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Lien social et utilisation d'outils socio-numériques
pour des projets interculturels

Thierry Gobert
 

Résumé
Les TIC sont créés pour le plus grand nombre à l'échelle planétaire. Elles relèvent donc d'une universalité conçue a priori. Pourtant, leurs interfaces instaurent des apprentissages d'où ne sont pas exempts des processus d'acculturation, d'enculturation et d'adaptation. L'observation participante d'étudiants en IUT placés en situation d'échanges multiculturels met en exergue la dialectique qui se noue entre attirance et défiance pour la technologie.

Mots-clés : lien social, liens sociaux, présence instituée, présence instituante, passage, interface, interculturel.

 
Introduction

   Les technologies de l'information et de la communication sont conçues depuis les années quatre-vingt pour être distribuées à l'échelle planétaire. Elles s'adaptent peu à peu à un pluralisme culturel et sont soutenues par des politiques d'encouragement à « l'alphabétisation numérique » (De Bernard, 2003, p. 55). Les constructeurs, de leur côté, ont simplifié les interfaces, permis de personnaliser l'environnement de travail et développé des outils de réseautage social en ligne capables de transmettre du lien. Soutenue par un fort désir d'utilisation, « la technique occidentale est devenue universelle » (Ellul, 1954, p. 178). En ne s'intéressant pas (ouvertement) aux contenus mais seulement aux contenants, la théorie mécaniste de la communication triomphe : les machines sont implicitement porteuses d'une vocation transculturelle puisqu'elles ne sont pas censées se préoccuper de culture. Il est a priori possible d'être « ami », au sens fonctionnel donné par Facebook, avec des personnes situées dans des lieux et des contextes éloignés.

   Pourtant, l'utilisation des outils numériques relève de modes de consommation qui nécessitent des apprentissages, l'intégration de pratiques sociales et l'acceptation de processus mercatiques particuliers. Pour certains (Da Sylveira & all, 2005), ce sont des impératifs qui engendrent un modèle de néocolonialisme technologique, un colonial present (Derek, cité par D'Alessandro-Scarpari, 2005) stigmatisé par des formes de pensée et une omniprésence numérique spécifiques de l'ingénierie occidentale. En parallèle à l'acculturation inspirée par les promesses de la technologie, s'esquisse un phénomène d'enculturation où le sujet est « plutôt instrument qu'acteur » (Herskovits, 1950, p. 172). En outre, au risque de « fractures » (Wolton cité par Jauréguiberrry & Proulx, 2003, Brotcorne et al., 2010), la pression sociale impose d'employer les technologies numériques, ce qui favorise des usages digitaux, c'est-à-dire des usages sociaux (et donc digitaux) médiés par des canaux numériques. Cela dit, même dans un tel contexte où le support de l'information est commun, les comportements ne sont pas unifiés. La réception des technologies suscite des réactions et des façons d'interagir hétérogènes.

   C'est pourquoi, il est intéressant de questionner la construction du lien social dans la multiculturalité avec les TIC , et cela en apprentissage où l'incidence de ce lien est particulièrement flagrante. Qu'en est-il de ces échanges médiatés qui favorisent des formes de présences distribuées (Turkle, 1995), instituées et instituantes (Gobert, 2009) ? Cet article de synthèse, basé sur deux publications antérieures, aborde dans un premier temps les liens entre l'évolution des technologies et celle des pratiques. Dans un deuxième temps, ces éléments sont rapprochés d'observations participantes réalisées auprès de groupes d'étudiants de premier cycle placés en situation d'échanges multiculturels dans le cadre de leurs projets tuteurés. Elles mettent notamment en lumière les conduites mises spontanément en oeuvre par les apprenants en L1 et L2 qui ont pour travail de développer des contacts en Afrique et dans les pays de l'Est. Ces conduites signent la persistance d'un imaginaire de l'universalité de la technique et des technologies.

I. Contextes et définition

Prolégomènes

   L'histoire est souvent comprise comme une succession d'inventions et découvreurs et d'initiatives marquantes d'hommes et de groupes d'influence. Parmi eux, les Saints Simoniens, au XIXe siècle, sous l'égide de personnalités comme Ferdinand de Lesseps et Auguste Conte, ont propagé l'idée que le développement des moyens de transport favoriserait la concorde à l'intérieur et entre les peuples. Le canal de Suez, nombre de voies de chemin de fer, de ponts et de télégraphes en sont quelques réalisations tangibles. Leur caractère commun est notamment le rattachement à un réseau de moyens de communication ; une communication qui serait d'ailleurs un « cas particulier des transports » (Escarpit, 1987, p. 9). Considéré comme « l'infrastructure invisible de toute notre vie moderne » (Musso, 2013) [1], le réseau, lui, désigne simultanément le cercle relationnel d'une personne, un groupe de contacts en ligne ayant accepté d'être « amis » dans un espace dédié, et le maillage des transmissions qui acheminent les informations numériques dont le Web n'est qu'une application. L'espéranto technique saint-simonien estimait que la diffusion technologique favorisait une élévation universelle du niveau de vie, des rapprochements micro et macro entre les peuples et les personnes. Au moment où l'homme est réputé placé au centre du dispositif (Norman, Draper, 1986), il est d'intéressant de s'intéresser à l'éventuelle persistance de cette représentation.

