Tribune libre
Vous avez dit « enseignement à distance » ?
Éric Finance, Vincent Guyot
Le 5 mars dernier, notre sémillant ministre de l'éducation, droit dans ses bottes, déclarait sur les ondes au sujet de la fermeture de tous les établissements scolaires de France et de Navarre « en être capable mais que ce n'était pas du tout prévu. ».
« Cap' ou pas cap' ? » telle semblait être la question agitant l'auguste cortex ministériel.
Exactement une semaine plus tard, en un désaveu cinglant, Jupiter en personne est apparu à 20h00 dans nos petites lucarnes pour annoncer que lui, il « était cap' » !
Le lendemain, un peu moins assuré dans ses croquenots, son factotum préposé à l'éducation est venu mettre en musique sa parole foudroyante toute brûlante dégringolée de l'Olympe devant le peuple sidéré : « Enseignement distanciel, classe virtuelle, nous-avons-tout-prévu, bla-bla-bla... ».
Rétrospectivement, eu égard à mon expérience locale de prof soutier de la République, je ne peux m'empêcher d'esquisser un sourire mi-amusé, mi-consterné au souvenir des 3 à 4 semaines qui ont suivi dans un chaos auquel, toutes proportions gardées, la retraite de Russie n'avait pas grand chose à envier...
Car enfin, comment pensait-on que tout cela allait bien pouvoir se passer là-haut sur les cimes, au dessus des nuages ? Comment croire que la Grande Armée des enseignants français, équipés à leurs propres frais, « auto-formés », paraît-il, au maniement des « armes multimédia », malmenés et brinqueballés par des consignes ministérielles aussi hésitantes et versatiles que contradictoires, allaient aller à la guerre de l'enseignement distanciel la paille entre les dents et la fleur au fusil ? Et pourtant, n'en déplaise, ils et elles l'on fait !
Évidemment, une armée mal préparée, mal considérée, voire méprisée, par son état-major, peu, voire pas du tout, formée au maniement des armes qu'elle est censée mettre en œuvre sur le champ de bataille, finit par utiliser des expédients qui contreviennent aux lois de la guerre. « Ne vous inquiétez pas, on fermera les yeux, on vous couvrira ! » ont assuré les généraux aux grognards qui subissaient les affres des ENT, de la classe virtuelle de la plate-forme CNED « Ma classe à la maison » et quelques autres « armes miracles » qui tenaient plus de la pétoire que du chasseur Rafale.
Évidemment toujours, depuis Napoléon et sûrement bien avant lui, le grognard, le fantassin de base qui lui, fait face aux difficultés concrètes de sa tâche, recourt à son bon sens et à ce qu'il est convenu de qualifier de « moyens du bord » : c'est ainsi que nombre de mes collègues, las d'échanger des mails par dizaines avec leurs élèves, peu rompus à l'utilisation des ENT et à la gestion des devoirs écrits à distance ont fini par céder lentement mais sûrement aux sirènes du cours en visioconférence.
Pourquoi pas me direz vous ? Certes, vous avez raison : « il faut bien vivre avec son temps ! ».
Mais je me suis alors souvenu des mines scandalisées et défaites de celles et ceux de mes collègues auxquel損e新 il est arrivé la très désagréable mésaventure d'être pris搪新 en photo ou enregistré搪新 en audio et/ou en vidéo par quelque chenapan des deux sexes pendant qu'ils s'escrimaient à leur faire entendre telle ou telle subtilité de la discipline dont ils se faisaient les courageux新es et dignes représentant搪新.
Je me suis souvenu aussi des querelles véhémentes entre élèves devant le portail de mon collège, à la sortie des cours quand un搪 tel損e prenait en photo un ou une de ses camarades à son insu pour « snaper » sur le champ la ou les images volées avec des intentions rarement bienveillantes. Il m'est d'ailleurs fréquemment arrivé de devoir intervenir pour rappeler l'indélicat搪 à ses devoirs par un bref rappel à la loi sur le droit à l'image avant que la querelle ne dégénère à grands coups de baffes, de droites et de gauches, de coups de pied et autres tendresses dont les adolescents ont le secret.
Je me suis encore souvenu qu'il était enfantin, et encore plus pour les enfants d'aujourd'hui qui sont autant de gamers et d'utilisateurs compulsifs de smartphones, de faire une capture d'écran statique ou vidéo facilement diffusable en temps réel sur le Net pour qui sait y faire. Je fais suffisamment confiance aux ressources de curiosité inépuisables des ados auxquels j'enseigne dans ces domaines pour savoir que tout cela est largement « dans leurs cordes »...
