Informatique à l'école primaire :
perspectives en termes de recherches et d'innovations
Georges-Louis Baron, Cédric Fluckiger
Contexte général
L'informatique, discipline scolaire ? Tel était le titre d'un livre paru en 1989, alors que l'option informatique des lycées lancée au début des années 1980 battait de l'aile, prise en tension entre son succès auprès des élèves et des besoins en formation d'enseignants sans rapport avec ce que l'institution était en mesure de satisfaire. C'était par ailleurs la période de gloire de « l'outil informatique », abstraction bien commode pour justifier qu'il n'était pas besoin d'investir dans un secteur ne nécessitant pas beaucoup de formation...
Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts et on a vu une sorte de retour de balancier conduisant, à partir des années 2010 à un regain d'intérêt pour l'informatique, que le discours institutionnel a d'abord tendu à euphémiser par le mot « codage » et à relativiser par l'utilisation du mot « numérique ».
Désormais, un mouvement est indéniablement en marche : des enseignements ont été créés en lycée sans que, pour autant, soit encore réalisée la préconisation faite dès 1980 par un fameux rapport au président de la république (Simon, 1980) : créer des concours de recrutement spécialisés dans la discipline informatique.
Une chose est certaine en tout cas : la création d'une nouvelle discipline dans l'enseignement français a toujours été une œuvre de longue haleine (André Chervel relève que les durées peuvent atteindre un demi-siècle). Elle ne peut advenir que lorsque existe un consensus social sur les finalités de la nouvelle discipline et est toujours le fruit d'un rapport de force dont l'enjeu, comme l'avait très bien vu l'historien Antoine Prost est le redécoupage de la semaine de travail de l'élève., tâche bien difficile.
Parmi les points importants de la période actuelle concernant l'enseignement de second degré, deux nous semblent à relever. Tout d'abord les mathématiques, qui revendiquent non sans quelque raison une proximité épistémologique avec l'algorithmique, bénéficient d'un avantage de position certain tandis qu'une autre source historique de l'informatique, la technologie pèse actuellement beaucoup moins dans la pensée institutionnelle dominante.
Ensuite, même s'il est trop tôt pour prédire quelle solution d'équilibre provisoire va se réaliser, les réformes en cours ou projetées relativement au métier enseignant laissent augurer des évolutions importantes dans les statuts, allant dans le sens d'une plus grande flexibilité dans l'assignation de domaines d'enseignement par des responsables locaux et dans les conditions d'exercice.
Nous souhaitons mettre l'accent, dans les lignes qui suivent, sur une question tout aussi importante et quelque peu différente, qui est celle de l'initiation à l'informatique des jeunes dans le cadre de l'enseignement obligatoire et, tout particulièrement, de l'enseignement primaire. Beaucoup dépendra sans doute de l'activité de collectifs enseignants, syndicats et associations de militants.
Il s'agit d'un domaine bien documenté (Baron & Drot-Delange, 2017 ; Dimet 2007), qui peut se prévaloir d'une longue période d'expérimentation et de recherche (dès les années 1970) et où ne posent pas du tout les mêmes questions que dans l'enseignement de second degré, une des plus redoutables étant celle de la formation de très grands nombres d'enseignants polyvalents.
Une question en particulier, refait régulièrement surface : dans quelle mesure les activités menées en informatique à l'école, autour de systèmes spécialement conçus pour de jeunes enfants (dont le prototype est le langage Logo, défini dès la fin des années 1960) relèvent-elles en fait de l'informatique telle que l'entendent les informaticiens ? Nous pensons qu'il s'agit bien de la même chose, la finalité étant de transmettre aux jeunes une culture leur permettant de commencer à conceptualiser certains des processus propres à l'informatique et des questions sociales et éthiques qu'elles posent.
Nous n'allons pas argumenter ici ce point et nous présenterons plutôt synthétiquement quelques actions menées dans l'enseignement primaire et discuterons de certains problèmes et enjeux didactiques.