De l'interface comme passage, une vision de l'universalité

   Depuis le XIXe, de profondes évolutions ont lieu, bien que le génie civil véhicule toujours les flux de données. Aux canaux navigables et aux voies de chemin de fer saint simoniens se sont ajoutés des câbles et de la fibre optique. Ces « tuyaux » empruntent fréquemment les mêmes sillons que les voies ferrées et les autoroutes. Au niveau de l'infrastructure, tous les réseaux en respectent la doctrine. Ils doivent être utiles, fiables, durables et destinés à un emploi simple, pratique et sécurisant afin de servir de passerelles, de supports de l'altérité. Mais alors que les constructions sont conçues comme des passages qui permettent de véhiculer des biens et des personnes, les interfaces ne supportent que la circulation de fluides immatériels. En tant qu'éléments facilitateurs de communication, tous peuvent être perçus comme des vecteurs de mise en relation destinés au plus grand nombre dans leurs zones de capacité. Il en a résulté une certaine perception de l'universalité de la technique (Breton, 1968, p. 146). Quoique limitée à l'aire de préhension sociale du sujet, celle-ci nourrît l'illusion que tout un chacun est accessible, même celui ou celle que l'on ne connaît pas encore.

   Les concepteurs se sont emparés de cette question de manière implicite dès les années cinquante. À l'époque, la décolonisation était en marche mais les esprits n'étaient pas encore prêts à accepter que le modèle occidental, notamment celui de sa technologie, ne soit pas universel. Du côté scientifique, le structuralisme, populaire dans la communauté des chercheurs, avait émis l'hypothèse d'un « homme programmé » (Eibl Eibesfeldt, 1986) par le gène, le mythe, les liens de parenté et des phénomènes d'ordre « logique » (Lévi-Strauss, 1962, p. 126). Le programme informatique répondait, avec ses limites, à ces approches humanistes. L'implantation de fonctionnalités communicantes fut théorisée en prévision d'un futur où elles deviendraient réalisables. Malheureusement, ces fonctionnalités étaient celles qui nécessitaient les soubassements techniques les plus complexes. L'aspect calcul, hérité de la Pascaline, était le plus aisé à mettre en oeuvre : il bénéficia donc de la priorité et l'industrie de l'informatique s'orienta vers les outils de gestion. Même si Turing avait déjà placé l'utilisateur dans ses préoccupations (Turing, 1950), le travail sur des « machines à communiquer » (Schaeffer, 1970) informatiques favorisant un dialogue avec l'utilisateur prit davantage de temps. N'a-t-il pas fallu attendre vingt ans pour que la souris, inventée en 1963 par l'équipe de Douglas Engelbart, soit commercialisée et encore quarante autres années supplémentaires pour que les écrans tactiles soient enfin abordables ?

   Les dimensions culturelle et sociale n'ont été sollicitées que plus tardivement, lorsque la mercatique s'intéressa à l'anthropologie et au marketing tribal (Maffesoli, 2000 ; Cova, 2001). Elles puisent dans l'anthropologie des communautés de mémoire des approches à appliquer aux groupes restreints dans les sociétés techniques. Ainsi, des populations entières semblent être encore en marge des besoins auxquels répond un ordinateur connecté. Sauf erreur, cet aspect n'a pas été étudié, sinon en termes d'accès au réseau, c'est-à-dire de cycle (futur) de consommation. Aussi, l'utilité de notre questionnement pourrait être de savoir comment adapter les outils numériques à la de manière à mieux les diffuser (mais pas forcément davantage) et inversement, comment cette multiculturalité pourrait enrichir les interfaces et les services innovants dans les espaces de diffusion déjà existants.

Lien social, liens sociaux

   L'intérêt pour l'ordinateur non connecté et le seul multimédia s'est épuisé vers 2002. La pénétration massive d'Internet dans les foyers et sur les mobiles, les dispositifs socio-numériques comme Facebook a relancé l'intérêt pour des objets numériques dont il semblait qu'ils étaient voués aux applications professionnelles et au jeu vidéo. Avec la massification des dispositifs socio-numériques, l'utilisateur est désormais placé au centre des préoccupations, à ceci près que les impératifs de diffusion mondialisée imposent des compromis. « L'agir local en pensant global » perçu par les écocitoyens « comme un principe de responsabilité » (Jonas, 1979) concerne également les TIC. Mais les concepteurs ont pris le problème dans l'autre sens. Ils produisent global tout en imposant un agir local. Les utilisateurs s'adaptent aux produits. Les utilisateurs finaux sont encouragés à « personnaliser leur environnement », c'est-à-dire à modifier les décors et la langue des appareils pour casser leur uniformisation d'origine. Par exemple, les systèmes d'exploitation et les logiciels sont proposés avec des livrées identiques dans l'ensemble des pays. Comme il n'est pas envisageable d'intervenir sur la phase de conception en amont, il reste possible d'observer les conduites en aval.

   Nous proposons de distinguer « lien social » au singulier de « liens sociaux » au pluriel. Au même titre que le mot « culture » a deux acceptions principales, qui ne sont d'ailleurs pas séparables l'une de l'autre, selon que l'on évoque « la » culture en général ou les formes de culture collectivement pensées et vécues dans l'histoire : « on parle alors “des” cultures. (...) La culture est ainsi quelque chose dont l'existence est inhérente à la condition humaine collective, elle en est un “attribut distinctif”, “une caractéristique universelle” » (Bonte, Izard, 1991, p. 190). Lien social et liens sociaux peuvent être compris dans ce même cadre dissociant le singulier du pluriel, le concept de sa pragmatique. Le lien social est un générique qui décrit l'ensemble des relations entre les individus. Il peut être décliné en liens sociaux dont la nature et les manifestations sont associées à un vécu concret ici et maintenant.

