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Tribune libre

La culture, ça sert à quoi ?
ou
Les clefs du futur

Pierre Jarillon
 

   Pour l'UNESCO : « Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd'hui être considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l'être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. » Cette définition date de 1982. Il y a donc une trentaine d'années et en trente ans le monde a beaucoup changé car les sciences et les techniques font évoluer notre civilisation de plus en plus rapidement.

   L'année 1982 est l'année où est apparu le CD audio. Les premiers PC datent de 1981. Si nous comparons cette année à notre époque, que trouvons-nous ? Ingénierie génétique, informatique, internet, smartphones, GPS, logiciels libres, Wikipédia, OpenStreetMap... Alors, relisez la définition de l'Unesco et cherchez ce qui manque. Vous l'avez compris, cette définition fait une impasse complète sur les sciences et les techniques car elles n'étaient pas dans la culture des rédacteurs. Cependant les sciences et les techniques font intrinsèquement partie de notre culture car elles font intégralement partie de notre vie. Les objets extraordinaires que nous utilisons quotidiennement en témoignent.

   Réfléchissons un peu... Ceux qui ont formalisé cette définition de la culture n'étaient sûrement pas des jeunots, mais plutôt des gens cultivés ayant fait leurs études avant ou juste après la deuxième guerre mondiale. Ils n'étaient pas intellectuellement préparés à la société de l'information, fruit des sciences et des techniques.

   Par abus de langage, on utilise souvent le mot « culture » pour désigner presque exclusivement l'offre commerciale de pratiques et de services culturels dans les sociétés modernes, et en particulier dans le domaine des arts et des lettres. Pourquoi en est-on arrivé là ? Parmi les raisons du côté médiatique figure le fait que les journalistes ont dans leur grande majorité fait des études littéraires ou artistiques et, sauf exception, c'est leur univers. Ils utilisent des produits hautement techniques mais ignorent tout de leur genèse et de leur fonctionnement. On peut proposer une définition plus globale de la culture : c'est ce qui permet de comprendre le monde où nous vivons, de savoir d'où il vient et de nous préparer au futur. Cela implique d'avoir une culture scientifique et technique. La connaissance de la physique permet de comprendre pourquoi le moteur d'automobile chauffe, pourquoi il perd de la puissance en montagne, pourquoi on a mis des amortisseurs en plus des ressorts, etc.

   On peut multiplier les exemples. Ainsi très peu de personnes sont-elles sensibilisées à l'existence des chaînes de dépendances des objets technologiques quotidiens, eux mêmes dépendant de sciences et de technologies qui leurs sont propres. Par exemple pour fabriquer un smartphone, il faut de façon très simplifiée : du silicium très pur, en faire des monocristaux, en faire des wafers, les « graver » avec des outils défiant l'imagination, les découper, les raccorder, les encapsuler, réaliser des circuits imprimés, les câbler avec des robots et bien sûr, auparavant, concevoir les circuits intégrés. Il faut aussi des cristaux liquides et en faire des écrans, différentes sortes de matières plastiques, des métaux, des boîtiers, des microphones, des haut-parleurs, des batteries, etc. C'est seulement à la fin que l'on va programmer le smartphone. Chacun des éléments cités fait appel à d'autres techniques qui font appel à d'autres domaines de la science et ce raisonnement est récursif. On voit donc que l'on a de longues chaînes de dépendances. Il suffit que l'un des maillons qui conduit au produit final manque et la production cesse.

   Autre exemple, vécu : en 1970, la force de dissuasion française était conçue autour d'ordinateurs de la CII, copies (avec quelques erreurs) des ordinateurs du missile Minuteman que les USA mettaient alors au rebut. La CII n'a réussi à en vendre aucun autre car ces ordinateurs étaient très en retard (technologie, performance et prix) par rapport aux concurrents. Quelques années plus tard, pour remédier à ce retard, on a lancé le plan composant. Ces derniers étaient trop chers car on utilisait des galettes de silicium de 60 mm quand les USA utilisaient des tranches de 80 mm. On leur achetait inlassablement les outillages de la génération qu'ils abandonnaient ! On a acheté aussi la technologie du processeur 6800 quand Motorola sortait le 68000 reléguant le 6800 aux antiquités.

   On a alors lancé un plan silicium... Il aurait mieux valu commencer par là et réutiliser les micro-mécaniciens de LIP qui étaient les meilleurs du monde pour réaliser les outillages de micro-manipulation des galettes de silicium. Mais nos décideurs ignoraient tout cela.

   La complexité des produits industriels actuels rend les processus de fabrication très fragiles, un maillon sans grande importance boursière peut avoir une importance stratégique dans notre société.

   Nos décideurs politiques sont en grande majorité des juristes ou des économistes sans culture scientifique. Ils ne possèdent pas le savoir qui leur permettrait de faire de la prospective. Leur incompétence scientifique et technique les font s'attaquer aux effets alors que se soucier des causes coûterait infiniment moins cher. Ils vont soutenir financièrement des industries du passé pour maintenir temporairement des emplois alors que les mêmes sommes auraient pu donner un coup d'accélérateur bénéfique à des centaines de PME innovantes. Hélas, leur culture ne leur permet pas d'avoir cette clairvoyance : le pays se désindustrialise et son déficit ne cesse de croître.

   Notre siècle et notre civilisation sont basés sur les sciences et les technologies et c'est un handicap que de ne pas les comprendre. C'est le cas d'encore trop de monde. Cela vaut pour une partie du monde éducatif et des sphères dirigeantes. D'où la nécessité de mettre en place pour tous les élèves un enseignement d'informatique, composante de la culture générale au 21e siècle.

Pierre Jarillon
Fondateur des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre

Cette contribution est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification) <http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/>.

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Septembre 2013

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