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Beaucoup d'actions d'innovation visant à transmettre aux élèves d'école primaire des connaissances en informatique ont été lancées dans les dernières années, avec une focalisation claire autour de la programmation de robots : de nouveaux modèles de ces derniers apparaissent sans cesse, leur programmation étant assurée soit par un nombre très limité d'instructions (comme dans les Bee-bots) soit par des langages de composition de blocs d'instructions à la manière de Scratch et de ses émules.
De nombreuses recherches ont également été menées. En témoigne par exemple le nombre significatif de contributions consacrées à l'enseignement primaire aux derniers colloques de didactique des progiciels et des sciences et technologies de l'information et de la communication (DIDAPRO-DIDASTIC) : Mons (Henry et al., 2017) et Lausanne (Parriaux et al., 2018).
Parmi les projets de recherche, il convient tout particulièrement de citer DALIE (Didactique et apprentissage de l'informatique à l'école), qui s'est déroulé de 2015 à 2017 et a produit un ensemble de repérages sur la question.
De manière très synthétique, les recherches convergent sur le fait qu'il est possible d'enseigner même à de jeunes enfants des notions informatiques par la programmation de dispositifs mobiles : Anastasia Misirli, dans sa thèse, a ainsi montré que des élèves de grande section étaient capables de débugger des programmes simples pour Bee-bots ; Sevina Touloupaki a mis en évidence que des élèves de CP pouvaient mettre en œuvre une gestion de messages dans des programmes ScratchJr... Un facteur essentiel dans les acquisitions des élèves est le scénario pédagogique mis en œuvre par les enseignants.
On a également constaté (Béziat, 2019) que des enseignants n'ayant pas reçu de formation spécifique en informatique et ne maîtrisant pas spécialement les concepts informatiques parvenaient, par « bricolage appropriatif » à faire réaliser par leurs élèves des projets significatifs, les enseignants compensant leur inexpertise technique par leur expertise pédagogique. Cela se produisait, bien entendu, dans le cadre d'accompagnement d'une équipe de recherche-action.
Nous allons maintenant présenter plus en détail les enjeux du projet Iecare (« informatique à l'école : conceptualisations, accompagnement, ressources ») [1] qui prolonge les recherches précédentes et qui vient d'être accepté par l'Agence nationale de la recherche.
Recherches en cours dans le premier degré : le cas de Iecare
Ce projet répond à deux grands enjeux pour la didactique de l'informatique.
Le premier est épistémologique : il s'agit de réfléchir aux conditions et aux contraintes de l'enseignement-apprentissage d'un domaine spécifique : celui de l'informatique pour un segment essentiel du système éducatif, l'école primaire.
Ces conditions tiennent évidemment à la spécificité de l'informatique : des modes de pensée propres, sa proximité mais aussi ses différences avec d'autres domaines disciplinaires, etc.
Elles tiennent aussi à la situation particulière de l'enseignement de l'informatique, dont les contenus sont à l'heure actuelle éclatés dans différentes matières ou dispositifs non disciplinaires, enseignés par des enseignants parfois non spécialistes. Elles tiennent enfin aux formes de travail possibles en classe, qui dépendent pour partie de l'expérience des enseignants, pour partie de l'instrumentation disponible, pour partie encore des ressources, accompagnements et formations disponibles.
Réfléchir à l'enseignement de l'informatique suppose donc de réfléchir à la fois aux spécificités du contenu et aux enjeux de savoir et à la fois aux conditions institutionnelles de sa mise en œuvre.
Un second enjeu est praxéologique : il s'agit pour la recherche en didactique de l'informatique de prendre au sérieux la recommandation de Martinand : « il n'est pas possible de parler de didactique sans l'exercice de ce qu'on peut appeler une "responsabilité par rapport au contenu" de la discipline » (Martinand, 1985, p. 24)... En d'autres termes, il s'agit de contribuer à produire et proposer de l'enseignable. Bien sûr il n'est pas possible, dans le cadre d'un seul projet, de produire un curriculum complet, encore moins cohérent. Il n'est non plus ni possible ni souhaitable que des chercheurs inventent un curriculum « hors sol ».