   Ce faisant, nous nous appuyons sur une définition de la culture comprise comme « tout ensemble ethnographique qui, du point de vue de l'enquête, présente, par rapport à d'autres, un écart significatif » (Lévi-Strauss, 1958, p. 325) ». Un multiculturalisme digital associé aux valeurs, croyances, pratiques et usages liés au numérique se manifeste ainsi aux niveaux inter et intra. Ce multiculturalisme intra n'est pas confondu avec un interculturalisme car le premier participe d'une différenciation entre cultures tandis que le second les relie.

   Le lien social implique une altérité. Il est par nature interculturel et traverse les cultures en formant des réseaux interpersonnels et intercommunautaires complexes. Serge Paugam le définit comme « l'expression aujourd'hui employée pour désigner à la fois le désir de vivre ensemble, la volonté de relier les individus dispersés, l'ambition d'une cohésion plus profonde de la société dans son ensemble » (Paugam, 2009, p. 36). Nombre de travaux évoquent la nécessité de « renouer le lien social » (Meda, 2011) avec « un dispositif culturel gratuit efficace » (Bernard, 2011). Cette situation a historiquement conduit à éveiller des questionnements interculturels avec, par exemple, la création des cabinets de curiosité et l'émergence de l'ethnologie. Aussi, il est d'autant plus intéressant de s'interroger sur l'actualité de ces questionnements récurrents en sciences humaines et sociales et dans le contexte contemporain de massification des dispositifs socio-numériques. L'utilisation des outils innovants de médiation comme Facebook fabrique-t-elle du lien social ou des liens sociaux comme le suggèrent les thèses saint-simoniennes ?

Présences distribuées, présences instituées, présences instituantes

   L'une des réponses se trouve peut-être dans la relation entre la succession des paradigmes scientifiques et les modifications qu'ils ont suscitées dans les interfaces. En effet, un mouvement de fond est parti d'une technique réservée à une élite d'ingénieurs avant de s'orienter vers une appropriation technologique par le plus grand nombre (Ellul, 1954, p. 178). Le raisonnement mécaniste des années cinquante (Shannon & Weaver, 1949 ; Wiener, 1954) s'était enrichi d'ancrages issus de la systémique qui avait elle-même nourri les approches connexionnistes, de l'imaginaire et de la complexité. Les modifications d'interfaces qui leur furent associées affectèrent systématiquement la nature des médiations techniques entre les utilisateurs. Sciences de l'ingénieur, sciences de la vie et sciences humaines correspondaient par une sorte de « porosité » interdisciplinaire. Elles inventèrent ensemble une fabrique multidisciplinaire d'outils de communication (Gobert, 2003, p. 46). Dans ce cadre, il est possible de dire que le contenant des échanges est conçu et les courants de pensée scientifiques et techniques impactent directement les pratiques et les usages.

   En effet, les modalités identitaires, statutaires et culturelles des ingénieurs et des techniciens forgèrent une « présence instituée » qui est encore aujourd'hui celle de l'expertise. Cette expertise appartient presque toujours à une institution et à des corps de métiers, d'où le qualificatif d'« institué ». Puis, la diffusion des systèmes d'exploitation multitâches à interfaces graphiques simplifia considérablement le mode d'emploi des ordinateurs. Il fut alors possible de discerner quatre catégories d'utilisations : la programmation, le développement à l'aide de logiciels, la consommation de contenus ou d'espaces d'expression et la bureautique. De nouveaux comportements apparurent, dont principalement celui d'une « attention distribuée » que Sherry Turkle décrit comme une répartition de l'attention simultanée sur plusieurs objets de communication (Turkle, 1995). Enfin, avec la possibilité de réaliser soi-même des sites Internet et des blogs, de participer à des forums et à des groupes de discussion, voire d'interagir sur un site social, une « présence instituante » a émergé, qui n'exclut pas les deux précédentes. En utilisant les réseaux sociaux, en créant des contenus, le sujet réalisateur se réalise lui-même. Il devient par défaut le référent de sa propre institutionnalité sur la toile pour tenter de créer et de maîtriser l'image qu'il souhaite donner de lui-même en se construisant une identité, un « être » numérique. Cette approche est donc de nature identitaire. Elle doit être distinguée de la notion d'être numérique classiquement « ramenée à l'homo faber, la performance, (...) qui renvoie à la machine, à l'image d'un être numérique optimisé » (Buffard, 2013, p. 57). L'idée de performance n'est pas absente de la gestion de l'image personnelle en ligne. Toutefois, elle n'est pas centrale, sinon lorsque l'e-réputation devient de vecteur de prospection de client ou de recherche d'emploi.

   Les trois formes de présence peuvent être reliées aux logiques de communication homme-machine qui leur sont associées. Au raisonnement mécaniste correspond une logique d'interface, réputée relativement « neutre » par ses concepteurs, qui impose la présence instituée d'experts ou de connaisseurs de la technique. Le raisonnement systémique favorise la logique de l'interactivité où les formes de présences sont instituées et distribuées dans les pratiques et usages de médiation instrumentées par la technologie. Les raisonnements connexionnistes, la complexité et l'imaginaire sous-tendent des logiques de l'interaction qui permettent des présences instituées, distribuées et instituantes. À la logique de l'interface et de celle de l'interactivité s'agrège en effet celle de l'interaction lorsque le dispositif numérique est utilisé comme un moyen de communication synchrone entre deux locuteurs (comme un téléphone) ou deux scripteurs (SMS, chat, etc.).