Mais enfin et surtout, je me suis souvenu que les cours en visioconférence ouvraient une « fenêtre sur cour » offrant un point de vue imprenable sur la vie privée de quiconque y participait.
J'ai alors pensé à cette citation de Milan Kundera tirée de son roman, L'insoutenable légèreté de l'être : « Qui perd son intimité a tout perdu, pense Sabina. Et celui qui y renonce de plein gré est un monstre. ».
On m'objectera que ceci n'a rien à voir avec cela, que c'est pour la bonne cause, l'avenir des enfants , tout ça, tout ça... Mais je soutiens moi, que le droit à la vie privée donc l'intimité qu'elle recouvre et protège est du même bois que la Liberté de pensée, d'opinion et de croyance : ce sont des droits qui ne sauraient fluctuer avec les circonstances sous peine de n'être plus des droits mais des « tolérances ». Selon le bon vouloir de qui, de quelle autorité, de quel pouvoir ? Y renoncer un peu, c'est y renoncer complètement.
Pourtant, en France, le législateur a gravé ce droit à la vie privée dans le marbre et l'a décliné depuis 1978 en une loi dite « Informatique et Libertés » que la loi sur le RGPD vient, très justement de mon point de vue, conforter et renforcer quant aux droits de l'individu sur ses données à caractère personnel.
J'en étais donc là de mes interrogations sur la légalité de ces pratiques quand je les ai postées sur la liste de diffusion de l'APRIL.
Une réponse
Une réponse m'est parvenue de l'autre côté des monts du Jura, par delà la frontière qui nous sépare de nos cousins helvètes, en la personne de Vincent Guyot, enseignant au Lycée Blaise Cendrars à la Chaux-de-Fonds. Je lui cède donc la parole et vous la livre telle quelle tant elle m'a parue aussi lucide que pertinente :
« Tout d'abord, concernant la vidéo et l'écrit. Avant le Covid, beaucoup d'enseignants marquaient une attitude critique concernant le recours "systématique" des élèves à YouTube. Non pour des raisons de protection des données, mais parce que ce moyen de communication leur semblait disqualifié par l'écrit, que précisément ils enseignaient. Or, pendant le Covid, on a assisté a un véritable rush de leur part sur la vidéo. Pourquoi un tel engouement pour un moyen qu'ils décriaient précédemment ? L'explication est pour moi simple : il est beaucoup plus difficile d'écrire que de se filmer. Ce constat est intéressant, car il montre les difficultés des enseignants eux-mêmes à écrire et souligne que leur premier réflexe a été exactement le même que celui de leurs élèves en matière de communication : utiliser la vidéo comme moyen le plus facile de le faire.
Passé un moment d'euphorie, pour leurs cours les enseignants ont vite remarqué que créer des vidéos contenant plus que le simple discours qu'ils avaient l'habitude de tenir à leurs élèves, c'est-à-dire créer des vidéos ayant un contenu réellement multimédia, était très difficile, prenait beaucoup de temps et que la plupart ne maîtrisaient pas les outils informatiques nécessaires pour cela. N'est pas la BBC qui veut. Les cours sont donc devenus des vidéos d'eux-mêmes singeant le présentiel et évidemment tout ce qu'ils reprochaient aux vidéos YouTube s'est retrouvé dans leurs propres pratiques.
Mais même par vidéo, faire des cours classiques n'est pas chose facile, à plus forte raison quand personne ne vous « applaudit ». L'une des réactions des enseignants a alors été de renoncer aux cours au profit de « rencontres » avec les élèves, qui soudainement sont devenues aux yeux des enseignants « absolument nécessaires pour les élèves dont le manque de contact pouvait affecter le moral ». Mais surtout, ces présentiels sont devenus l'occasion de faire ce que les enseignants savent le mieux faire : donner des leçons et du travail. Et cela leur a plu.
