Lettre ouverte à Mme Najat Vallaud-Belkacem
Maurice Nivat
Le président du Conseil supérieur des programmes a remis vendredi 18 septembre 2015 le projet de programmes pour le primaire et le collège (cycles d'enseignement 2, 3 et 4) à la Ministre de l'Éducation nationale, Madame Najat Vallaud-Belkacem. L'utilisation d'outils numériques y figure dès le cycle 1 et l'informatique est présente au cycle 4 en mathématiques (algorithmique et programmation) et en technologie (programmation, réseaux et protocoles).
Le 5 octobre dernier, la SIF et l'EPI publiaient un communiqué commun : Enseigner l'informatique : il est temps de s'inscrire dans la durée, se réjouissant de cette introduction et alertant la Ministre sur l'importance de la formation des enseignants amenés à intervenir dans ces disciplines.
À travers cette lettre ouverte à Madame Najat Vallaud-Belkacem, Maurice Nivat revient sur l'importance majeure de cette question.
Madame la Ministre,
Vous avez souhaité l'introduction du numérique à tous les niveaux de l'enseignement du primaire à la terminale et voilà qui est fait, au moins dans les programmes que le CSP a rendus publics. C'est une bonne chose. La SIF et l'EPI, qui ont toujours défendu la nécessité de donner à tous les jeunes français les connaissances et les compétences voulues pour bien vivre dans le monde numérique qui est devenu le nôtre, ne peuvent que se réjouir de cette introduction.
Ils se réjouissent particulièrement du fait que l'informatique, qui est la partie scientifique et technique de l'édifice numérique, trouve la place qui lui est due dans ces programmes, conformément aux recommandations contenues dans le rapport de l'Académie des sciences émis en 2012 : les grandes applications numériques qui intéressent la société toute entière reposent en effet sur le développement de systèmes contenant une large part d'informatique sous sa forme la plus pointue, rendu possible seulement par les résultats les plus récents de la recherche en informatique et par un nombre suffisant de développeurs de grande qualité.
Nous pensons que le but de l'enseignement du numérique dans les écoles, les collèges et les lycées n'est pas de transformer tous les jeunes en informaticiens mais de leur donner conscience de l'enjeu formidable que constitue le numérique et des transformations qu'il induit dans la société, comparables à ce que furent, en leur temps, la machine à vapeur et le chemin de fer, la conquête de l'air, l'enregistrement et la restitution des sons, le téléphone et la TSF. Si certains garçons et filles trouveront là une vocation (c'est souvent à l'adolescence, entre la quatrième et la première, que les vocations se forment), tous ont besoin de savoir que l'informatique existe et n'avance pas toute seule, qu'il y a des raisons et des gens qui la font avancer, ainsi que beaucoup de travail déjà effectué, et sans doute encore plus à venir. Les programmes du CSP nous paraissent bien adaptés pour atteindre ce but à une condition, évidemment primordiale, voire sine qua non : il faut qu'ils soient enseignés par des enseignants ayant eux-mêmes une connaissance et une vision de l'informatique qui ne soit pas trop fragmentaire ou anecdotique.
La SIF et l'EPI s'indignent donc qu'une fois de plus le dispositif destiné à faire rentrer le numérique et l'informatique dans la panoplie des matières enseignées ne s'accompagne pas de la création de véritables professeurs d'informatique, agrégés ou capésiens, longuement formés et dont l'informatique serait la matière principale, c'est-à-dire celle sur laquelle ils seront évalués, jugés, et éventuellement promus. De tels enseignants, professeurs et maîtres de conférence, existent dans l'enseignement supérieur. Certains, qui ont commencé il y a longtemps, quand l'informatique balbutiait encore, déjà à la retraite, peuvent témoigner qu'enseigner l'informatique, qui ne cesse de se développer, pendant quarante ans suffit largement à occuper une vie d'homme ou de femme. C'est une erreur de croire que parce qu'ils enseigneraient à plus bas niveau, à des élèves plus jeunes, des choses forcément plus simples, les enseignants chargés de l'informatique au collège et au lycée pourraient être formés en peu de temps : le plus souvent il ne feraient que régurgiter des connaissances insuffisamment assimilées et il leur manquerait la vision globale (de plus en plus difficile à acquérir tant l'informatique étend son champ et son domaine) permettant de donner du sens aux fragments assez disparates qui seront présentés aux élèves. Et il leur serait bien difficile de communiquer aux élèves un enthousiasme pour la discipline informatique que, faute de la maîtriser convenablement, ils n'éprouvent pas eux-mêmes.
Certes, pour commencer dès cette rentrée scolaire, il faut faire avec ce que l'on a, et sans doute faudra-t-il du temps avant que tous nos élèves soient mis en présence de véritables professeurs d'informatique, mais nous vous conjurons, Madame la Ministre, de déclencher le mouvement vers la création de corps de professeurs d'informatique formés comme le sont ceux des autres disciplines enseignées, mathématiques, physique, ou biologie : si on ne commence pas maintenant on renvoie l'enseignement nécessaire aux calendes grecques car (comme l'expérience ISN nous l'a appris) le vivier des professeurs d'autres disciplines, assez altruistes pour se charger de l'enseignement d'une discipline qu'ils connaissent mal en plus de leur discipline principale, est déjà en train de se tarir.
L'ampleur même des enseignements proposés par le CSP interdit de penser qu'ils pourront entièrement reposer sur le bénévolat des enseignants d'autres disciplines.
Vous avez fait un pas important, Madame la Ministre, faites l'autre, tout aussi nécessaire : ce ne sont pas les informaticiens qui vous en seront reconnaissants, c'est toute la France.
Maurice Nivat
Professeur Honoraire à l'université Paris 7 Denis Diderot,
membre d'honneur de la Société informatique de France,
membre d'honneur de l'association Enseignement Public et Informatique.
Paru dans 1024 n° 7 de novembre 2015.
http://www.societe-informatique-de-france.fr/bulletin/1024-numero-7/
http://www.societe-informatique-de-france.fr/wp-content/uploads/2015/12/1024-no7-Nivat.pdf
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