Résistances aux dispositifs de médiations techniques

   Les TIC et les outils socio-numériques proposent une potentialité de dialogue interculturel mais n'assurent pas l'existence d'un tel dialogue. À la source de cette potentialité, il y aurait l'héritage de la stabilité de la théorie de la communication qui s'est techniquement traduite par l'abandon du primat du sens du message au profit de son contenant, ce que l'utilisateur ne perçoit pas, puisqu'il est focalisé sur le sens et la lisibilité du contenu. Cette caractéristique peut permettre de postuler de l'existence de fonctionnalités interculturelles à partir de la neutralité supposée des interfaces qui ne seraient guère plus que des supports de communication. Invisibles ou plus réellement discrètes car se fondant dans l'univers qui les porte, elles pourraient être assimilées à un passage numérique et prétendre à de l'universalité. Cela ne fonctionne pas ou peu car les stratégies de communication des sociétés informatiques sont dans l'immédiat davantage orientées vers la reconnaissance de leurs produits.

   Aujourd'hui, en France, des personnes, parfois jeunes, ne souhaitent plus employer les réseaux innovants et tentent de limiter leurs usages (Gobert, 2012). L'une des solutions, pour conserver un peu de maîtrise des objets numériques du fait de la méconnaissance des dispositifs techniques, est dans la renonciation à la compréhension du fonctionnement de ces dispositifs au profit de l'exploitation des situations qu'ils créent. Les motifs sont multiples. Un logiciel trop spécialisé peut ne pas séduire, mais bien souvent, il s'agirait de l'expression d'un refus de la condition humaine postindustrielle moderne (Arendt, 1958), dont la notion de réseau informatique est devenue un emblème. Le sujet se tourne vers l'autre, mu par une dynamique de curiosité, pour survivre à cette nouvelle crise provoquée par l'adaptation quasi obligatoire aux technosciences.

   La technoscience ne cesse en effet de se présenter comme un déferlement sur lequel les individus n'ont aucune prise, sinon par le choix d'une marque de matériel plutôt que d'une autre avant d'effectuer des critiques sur Internet. Il s'agit donc d'une adaptation forcée, d'une enculturation, et cela malgré l'attirance que suscitent les technologies et la promesse qu'elles font d'un avenir meilleur qui lui-même favorise des processus d'acculturation (Gobert, 2008). Cette attirance et cette promesse sont intrinsèquement liées au « rapport magique que nous entretenons avec les objets » car « la technoscience nous rend beaucoup plus animiste que scientifique » (Klein, 2011). Elle est ainsi en capacité de dépasser le cadre des sociétés dont les représentations collectives sont davantage de natures scientifiques qu'acausales. D'une part, elle est alimentée par la croyance qu'avec la technique, presque tout est ou sera possible ; d'autre part, elle est source de dépendance : qui saurait décrire la médiation qui permet la transmission d'un message électronique ?

   Cette dépendance n'était pas mise en avant dans les années 2000. Les réseaux numériques étaient considérés comme les vecteurs de la nouvelle « société de l'information ». Ils étaient synonymes de liberté et perçus comme une évolution politique liée à l'émergence de pratiques collaboratives et à l'amélioration de la qualité des échanges avec l'administration (Jospin, 1998, Raffarin, 2003). Dix ans plus tard, alors que la première fracture numérique de l'accès aux technologies a presque disparu, commencent à sourdre des questionnements sur les soubassements de l'Internet à propos des bases de données établies par les fournisseurs. Déjà, en 2005, un blogueur africain révélait que les Pentium offerts par l'ambassade de France au titre de la coopération contenaient un mouchard qui renseignait le donateur sur les activités des utilisateurs (Kalonji Bilolo, 2005). L'auteur évoquait un « néocolonialisme technologique », expression déjà employée avant la levée du rideau de fer par deux Russes décrivant les « recherches cosmiques et le néocolonialisme technologique des USA » (Avdulov A.-N. & Karasev A.-B., 1987).

   Ce faisant il synthétise au Sud une représentation bien ancrée au Nord et travaillée dès 1954 par Jacques Ellul. Il ne s'agit pas seulement d'opinions dispersées. Une subculture du rejet existe et ne se décline pas uniquement en modalités d'adhésion ou de rejet. Elle se révèle plus finement dans des choix individuels reproduits par un grand nombre de sujets qui manifestent une défiance vis-à-vis de « l'éthique » des prestataires en ligne (Gleiss, 2012). La participation singulière de chacun enrichit (ou non) une communauté in absentia nourrie par le refus de l'indiscrétion des réseaux et des constructeurs. Sur un forum, l'un d'eux, a par exemple identifié l'application Customer Experience Improvement Program. Installée dans Windows Seven, elle est méconnue par l'immense majorité des utilisateurs qui transmet à son insu une partie de son activité numérique à Microsoft. Il est possible de la désactiver, à condition de s'y être intéressé suffisamment pour savoir qu'elle existe [2].

II. Observations

Méthodologie et population cible

   Les éléments qui viennent d'être évoqués ont pour la plupart fait l'objet de publications séparées. L'objectif de cet article est de les intégrer comme un tout logique dans le champ des pratiques et usages de médiations techniques en contexte multiculturel. Quel est l'impact des TIC sur les stratégies de recherches relationnelles chez les apprenants du supérieur dans le cadre d'une coopération multiculturelle ? Actualisent-ils leurs pratiques et usages au regard de l'universalité des passages techniques, de formes de présences (distribuées, instituées, instituantes), de résistances à la technologie voire à un certain néocolonialisme ? Le lien social est-il perçu comme étant modifié quand les outils socio-numériques permettent le passage de l'interactivité à l'interaction ?

