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Tribune libre

Réflexions sur la propagande numérique

Maurice Nivat
 

   Le mot numérique est un cas typique de ce que Éric Hazan [1] appelle « l'évitement des mots du litige » consistant, en changeant de vocabulaire, à faire disparaître des sujets qui fâchent, des sujets trop polémiques, des sujets dont on ne sait pas bien comment se dépêtrer.

   Nous n'avons cessé depuis que je m'occupe d'informatique de perdre du terrain, immédiatement occupé par les Américains. On débattait en 1967 ou 1968 de quelle compagnie était la meilleure de Bull et d'IBM, on montait en 1983 un GIP pour fabriquer des « stations de travail » avec un programme qui ressemblait beaucoup à des programmes lancés en même temps aux USA, notamment par SUN, mais il n'est rien sorti de notre GIP et les « workstations » SUN devenues françaises par la grâce d'un accord avec Matra inondaient le marché français. Dans le même temps Bull était obligé de passer à UNIX, ses propres OS (operating systems) ne fonctionnant pas. On ne faisait rien dans le domaine des VLSI (circuits intégrés de grande dimension), on voyait encore moins venir la révolution des logiciels propriétaires opérée par Microsoft et son système Windows, etc. La litanie des occasions manquées, des erreurs d'appréciation, de la sous-estimation constante des investissements à faire, aussi bien dans le matériel que dans les circuits, les écrans et le logiciel est longue, et tristement fastidieuse.

   Voulant reprendre la main dans le secteur informatique qui à l'évidence est une des grandes sources actuelles de richesses et d'emplois, notre gouvernement s'est rendu compte que l'état de notre informatique est aujourd'hui peu brillant et il sait que c'est bien difficile de mobiliser des troupes pour courir derrière un train parti plus tôt et fonçant à toute allure. D'où l'idée de génie : la France ne sera pas la première en informatique mais en numérique. Mais le mot ne veut rien dire, il recouvre peut-être ce qu'on baptisait informatique jusque-là mais on suggère qu'il contient beaucoup d'autres choses : de l'économique, du social, du psychologique, même des humanités. On suggère pour faire bon poids que le numérique est bon pour les filles.

   Tout s'éclaire: dans ce domaine nouveau qu'est le numérique nous pouvons être bons, à vrai dire nous sommes déjà bons, car il est jeune, il est dynamique, il est à la mode surtout si l'on y met un peu de « french touch » (merci Hermès, merci Vuitton). On peut oublier tous nos déboires, errements et insuccès informatiques. L'avantage majeur est que, comme il s'agit d'un domaine tout neuf, il n'est pas nécessaire de savoir grand-chose pour y entrer, point n'est besoin d'années d'études et donc point n'est besoin d'enseignants nouveaux ni de se farcir la tête avec des traités et des manuels, ce que peu de gens aiment faire, si bien que le numérique est aussi égalitaire, aussi démocratique, aussi bon pour les banlieues. C'est décidé : que Vogue la galère numérique !

   Dans ce tour de passe-passe, hélas, ce n'est pas seulement l'informatique qui perd c'est toute la science : quelques brillantes idées de start-up, que l'on dorlote et chouchoute tant qu'on peut, quelques licornes de plus, et c'est toute la France, nous dit-on, qui sortira de son marasme, qui oubliera le cauchemar du chômage et de la désindustrialisation, de sa dette et de son déficit pour retrouver sa place, au premier rang dans le monde.

Maurice Nivat
Professeur d'informatique honoraire à l'université Paris Diderot

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

NOTE

[1] LQR, la propagande au quotidien, d'Éric Hazan, Raisons d'agir éditeurs, Paris 2006.

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Décembre 2015

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