C'est pourquoi le projet Iecare vise à instaurer des démarches participatives, avec des enseignants. Il s'agit pour nous de les associer à une démarche de co-conception mais aussi de co-production de connaissances. Cette démarche s'oppose à toute forme de « division du travail » pré-établie entre des acteurs s'intéressant à la théorie et d'autres à la pratique, certains produisant des connaissances et d'autres les appliquant sur le terrain.
Ces deux enjeux ainsi que les acteurs engagés (spécialistes des sciences de l'éducation, spécialistes de l'informatique, enseignants) sont pris en compte par les trois axes structurant le projet. Ils peuvent être caractérisés par ceux qu'identifie Halté (1992) pour la didactique :
1/ Une réflexion sur « les conditions d'appropriation des savoirs » (ibid.) vise à investiguer la construction de l'informatique comme objet de savoir pour les enseignants et pour les élèves. Dans une conception matricielle multidimentionnelle, seront examinées les pratiques et les représentations associées à l'informatique, chez les enseignants et chez les élèves, en situation naturelle et lorsque des ressources ou scénarios sont fournis aux enseignants (dans une perspective de recherche participative).
Sur cet axe, qui recoupe ce qu'Halté (ibid.) identifiait comme la « dominante psychologique » de la didactique, les cadres théoriques et méthodes des chercheurs en SHS, notamment en sciences de l'éducation, seront prépondérants.
2/ Une réflexion sur « les objets d'enseignements » (ibid.) cherche à éclairer l'organisation en curricula des contenus, leur nature cognitive, leur statut épistémologique. En lien étroit avec la « tendance épistémologique » identifiée par Halté, cet axe associe plus particulièrement les chercheurs en informatique, dont la connaissance du domaine d'enseignement permettra de mettre au jour les enjeux de savoir. A cet axe est également associé un travail sur les données afin de fournir aux enseignants (et aux chercheurs) des outils de pilotage de l'activité d'enseignement. D'un point de vue pratique, cet axe aboutira à la constitution de « valises numériques », associant outils (physiques ou numériques) pour mener à bien des activités en classe, outils de pilotage, ressources pédagogiques et scénarios, etc.
3/ Halté (ibid.) identifiait enfin un axe d'intervention didactique, qu'il qualifie de « praxéologique ». C'est bien à l'intervention que s'intéresse le dernier axe du projet Iecare, puisqu'il traite plus particulièrement de la formation des enseignants. Il proposera déjà une analyse des formations existantes, pour identifier des leviers d'action pour une formation des enseignants à la hauteur des nouveaux enjeux dessinés par les derniers programmes scolaires.
Afin d'éviter un travail en surplomb, cet axe mettra également en œuvre des activités formatives, en lien avec les acteurs de la formation des enseignants (ESPE, DANE, etc.). Plus particulièrement encore, il conviendra d'analyser l'activité de communautés enseignantes, celles existantes ou celles qui seront suscitées dans le cadre du projet. Les enseignants engagés dans le projet joueront donc un rôle prépondérant dans cet axe, en tant que producteur de contenus enseignable dans des activités collaboratives, mais aussi par leurs analyses des conditions effectives de leur mise en œuvre.
Discussion
En somme, le projet Iecare vise non seulement à contribuer à la proposition d'un curriculum et de scénarios pédagogiques pour enseigner l'informatique à l'école, mais aussi à réfléchir aux formes d'accompagnement des enseignants (et non pas de supervision !) afin de faire fonctionner ce curriculum.
Ce dernier n'est ni unique ni figé : nous pensons que le développement d'options et des spécialités au lycée aura à terme des effets en retour sur les enseignements au niveau de l'école. Ces enseignements vont en effet renforcer à l'école la légitimité de l'enseignement de contenus liés à l'informatique et contribuer à les faire exister au-delà de l'espace des prescriptions, dans les pratiques de classe et les préoccupations des enseignants.