   Le choix de la méthode de travail est simultanément lié à une volonté de rassembler ces éléments distincts qui sont régulièrement apparus ensemble dans des travaux précédents et à une opportunité dans notre pratique quotidienne d'enseignement des TIC en Institut Universitaire de Technologie (IUT). Cette opportunité est le bénéfice d'une situation privilégiée où les étudiants, par ailleurs massivement utilisateurs de technologies communicantes, sont conviés à réaliser un projet tuteuré. Un projet tuteuré est une action conduite en groupe restreint en partenariat avec une structure d'accueil extérieure. Comme aucune rémunération n'est envisagée, les apprenants saisissent l'opportunité de réaliser des actions qui les séduisent. Chaque année, quelques groupes de trois à cinq personnes décident ainsi d'animer un « projet interculturel », généralement une action humanitaire prétexte à un voyage futur.

   En 2012, à l'IUT de Provence, cinq groupes de 3 à 4 personnes de première et deuxième années pour un total de 17 étudiants sont candidats pour se prêter à une observation participante. Le chercheur est un accompagnant et un référent pédagogique. Il bénéficie d'une relation privilégiée qui favorise l'observation in situ et la conduite éventuelle d'entretiens. La population source est connue car l'ensemble de la promotion d'où sont extraits les groupes de projet tuteuré a répondu à une enquête par questionnaires en ligne administrée en présentiel en début de semestre. Un codage partiel des sujets (prénom, sexe, âge, année) est donné à titre indicatif et fait référence aux contenus relevés pendant les observations. Les résultats de l'enquête ne sont pas exploités dans cet article, mais ils confirment la pertinence des facteurs soumis à l'observation. En outre, le chercheur est « ami » sur Facebook avec la majorité des membres de groupes concernés, 3 seulement n'ayant pas souhaité officiellement qu'un enseignant de l'établissement puisse accéder à des publications jugées « non montrables » (ex : Th., H, 21, GA2) dans leurs pages. Ce chiffre est plutôt satisfaisant, car d'une part il est supérieur à celui qui concerne la promotion (19 amis sur 58 apprenants en DUT 2 par exemple) et dans la mesure où les trois étudiants concernés ont volontairement désactivé le masquage des pages pour les « amis de leurs amis ».

   Les étudiants encouragent d'ailleurs les référents pédagogiques à être présents sur les réseaux sociaux. Lorsqu'ils sont inscrits sur Facebook, ils actualisent des comportements que nous avions observés dans d'autres cadres comme celui des familles dispersées : plutôt que d'écrire avec le courrier électronique classique, voire le webmail, ils utilisent la messagerie personnelle (MP) du site social, car « c'est plus sympa » (Se., H, 22, GA2) et cela permet de « voir les professeurs autrement ». En 2013, une tendance nouvelle semble se confirmer avec l'adoption massive de LinkedIn utilisé « pour les profs et le travail », ce qui évite d'être « ami » avec eux sur Facebook. Toutefois, dans le cadre du suivi des projets tuteurés, la majorité des étudiants a aisément accepté la présence du référent pédagogique dans leur gisement d'amis « à condition de ne pas regarder » (Ay., F., 20, GA2) les contenus de leurs statuts.

   À l'échelle de la promotion, concernant l'utilisation de Facebook en pédagogie, les positions sont tranchées et ne correspondent pas nécessairement à la réalité observée. Le petit nombre d'acceptations des enseignants comme « ami » traduit une volonté de dissocier le site social des référents institutionnels. Elle varie en outre au gré des personnalités. Faire pénétrer le site social dans la sphère pédagogique n'est pas toujours souhaité de manière à ne pas « mélanger le temps personnel avec le temps de travail ». Mais au niveau des projets tuteurés, l'utilisation des fonctionnalités de Facebook dans le cadre de l'apprentissage est envisagée comme la « seule possibilité de trouver des contacts là-bas » (Ju., H, 20, GA2).

   Aussi, deux types d'observations sont conduits simultanément : par le chercheur en tant que référent pédagogique dans la classe, et sur le réseau social où une page a été créée pour chaque projet. Il ne s'agit donc pas d'une analyse de corpus numérique qui nécessiterait un travail de contextualisation lexicale avec des logiciels tels qu'Alceste ou Iramuteq, mais d'une participation sous forme de présences physique à l'IUT et numérique sur Facebook.

   Cinq projets sont observés car leurs auteurs ont volontairement opté pour une dimension interculturelle ; un dans les pays de l'Est et quatre en Afrique. Un groupe a rapidement abandonné car il a éclaté et un autre n'a pas abouti suite à une erreur de ciblage (les Nuer).

Les TIC ne sont pas des passages universels : les « amis Nuer »

   Un groupe de quatre étudiants avait choisi, en feuilletant au centre de ressources un ouvrage sur les Nuer (Evans-Pritchard, 1937), de réaliser un projet humanitaire avec ce peuple soudanais. Ces jeunes apprenants ne le connaissaient pas et ont mis en oeuvre leurs habitus de recherche d'informations. En d'autres termes, ils ont effectué une exploration avec Google en saisissant le nom du peuple comme mot-clé, puis ont découvert le gisement de sites proposés parmi lesquels il y a Wikipédia avant de « demander de l'aide » sur Facebook pour aller au contact « d'amis Nuers ».