C'est donc devenu dans leur esprit un passage obligatoire auquel il fallait soumettre les récalcitrants. Là où j'enseigne, des travaux écrits notés ont été maintenus pour des raisons qui mériteraient un article entier. La présence de ces évaluations a été l'occasion de justifier l'importance de voir les élèves, de voir leurs visages pour évaluer leur niveau de stress. Car, pour beaucoup d'enseignants le langage des SMS ou, même celui des mails, est problématique. En effet, j'ai constaté à plusieurs reprises que les enseignants ne voyaient pas dans ces textes les émotions transmises par les emoticons, par exemple, ou même par le contexte, que beaucoup n'avaient pas l'expérience nécessaire pour maîtriser des discussions de forum et qu'ils ne lisaient trop souvent qu'une partie de leurs mails. Clairement, la maîtrise des textes classiques n'implique pas celle d'autres langages, tout aussi complexes et véhicules d'émotions, comme les SMS. Clairement, écrire des mails longs, cohérents et structurés, leur pose problème. Mais l'évaluation du stress des élèves n'est en réalité qu'un leurre, car pour une partie importante des enseignants et des directions, le lien entre évaluations et stress n'a jamais existé. Cela se traduit dans la région dans laquelle j'enseigne par le maintien des examens immédiatement après le retour au présentiel, exactement comme si rien ne s'était passé. Cela aboutit à une situation ubuesque où les enseignants se plaignent d'un surcroît de travail précisément parce que les rencontres par vidéo prennent du temps, mais où sont niées les difficultés des élèves liées à l'enseignement à distance, pour ne pas remettre en cause les évaluations. Ainsi, plus que de donner des leçons ou même du travail, c'est à un véritable contrôle des présences sans objectif pédagogique qu'à réellement servi la vidéo.
Ensuite, il faut remarquer que les précautions nécessaires liées à ce que j'appellerai une « violation de domicile » par l'intermédiaire de la vidéo n'ont pas été sous-estimées, elles n'ont même pas été évoquées. Chez nous, sur trois préposés à la sécurité des données, deux ont pris position contre l'utilisation de Zoom, mais aucun n'a évoqué l'enregistrement de mineurs sans l'accord de leurs parents, ni même l'enregistrement de leurs parents eux-mêmes sans qu'ils le sachent, par l'intermédiaire des conférences vidéos imposées à leurs enfants. À l'évocation de ceux-ci, une timide réponse à été de parler de dommages collatéraux et surtout, tenez-vous bien, de rappeler le fait qu'il fallait laisser les enseignants libres de s'organiser. Si, pour une partie des enseignants utilisant les vidéos conférences, un refus total d'envisager ces dommages a été pleinement assumé, quelques-uns ont entendu la critique et les mesures qu'ils ont alors prises méritent le détour : demander aux élèves de couper la caméra après qu'ils se soient présentés. Pas immédiatement, car cela serait avouer que la vidéo est inutile, mais après avoir dit bonjour et donc filmé son environnement personnel et éventuellement celui de ses parents. J'ai personnellement vécu des cas très problématiques où, pendant une discussion totalement privée avec mon épouse, je me suis rendu compte que l'enseignant de ma fille était présent. Si celle-ci avait été mineure, j'aurais refusé catégoriquement la vidéo, mais elle était majeure et la pression des enseignants si forte qu'il ne lui est même pas venu à l'esprit qu'elle pouvait refuser. Le pouvait-elle d'ailleurs vraiment ? Clairement non, tant la pression aux notes a été forte.
Les grands principes de protection des élèves que les enseignants ne cessent d'évoquer devant la presse sont simplement passés aux oubliettes. Le fait que la chambre d'un mineur soit un lieu privé où l'enseignant n'a pas à mettre les pieds comme celui du droit des élèves à ne pas utiliser Team sous la pression de son enseignant ont été niés. Et il est piquant de noter que les mécanismes qui obligent les élèves à s'inscrire sur les mêmes réseaux sociaux que leurs camarades, comme le « mais tout le monde y est », ont été utilisés par les enseignants pour forcer les élèves à utiliser la vidéo alors même que ceux-ci décriaient précédemment cet enrôlement illégitime. Plus que cela, nous avons aussi assisté ébahis à la promotion et à l'utilisation dans le cadre scolaire de ces réseaux sociaux au mépris de tout bon sens.
Enfin, il faut constater la mainmise des GAFAM dans l'éducation et sur les services techniques. Chez nous, alors que Moodle est utilisé par les Écoles polytechniques et les Universités, dans notre région, une forte promotion de Team a été réalisée par les services techniques avec la bénédiction du préposé à la sécurité des données arguant que Microsoft avait donné l'assurance de la plus parfaite probité. Quand j'ai demandé qu'il en soit de même pour Moodle, de l'email nous sommes passés à une demande de contact téléphonique et, au vu de mon exigence d'écrit, au silence complet.