Il est bien difficile d'imaginer ce que sera l'avenir à échéance de quelques années. Un risque est sans doute celui de l'incohérence locale pour les enfants lors des changements de cycle dans leur parcours scolaire. Mais nous pensons que la conduite de recherches de didactique sur les types d'apprentissage de l'informatique possibles à l'école primaire, menées en relation avec les chercheurs s'intéressant aux niveaux ultérieurs est de nature à contribuer à la prise de conscience de ce qui serait souhaitable.
Georges-Louis Baron
Cédric Fluckiger
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Références
Baron, G.-L. (1989). L'informatique, discipline scolaire ? (le cas des lycées). Paris: PUF.
http://tel.archives-ouvertes.fr/edutice-00000369.
Baron, G.-L. & Drot-Delange, B. (2016). L'informatique comme objet d'enseignement à l'école primaire française ? Mise en perspective historique. Revue française de pédagogie. Recherches en éducation, (195), 51-62.
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Béziat, J. (2019). À l'école primaire, robotique éducative en milieu ordinaire. SPIRALE Revue de recherches en éducation, 63.
http://spirale-edu-revue.fr/spip.php?article1386
Chervel, A. (1988). L'histoire des disciplines scolaires. Réflexions sur un domaine de recherche. Histoire de l'éducation, 38(1), 59-119.
https://doi.org/10.3406/hedu.1988.1593
Dimet, B. (2003). Informatique : son introduction dans l'enseignement obligatoire, 1980-1997. Paris: L'Harmattan.
Drot-Delange, Béatrice. (2013). Enseigner l'informatique débranchée : analyse didactique d'activités. Présenté à Colloque Actualité de la recherche en éducation et en formation, AREF 2013, Montpellier.
http://www.aref2013.univ-montp2.fr/cod6/?q=content/380-enseigner-linformatique-d%C3%A9branch%C3%A9e%C2%A0-analyse-didactique-dactivit%C3%A9s-0
Drot-Delange, Béatrice. (2014). Littératie informatique : quels ancrages théoriques pour quels apprentissages ? Spirale – Revue de recherches en éducation, 53.
https://spirale-edu-revue.fr/spip.php?article1178
Fluckiger, C. (2008). L'école à l'épreuve de la culture numérique des élèves. Revue française de pédagogie, (163), 51-61.
http://rfp.revues.org/978
Fluckiger, C. & Bart, D. (2012). L'introduction du B2i à l'école primaire : évaluer des compétences hors d'une discipline d'enseignement ? Questions Vives. Recherches en éducation, (Vol. 7 n° 17).
http://questionsvives.revues.org/1006
Halté, J.-F. (1992). La didactique du français. Paris, PUF.
Simon, J. C. (1980). L'éducation et l'informatisation de la société: rapport au président de la République. Documentation française.
Henry, J., Nguyen, A. & Vandeput, E. (2017). L'informatique et le numérique dans la classe. Qui, quoi, comment ? Namur: Presses Universitaires de Namur.
Parriaux, G., Pellet, J.-P., Baron, G.-L., Bruillard, É. & Komis, V. (2018). De 0 à 1 ou l'heure de l'informatique à l'école. Actes du colloque DIDAPR 7 - DIDASTIC. Nerne: Peter Lang.
https://www.peterlang.com/view/product/85208?format=EPDF
Simon, J. C. (1980). L'éducation et l'informatisation de la société: rapport au président de la République. Documentation française.
Touloupaki, S., Baron, G.-L. & Komis, V. (2018, février 7). Un apprentissage de la programmation dès l'école primaire: le concept de message sur ScratchJr.
Consulté 31 mai 2018, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01753125
NOTE
[1] Ce projet a été construit et proposé à l'ANR (Agence Nationale de la Recherche) par notre collègue et ami François Villemonteix, décédé en septembre 2018. Nous lui dédions bien évidemment ce texte de présentation.
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