   Leur surprise fut grande de constater que les Nuer ne sont pas présents sur Facebook, qu'ils n'y sont pas représentés (sinon aux États-Unis), mais qu'ils sont présentés par d'autres sur trois pages et dont une seule fonctionne... Facebook et Internet, en 2011, semblent a priori ignorés ou négligés par au moins un peuple de 1,3 million d'habitants. La recherche a en effet dévoilé l'existence d'un groupe de personnes qui « aiment » la monographie d'Evans Pritchards et seulement deux autres pages. La première, « Nuer Akon, A`Ali An Nil » est vide ; elle affiche la mention « Les pages communautaires ne sont pas affiliées ou avalisées par les personnes associées à ce sujet ». La seconde est celle de Rhuach Naath « Nuer (Nei Ti Naath) », un étudiant Soudanais de Nasir qui compte 1 341 « amis » pour la plupart en formation initiale à l'université.

   Le livre fut un succès mondial d'édition en 1937. Il était donc possible d'envisager une sorte de suite éditoriale innovante sur Internet, une médiation technique succédant à une autre. En outre, les coups d'État et la guerre civile au Soudan auraient pu raviver l'intérêt et nourrir des débats en ligne. Des sites tels que www.sudantribune.com s'en font l'écho mais sauf erreur, on ne trouve pas trace d'échanges de nature communautaire médiés par des outils socio-numériques comme Facebook. Il est vrai que les Nuer ne sont peut-être pas plus proches de l'objet livre qu'ils ne le sont de l'objet informatique.

   Pour les quatre membres du projet tuteuré, passé le temps de la déception, les Nuer ne semblent pas en retard mais à côté de la diffusion des technologies. Ils ont clairement ressenti et exprimé que les modes de vie, les préoccupations et les perspectives de ces personnes leur paraissaient situées en dehors du champ des possibilités numériques. La convivialité des interfaces ne suffit donc pas à donner aux TIC l'assurance d'impulser de l'interculturel dans les clivages profondément multiculturels. Elles n'assurent pas non plus obligatoirement de lien social. Les TIC sont limitées et ne concernent pas l'intégralité de planète.

   Pour les apprenants du groupe de projet (et d'ailleurs pour leurs collègues), le fait qu'à ce jour, il n'existe pas d'outil interactif de médiation interculturelle pouvant prétendre à l'exhaustivité fut une découverte. L'ordinateur et les outils socio-numériques ne semblent donc pas être des « passages » universels, mais des objets postmodernes inadaptés à certaines franges de l'humanité. Internet ne peut prétendre à l'universalité que dans la croyance quasi magique de l'universalité des réseaux nourrie par l'utopie, le non-lieu d'Internet (Proulx et al., 2005). Les étudiants concernés ont donc renoncé à pousser plus avant un éventuel projet à destination des Nuer et se sont tournés vers une autre action.

Présence distribuée, présence instituée

   Les trois groupes restants ont travaillé sur des actions humanitaires plus aisées à mettre en oeuvre car situées dans le périmètre classique de ce type d'activité. Leurs projets consistaient à récupérer et fabriquer des objets, à les commercialiser pour générer des fonds avant de les faire parvenir sur place sous l'égide d'une association caritative.

   Pour commencer, il fallait donc d'abord se mettre d'accord sur une orientation générale, qui n'a pas concerné les actions à mener mais une destination. Contrairement au projet Nuer dont l'origine résidait dans la découverte d'un livre, il était nécessaire de choisir une accroche pour démarrer. Les trois groupes ont agi de manière identique. Ils ont débuté par une recherche sur Internet pour « voir où sont allés ceux d'avant » (Le., H, 19, GA1), « trouver des idées » (Ya., H, 19, GA1) et dresser une liste les associations humanitaires locales. Des zones d'intervention de ces associations dépendaient les destinations possibles, aussi, le débat sur ces dernières a-t-il rapidement pris fin. Pendant le déroulement cette étape, nous avons observé que l'ensemble des sujets était poly-actif. Alors qu'ils s'interpellaient verbalement, ils s'envoyaient simultanément des SMS, chattaient sur Facebook et naviguaient sur Internet. Il s'agissait certes de distribuer l'attention sur plusieurs médias au sens de Turkle, mais également de distribuer leur présence sur différentes thématiques : menus potins par SMS et chat, recherche « pour l'IUT » en pleine page sur les écrans d'ordinateurs.

   L'identification du partenaire extérieur appelé à soutenir le projet a été effectuée exclusivement via internet. Des associations, qui auraient pu être intéressantes mais absentes sur le réseau, ont été ignorées car situées en dehors des moyens ou des méthodes de prospection. Toutefois, comme des messages du type « connaissez-vous une association qui voudrait soutenir notre projet tuteuré ? » avaient été diffusés sur Facebook, des « amis » en ligne ont initié un bouche-à-oreille classique. Finalement, trois groupes ont été contactés directement par téléphone, le dernier privilégiant Internet avant son éclatement. Après un temps de latence, un large éventail de choix s'est constitué sur le site social. Alors que les projets étaient terminés depuis plusieurs mois, des personnes morales et physiques postulaient encore ! Toutefois, au moment de se prononcer, les étudiants ont préféré la modalité de contact physique aux sollicitations reçues exclusivement en ligne. Parmi ces dernières, certaines furent si insistantes qu'elles ont été ressenties comme frisant l'impolitesse. La préférence fut, au final, donnée à la prise de contact analogique.