De manière très générale, aucun des aspects négatifs liés au traçage et au respect de la vie privée dans le cadre de l'enseignement à distance n'est évoqué par les enseignants avec leurs élèves. De manière générale, les enseignants se montrent énervés à l'évocation de ceux-ci et des limites qu'ils leur imposent dans le choix des outils qu'ils utilisent. Et non seulement le déficit en termes de connaissances en informatique des enseignants est très important, mais même en toute connaissance de cause, ceux-ci refusent de remettre en question leurs pratiques malgré les problèmes avérés.
C'est pourquoi, je conclurai en disant que si la connaissance de la loi est une excellente chose pour oser personnellement refuser certaines pratiques, l'expression de celle-ci auprès de beaucoup, pour ne pas dire de la majorité des collègues, est inutile. »
Un point de vue partagé
Est-il besoin d'ajouter quoique ce soit à cela ? Je me le permets pourtant par pur plaisir de partager un point de vue qui me semble juste sur les péripéties et avatars récents de l'enseignement distanciel à la mode Blanquer.
Je ne peux, en effet, que souscrire à, et signer des deux mains, si tant est qu'on m'y autorise, ces trois remarques pleines d'esprit critique, de lucidité et de discernement.
Car enfin oui, le langage du multimédia, cela ne s'improvise pas et oui aussi, produire un contenu intéressant, pertinent et adapté à une situation de télé-enseignement prend énormément de temps et des compétences que très peu d'entre nous maîtrisent. Pas moi en tout cas et, à ma connaissance, pas un seul de mes collègues là où je professe.
Oui encore, et c'est un témoignage de mon actualité immédiate, la raison qui a été donnée pour justifier que certains collègues se mettent à « zoomer » deux à trois fois par semaine ne tenait, selon eux, qu'à la nécessité de « remettre du cadre » dans la journée des élèves qui « dormaient encore à 16h30 » et ne rendaient pas leur devoirs écrits (j'enseigne dans le 9.3).
Certains d'entre eux, soutenus en cela par leur direction, ont donc franchi en toute bonne conscience et la fleur au fusil, le Rubicon de la vie privée de leurs élèves et de leurs familles en s'autoproclamant « co-parents » (il paraît que nous étions déjà co-éducateurs) des enfants dont ils estimaient les naturels géniteurs par trop défaillants.
Donc oui toujours, les « cours » en visioconférence n'ont d'autre objectif que celui d'être des instruments de contrôle de « l'assiduité » d'enfants qui ont l'impudence de mener la vie qu'ils veulent au domicile de leurs parents qui en sont légalement responsables.
Ironie de l'histoire, ce qui devait ramener les marmots devant leur webcam à heure fixe ne « marche » pas non plus ! Je vois donc passer les mails des 1ers de la classe qui sonnent le rappel (à la demande de leurs profs, sans doute très décontenancés par tant d'audace) de leurs camarades indisciplinés qui ont préféré « jouer à la play » ou dormir plutôt que de jouer les poupées de cire sous l'œil des Big-Brothers de la pédagogie « distancielle ».
Édouard, mon pas-pote de droite, a déclaré, non sans une certaine gravité, que cette « épreuve allait nous permettre de voir surgir le meilleur mais, hélas, peut-être aussi le pire de notre société ».
En matière de « télé-pédagogie », je crains que le pire ne domine largement les débats et j'attends donc toujours que le meilleur « surgisse ». Comme pour les masques et les tests PCR, il « faudra-faire-le-bilan-quand-cette-crise-sera-passée » mais elle sera passée et c'est ça qui compte pour nos « responsables » et « gouvernants ». N'est-ce pas ?
Qu'en restera-t-il ? Le spectacle affligeant d'une société technologiquement outrecuidante, toute boursouflée d'elle-même, de sa croyance inoxydable dans sa parfaite maîtrise des choses et des gens, mise aux arrêts de rigueur du jour au lendemain par quelques micromètres d'ARN, lançant aux trousses des « décrocheurs » des hordes de pédagogues déboussolés armés de leur seul « Zoom », explorant l'infini de la Matrice pour ramener leurs sujets ectoplasmiques entre les murs de leurs classes virtuelles.
Père Ubu a aussi son avatar dans le cyberespace.
Éric Finance,
Vincent Guyot
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