L'informatique, à la fois outil pédagogique et discipline scolaire

Jean-Pierre Archambault
 

La pédagogie est au coeur du métier de l'éducation. Comme tous les métiers, elle intègre les TIC dans ses outils. Il y a là une excellente raison pour favoriser l'équipement des établissements scolaires. Mais ce n'est pas la seule ! Les responsables de collectivités doivent également savoir que l'informatique est une discipline scolaire, dont l'enseignement spécifique va bientôt entrer en vigueur.

L'ordinateur, un outil efficace pour enseigner

   TBI, ENT, ordinateurs tout simplement... les politiques d'équipement des collectivités locales se voient. Les élus en attendent naturellement des usages à la hauteur des efforts consentis. Les potentialités pédagogiques de l'ordinateur sont bien connues. Les apports sont réels dans des utilisations raisonnables et ciblées pour faire autrement ou mieux. Il arrive cependant que des élus s'interrogent – les utilisations n'étant pas celles que l'on est en droit d'attendre – sur le bien-fondé de leurs politiques de dotation des écoles et des établissements scolaires. Une bonne utilisation des matériels informatiques requiert de satisfaire un certain nombre de conditions parmi lesquelles la formation des enseignants, la présence de personnels qualifiés et dédiés à la gestion des parcs de machines, l'intégration de l'informatique dans les programmes, l'accompagnement des enseignants...

   Par ailleurs, l'utilisation de l'ordinateur s'inscrit dans la tradition française de liberté pédagogique, c'est-à-dire de libre choix pour l'enseignant de ses méthodes et de ses instruments. Elle repose donc sur le volontariat, qu'il faut encourager en développant un environnement facilitateur.

   Les difficultés rencontrées ne doivent pas remettre en cause les démarches entreprises (on ne voit pas pourquoi l'éducation serait le seul domaine sans informatique). Surtout qu'il existe d'autres impérieuses raisons de doter les établissements d'ordinateurs qui, elles, relèvent de l'obligation. Elles découlent du fait que l'informatique est partout dans la vie de tous les jours, au domicile de chacun (avec l'ordinateur personnel et l'accès à internet) et dans les entreprises. Les enjeux et les défis sont immenses pour la société. Et donc pour le système éducatif et ses trois missions fondamentales : former l'homme, le travailleur et le citoyen.

Le monde devient numérique

   « Pourquoi et comment le monde devient numérique » : c'est ainsi que Gérard Berry a intitulé sa première leçon inaugurale au Collège de France [1]. L'informatique représente 30 % de la R&D au plan mondial. Plus de la moitié des salariés de Thalès sont des informaticiens. Google va bientôt devenir plus important qu'Airbus Industrie. Dans l'entreprise, des systèmes de contrôle informatisés font fonctionner les processus industriels. Les métiers de l'informatique et ceux des télécommunications occupent une place de premier plan dans les services. On ne compte plus les objets matériels qui sont remplis de puces électroniques. Un téléphone portable est un ordinateur complet. Un avion comporte plus d'une cinquantaine d'ordinateurs. C'est l'informatique, pour ne prendre que cet exemple, qui a récemment fait faire de très spectaculaires progrès à l'imagerie médicale...

   Dans la société numérique, exercer pleinement sa citoyenneté signifie pouvoir intervenir dans des problématiques comme les « droits d'auteur et droits voisins dans la société de l'information » ou droits et libertés. Les débats qui ont accompagné la transposition de la directive européenne DADVSI ou la loi Hadopi ont montré qu'il s'agit de domaines compliqués (interopérabilité, DRM, code source, adresse IP...), inaccessibles si l'on ne s'est pas approprié le noyau de connaissances stables et transmissibles qui sous-tendent la société numérique, si l'on ne s'en est pas fabriqué une représentation mentale opérationnelle. Le citoyen éclairé participe aux débats de société sur le nucléaire ou les OGM. Pour cela, il dispose d'un appareillage conceptuel que les enseignements des sciences de la vie et de la terre et des sciences physiques lui ont donné. Il doit en aller de même pour les questions de l'immatériel et l'informatique.

   L'informatique modifie progressivement – et de manière irréversible – notre manière de poser et de résoudre les questions dans quasiment toutes les sciences, qui ne peuvent se concevoir aujourd'hui sans ordinateurs et réseaux. Ainsi, la biologie modélise-t-elle ses objets en insistant sur leur caractère algorithmique. Les nouveaux déploiements de la démarche scientifique accordent une place importante au choix du langage utilisé pour décrire les objets. Le séquençage du génome, par exemple, repose sur une abstraction nouvelle de ce qu'est un brin d'ADN ou d'ARN : une suite finie à valeur dans un ensemble à quatre éléments – les informaticiens disent « un mot dans un alphabet de quatre lettres ». Cette question de la représentation informationnelle des objets est une question récurrente en informatique. Ce qui vaut pour les sciences vaut pour les autres disciplines : juristes, architectes, écrivains, musiciens, stylistes, photographes, médecins – pour ne citer qu'eux – sont tout aussi concernés...

30 % mais 18 %

   Si donc l'informatique représente 30 % de la R&D au plan mondial, la part n'est que de 18 % en Europe.