   Ce faisant, les apprenants ont cherché des stratégies pour « gérer » la présence de leur projet en ligne. Ils ont d'abord dû se mettre d'accord entre eux et faire des choix pour encadrer leur e-reputation. Alors que certains voyaient Facebook exclusivement comme un divertissement, ils ont découvert que « c'est sérieux » (Na., F, 18, GA1). Ils ont ainsi dû administrer leur présence en ligne, parfois sur des aspects inattendus comme les heures où ils pouvaient se déclarer visibles ou non sur le réseau (c'est une case à cocher) dans le but de limiter le nombre de sollicitations suspectes. Six jeunes ont également créé une « page montrable » destinée à masquer leur « page perso », notamment celles qui mettent en exergue des photos de soirées arrosées alors que leur projet concernait un pays à dominante musulmane. La prise de conscience de la nécessité d'accorder une attention soutenue à la gestion de leur image n'a pas été immédiate. Des commentaires et des refus venus de l'extérieur ont été nécessaires. En opposition avec leurs pratiques et usages des sites de réseautage, ils ont découvert que l'institutionnalisation de leur présence sur un média de diffusion était une charge de travail chronophage. L'une des apprenantes expliquera d'ailleurs que « finalement, Facebook, il est ce qu'on en fait » (Ma., 19, F, GA1). Un objet de divertissement peut ainsi se métamorphoser en un outil de travail selon l'intention qui est derrière son utilisation.

Présence instituante et résistances aux technologies

   Comme les projets étaient tournés vers l'étranger (3 en Afrique et 1 en Bosnie), les apprenants avaient anticipé un choc culturel in situ mais pas dans leur ville de résidence française. Ils furent pris au dépourvu au moment de pousser les portes de sièges sociaux associatifs dont les membres étaient surtout des fonctionnaires en retraite français. L'expérience de la différence a donc pris la forme d'écarts générationnels et culturels aux niveaux des rythmes circadiens de l'activité et des visions de la gestion des structures. Avec ensemble, les étudiants ont expliqué que les commanditaires « pourraient faire beaucoup mieux », c'est-à-dire « plus » si « au moins on les écoutait » Plusieurs semaines furent nécessaires pour qu'ils s'écartent de la logique d'entreprise enseignée à l'IUT et acceptent notamment de ne pas privilégier la performance. Les temps de l'écoute, de l'analyse de la demande et de la construction de la confiance sont des temps d'autant plus longs que les distances culturelles sont importantes et qu'un enjeu matériel existe.

   Bien que cela n'ait pas été souhaité par les donneurs d'ordre, les étudiants ont discrètement commencé à chercher des contacts en ligne sur les lieux de destination des fonds. Après quelques débats, il a été d'abord été choisi de ne pas se dissimuler car « de toute manière, on s'adresse à des jeunes » (Se., H, 22, GA2) et « il faut montrer qu'on est sympas » (Ay., F., 20, GA2). Une page a donc été créée pour chaque action, mais ce sont au départ les espaces personnels existants qui ont servi pour correspondre avec « des gens de là-bas » (Ma., 19, F, GA1). Le gisement de contacts potentiels obtenu fut si vaste qu'il a été perçu comme imprudent de poursuivre sans expérience. Les hésitations unanimes des donneurs d'ordre extérieurs à utiliser directement les outils socio-numériques s'expliquaient. Des « demandes d'ami » émanant de Côte d'Ivoire se sont en effet multipliées pour l'un des projets, obligeant les uns et les autres à se protéger. Cette multiculturalité n'était pas celle qu'ils avaient espérée.

   Aussi, des résistances apparurent du côté des étudiants, non pas vis-à-vis de la technique mais face aux usages de celle-ci. La satisfaction d'avoir recueilli un contact, surtout dans les premiers temps, a trop souvent été suivie d'une déception. Il semble en effet que les outils socio-numériques proposent une potentialité de mise en dialogue mais n'assurent pas la qualité de ce dialogue. Du côté des contacts au Sud et à l'Est, les questions sur le néocolonialisme technologique et les résistances à la technologie ont surtout provoqué l'envoi de smileys souriants. Quelques réponses peu fouillées évoquaient surtout les difficultés d'accès aux technologies qui rappellent la première fracture numérique (Wolton, 2003, p. 33).

   Concernant l'action à l'Est, l'une des étudiantes était bilingue et avait déjà des contacts sur place. Facebook n'a pas été employé pour effectuer une quête de contacts, mais pour gérer avec simplicité des relations déjà existantes.

Lien social, liens sociaux

   Les apprenants évoluèrent progressivement vers la recherche d'autres moyens de mise en relation que la prospection numérique. Comme lors de l'étape précédente de sélection d'un partenaire associatif, certains contacts potentiels étaient exclus du fait de l'emploi de Facebook sur lesquels ils n'étaient pas présents. Plutôt que de renoncer, une solution a été trouvée : demander de l'aide aux quelques étudiants Africains de la promotion. Ces Africains, qui ne faisaient pas partie des projets, vinrent les soutenir en s'insérant de manière officieuse dans les groupes pour contacter de futurs « amis » en ligne et tenter de dépister les profils douteux. Eux-mêmes bénéficiaient par ailleurs de relations au pays et apportaient une expertise multiculturelle. L'initiative leur semblait heureuse, mais ils ne percevaient pas Facebook comme une solution suffisante pour créer du lien même si le chat et les photos sont très appréciés.

   Dès lors, l'activité se poursuivit avec une logique commerciale classique telle qu'abordée en cours : désignation du périmètre de la cible, identification des prospects, prise de contact, etc. La quête des « amis » avait commencé par un objectif chiffré (!) encadré par le périmètre géographique de la région destinataire. Dans ce contexte, l'opportunisme était un puissant levier de motivation. D'une part, il était nécessaire de réussir le projet entrepris pour obtenir une bonne évaluation chiffrée et d'autre part, les étudiants souhaitaient apporter leur spécificité aux partenaires. Cette spécificité a clairement été exprimée comme étant l'utilisation des réseaux sociaux par l'ensemble des groupes. Elle a été mise en avant comme étant leur apport principal car « même si les gens des associations connaissent Facebook, ils n'ont pas notre expérience » (Se., H, 22, GA2).

