'amateurisme ! Avec le recul et l'expérience de ces quelques années, on se dit que cela aurait été bien hasardeux.
Donc si l'absence de nom commun est in fine une bonne chose, qu'en est-il de la cohérence des programmes ?
On n'y est sans doute pas... les enseignants sont très différents en primaire, au collège et au lycée. Et cette cohérence mettra du temps à s'installer. Mais je prends le pari qu'elle s'installera. En particulier parce que des deux côtés (le ministère d'une part, la SIF et l'EPI d'autre part) nous savons que malgré les noms variables il existe une science et technologie qui s'appelle l'informatique.
Le chantier reste gigantesque et l'ambition française continue à s'étoffer : aujourd'hui, c'est l'intelligence artificielle qui occupe les responsables de l'éducation en Europe. Et là aussi, la France est en première ligne.
S'il y a de vraies raisons d'être optimiste, il convient de rester prudents et que SIF et EPI continuent leur travail d'analyse, de veille, de participation aux progrès accomplis.
L'édifice reste fragile et la dispersion sur le papier peut devenir une dispersion de fait. La tentation est grande d'utiliser ces enseignements nouveaux dans une autre direction. Récemment, j'ai suivi un débat où il était admis que coder était une bonne chose, mais que les ordinateurs rendaient cela « trop technologique ». Je me suis mis à me demander si dans d'autres temps une discussion entre éducateurs aurait pu ressembler à ceci :
« oui, lire est une excellente chose, tous les enfants devraient apprendre ».
« mais les livres rendent cela tellement technologique... Ne pourrions-nous pas enseigner la lecture sans les livres ?»
Pour éviter tout malentendu, je ne situe pas ma scène au temps des smartphones ou des liseuses, mais il y a quelques siècles.
Je souhaite à l'EPI qu'elle conserve sa combativité et soit aussi utile à l'informatique pendant les 50 prochaines années que pendant les 50 dernières.
Joyeux anniversaire.
Décembre 2020
Colin de la Higuera
Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification).
http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/
NOTES
[1] Merci à mes relecteurs Sylvie Alayrangues et Jacques Baudé, ainsi qu'à mon illustrateur, Boris de la Higuera. Ceci est un article d'opinion qui n'engage que son auteur.
[2] Cette liste peut être sujette à discussion : on peut objecter que ce n'est pas explicitement de l'informatique et que ce n'est pas systématiquement enseigné par des enseignants de la discipline. Je reviendrai sur ce point.
|