   Concernant l'enseignement de l'informatique, le rapport « Stratégie nationale de recherche et d'innovation », SNRI [2], fait le constat que, d'une façon générale, « le système éducatif ne lui a pas donné une place suffisante en regard des enjeux futurs, industriels et d'innovation pour l'ensemble de l'économie nationale, et de la participation à la vie sociale et politique de la part des citoyens. Absente aux niveaux primaire et secondaire, elle est inexistante ou trop limitée dans les classes préparatoires aux grandes écoles. La majorité des ingénieurs et chercheurs non informaticiens n'acquiert, pendant son cursus, qu'un bagage limité au regard de ce que l'on observe dans les autres disciplines. Pourtant, ils utiliseront ou pourront avoir à décider de l'utilisation d'outils informatiques sophistiqués. Il est à craindre qu'ils ne le feront pas avec un rendement optimal ou que, en position de responsabilité, ils sous-estimeront l'importance du secteur ».

   Le Syntec informatique pointe le manque d'attractivité des métiers de l'informatique chez les jeunes. Plus généralement, il y a une crise des vocations scientifiques dans les pays développés. En 2007, dans leur rapport, Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet soulignaient que, dans l'économie de l'immatériel, « l'incapacité à maîtriser les TIC constituera (...) une nouvelle forme d'illettrisme, aussi dommageable que le fait de ne pas savoir lire et écrire ». Et de mettre en évidence les obstacles qui freinent l'adaptation de notre pays à l'économie de l'immatériel, notamment « notre manière de penser », invitant à changer un certain nombre de « nos réflexes collectifs fondés sur une économie essentiellement industrielle ».

Un enjeu de culture générale

   Il y a un enjeu et un défi de culture générale informatique pour « l'honnête homme du XXIe siècle », et donc de culture générale scolaire. La question est posée des modalités appropriées pour la donner. Elle n'est pas nouvelle. Depuis une trentaine d'années, pour l'essentiel, deux approches se succèdent, coexistent, suscitent de vifs et intéressants débats. Pour l'une, les apprentissages doivent se faire à travers les usages de l'outil informatique dans les différentes disciplines existantes. Pour l'autre, l'informatique étant partout, elle doit être quelque part en particulier, à un moment donné, sous la forme d'une discipline scolaire en tant que telle.

Le B2i

   Dans les années quatre-vingts, il y avait, dans les lycées d'enseignement général, une option informatique en voie de généralisation. En 1992, alors qu'elle concernait 50 % des lycées, elle fut supprimée, façon ô combien singulière d'entrer dans la société de l'information. Rétablie en 1995, elle fut à nouveau supprimée en 1998. Un bien curieux acharnement ! En 2001, le B2i voit le jour. Il se veut évaluation de compétences. Il est assez difficile d'avoir des chiffres sur le nombre d'élèves réellement concernés. De plus, les pourcentages que l'on peut trouver ici et là sont très variables, d'une manière globale et selon les académies. De l'avis général, les résultats observés sont plus que modestes. Le B2i a été rendu obligatoire pour la session 2008 du brevet. Il y aurait beaucoup à dire sur la tournure prise par les évènements. On assiste à des attributions massives et systématiques afin que les élèves ne soient pas recalés à l'examen. Le B2i se révèle être une machine administrative donnant lieu à des « courses à la croix » sans réalité ni finalités pédagogiques.

   Tout cela était prévisible. Donner une culture informatique par la seule utilisation d'un outil ne fonctionne pas. Il n'est déjà pas évident d'organiser des apprentissages progressifs sur la durée lorsque les compétences recherchées sont formulées de manière très générale (du type « maîtriser les fonctions de base » ou « effectuer une recherche simple »), éventuellement répétitives à l'identique d'un cycle à l'autre, et que les contenus scientifiques, savoirs et savoir-faire précis permettant de les acquérir ne sont pas explicités. Mais quand, en plus, cela doit se faire dans des contributions multiples et partielles des disciplines, à partir de leurs points de vue, sans le fil conducteur de la cohérence didactique des outils et notions informatiques, et par des enseignants insuffisamment formés, on imagine aisément le caractère ardu de la tâche au plan de l'organisation concrète. Pour se faire une idée de ces difficultés, il suffit d'imaginer l'apprentissage du passé composé et du subjonctif qui serait confié à d'autres disciplines que le français, au gré de leurs besoins propres (de leur « bon vouloir »), pour la raison que l'enseignement s'y fait en français.

   Le rapport Fourgous pointe explicitement les limites du B2i, analysant ce qu'il est et ce qu'il n'est pas [3]. « Il est un début de réponse mais repose, entre autres, sur ce que l'élève apprend en dehors de la classe. L'utilisation des TIC, dans le domaine des loisirs, peut-elle réellement conduire à des apprentissages implicites, exploitables en classe ? Le B2i est réparti de manière non exhaustive entre les différentes matières. Il ne fait l'objet d'aucun apprentissage à proprement parler ». La question est donc posée de savoir si « l'on peut noter un élève sur une "matière" non enseignée explicitement ». Et puis, « il ne donne pas la possibilité d'acquérir une culture informatique permettant de comprendre les techniques sous-tendant le fonctionnement des divers outils numériques ». En effet, « il ne prend pas en compte les connaissances techniques de base nécessaires (pour comprendre les outils numériques) ». Constatant également que « le B2i actuel ne peut qu'accentuer les inégalités entre les élèves, dues à leur origine sociale », le rapport Fourgous énonce, sans la moindre ambiguïté, que « la mise en place d'une matière informatique est une nécessité dans une société où tout fonctionne via le numérique ».