   Ce faisant, en postulant de leur supériorité à gérer du lien social avec des TIC, ils omettaient les aspects prospectifs et multiculturels de la démarche. Certes ils bénéficient d'une certaine pratique, mais avec des « amis » pour la plupart déjà rencontrés physiquement dans leur milieu ou comme avatar dans un univers de jeu. Ceci explique peut-être pourquoi les procédures de ritualisation de prise de contact furent, du moins au début, si peu respectées. Par exemple, les étudiants de l'IUT évoquaient le projet dès le premier échange et le justifiaient : « ce n'est pas la peine de perdre du temps : ils veulent ou ils ne veulent pas ! » (Se., H, 22, GA2). Sur le plan quantitatif, cela a fonctionné. Le nombre de contacts a suppléé aux maladresses éventuelles car « les objectifs étant compatibles de part et d'autre, on ne peut que s'entendre » (Ay., F., 20, GA2). Il a pourtant été nécessaire de dépasser l'étape de l'urgence des débuts, celle de l'attente des premiers résultats, pour que la curiosité et l'altérité prennent le pas sur les logiques de projet. En d'autres termes, l'objectif n'était pas nécessairement d'établir une relation mais plutôt de communiquer sur une potentialité relationnelle instrumentalisée dans le cadre de la réalisation des projets.

   Les sujets expriment pourtant le sentiment d'avoir franchi des frontières. Le lien social y apparaît comme une proposition et semble être une progression réalisée à partir de liens sociaux, spécifiques à chaque interaction. Cette progression débuterait par l'emploi de moyens d'exploration et de contact asynchrones, puis d'outils synchrones – ne serait que parce qu'il faut être « ami » pour pouvoir chatter –, avant d'utiliser des médiums plus personnels comme le courriel avant des vidéoconférences sur Skype. Cela dit, il semble que la relation s'épuise où tout au moins se distende si une perspective de rencontre physique n'est pas exprimée. Trois groupes sont partis faire le voyage sur place : deux au Sud, un en Bosnie.

Conclusion

   Au cours de cet article, nous avons souhaité rapprocher trois éléments : une situation pédagogique, une instrumentation de cette situation par des dispositifs socio-numériques et une dimension multiculturelle. D'abord ont été évoquées des précisions sur les formes de présences (instituées, distribuées et instituantes), puis les formes de liens médiés par des dispositifs numériques (liens sociaux, lien social) et enfin les résistances rencontrées. Dans un deuxième temps, a été esquissée une observation des pratiques et usages de médiation chez des jeunes placés en situation d'accompagnement de projets tuteurés en IUT à l'interculturel faisant appel à des dispositifs de réseautage social.

   Les résultats signent le primat de la quête du lien social sur les difficultés techniques et interculturelles. Les formes de présence, la gestion de l'e-reputation et la manière de se saisir de plusieurs technologies simultanément, ne semblent pas discriminatoires. Dans ce contexte, l'attention portée à l'image de soi en ligne, qui correspond à la présence instituée de la personne et à sa capacité instituante, acquiert une importance significative. Il est possible que cette importance fasse écho aux doctrines saint-simoniennes, toujours d'actualité, à l'insu des apprenants observés à l'IUT. Par exemple, l'a priori d'universalité de la technologie est toujours à l'oeuvre, alors que les « Amis Nuer » qui « doivent bien être sur Internet » ne sont pas présents, ni représentés mais seulement présentés sur la toile. La réception sociale des TIC est supérieure à leurs capacités réelles de préhension du monde.

   Le lien social est devenu le véritable enjeu des TIC depuis la mise en oeuvre des dispositifs socio-numériques. Cela concerne également le niveau interculturel où il est appelé à se décliner en liens sociaux quand les contacts existent réellement. Ces derniers sont compris comme des relations effectivement médiées par des canaux innovants. Ils ne sont pas « médiatées » si les échanges ne sont pas médiatisés. Ce faisant, les utilisateurs, en recherchant l'interaction avec l'autre plutôt que l'interactivité avec le dispositif, doivent envisager de franchir le pas de la rencontre réelle. Nous avons en effet observé pendant l'étude que sans projet, les relations vécues exclusivement en ligne se distendent. Le support technique est un canal de communication conçu comme un ensemble de fonctionnalités détaillées à l'échelle des outils de liens sociaux qui ne suffisent pas à entretenir durablement le lien social.

Thierry Gobert
Université de Perpignan (UPVD)
Laboratoire Voyages Échanges Confrontations Transformation (VECT)
Th.gobert@gmail.com
http://www.medialogiques.com

Thierry Gobert est maître de conférences à l'université de Perpignan (UPVD), au laboratoire Voyages Échanges Confrontations Transformations (VECT). Il questionne les pratiques et usages de médiations techniques en SIC et sciences de l'éducation.

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

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NOTES

[1] Pierre Musso, « l'imaginaire des réseaux ». Au coeur de nos sociétés gouvernées par la technologie.
http://www.culturemobile.net/visions/pierre-musso-imaginaire-reseaux

[2] http://www.passion-net.fr/comment-desactiver-les-mouchards-de-votre-windows-7/

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Mars 2014

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