Les « natifs » du numérique

   Répétons-le, en matière de formation solide et durable, la simple utilisation « spontanée » d'outils ne suffit pas. Même avec les « natifs » du numérique. Dans le cadre de sa thèse de doctorat, Édric Fluckiger a réalisé une étude dans un collège de la région parisienne [4]. Lucas, élève de troisième, pense qu'il est nécessaire d'avoir plusieurs abonnements à internet pour accéder à toutes les pages, car les moteurs de recherche proposés sur les différents portails n'indiquent pas la même liste de sites : « Wanadoo, ils ont pas les mêmes pages. Si je cherche quelque chose, j'aurai pas les mêmes choses dans Wanadoo et dans quelque part d'autre (...) Ça change tout, c'est pour ça qu'on en a pris trois différents ». Cet exemple d'utilisation approximative – qui n'est pas unique loin s'en faut – traduit manifestement une représentation mentale erronée de l'environnement numérique dans lequel le collégien évolue. Des pratiques spontanées et sans recul ne suffisent pas à devenir un utilisateur averti. Une bonne appropriation des notions scientifiques fondamentales est indispensable, car elle conditionne une utilisation rationnelle de l'outil conceptuel qu'est l'ordinateur, et la résolution des problèmes rencontrés au fil du temps présent et à venir dans la société et l'économie numériques. En définitive, il faut relativiser fortement les compétences acquises dans ces conditions, qui restent limitées à celles qui sont nécessaires dans les usages quotidiens. Elles sont difficilement transférables dans un contexte scolaire. Les pratiques ne donnent lieu qu'à une très faible verbalisation. Les usages reposent sur des savoir-faire limités, peu « explicitables » et laissant peu de place à une conceptualisation. Il ne faut pas confondre « consommation » et « création » d'informatique, utilisation « intelligente » des outils.

Création d'un enseignement d'informatique en terminale S : un changement de paradigme

   Dans son discours devant le Conseil supérieur de l'Éducation, le jeudi 10 décembre 2009, s'exprimant sur la réforme du lycée, Luc Chatel a notamment déclaré : « à l'heure de la société de l'information et de la connaissance, la France a besoin plus que jamais de compétences scientifiques en informatique. Aujourd'hui, l'informatique représente 30 % de la recherche et développement dans le monde. Aujourd'hui, l'informatique est partout. Nous ne pouvons pas manquer ce rendez-vous majeur et c'est la raison pour laquelle nous proposons, en série S, une spécialisation Informatique et sciences du numérique » [5]. Cet enseignement entrera en vigueur en Terminale S à la rentrée 2012.

   Une discipline informatique d'enseignement général est (re)créée. C'est une première mesure bienvenue [6] sur la voie de la généralisation. En effet, il n'y a aucune raison de faire un sort particulier à l'informatique. La maîtrise de la langue maternelle ou des mathématiques sont des processus de longue durée (le temps de la pédagogie) au cours desquels les élèves apprennent des notions que l'humanité a mis très longtemps à élaborer. Les notions de lettre, de mot ou de nombre sont des abstractions difficiles pour un jeune enfant. Il en est tout autant pour les notions essentielles d'information, d'algorithme, de langage, de réseaux. L'informatique est une discipline scolaire, comme le français et les mathématiques.

   Des propositions de programme ont été faites, pour les élèves et pour les professeurs qui assureront cet enseignement [7]. Pour avoir une vue d'ensemble de ce dossier de l'enseignement de l'informatique, on peut consulter le site de l'EPI [8]. Bien entendu, la pédagogie de cette discipline impose de s'appuyer sur l'environnement des élèves, leurs pratiques du numérique, pour mieux les dépasser.

Des statuts divers

   Il y a donc des statuts divers et de bonnes raisons différentes d'équiper les établissements scolaires. Ils sont complémentaires et se renforcent mutuellement. L'informatique est un outil pédagogique. C'est un outil de travail personnel et collectif des élèves, des enseignants, de toute la communauté scolaire (le traitement de texte et la recherche sur internet pour la préparation des cours ou des exposés, les ENT). L'informatique fait évoluer « l'essence » des disciplines, leurs méthodes et leurs objets : les enseignements techniques et professionnels sont ainsi passés de la machine à écrire à l'ordinateur et de la planche à dessin aux logiciels de DAO ; les sciences expérimentales ont intégré la simulation et l'expérimentation assistée par ordinateur, et la géographie les SIG... L'informatique est donc une discipline scolaire à part entière.

Jean-Pierre Archambault
chargé de mission au CNDP-CRDP de Paris,
le 12 juin 2010

Paru dans la Lettre informatique et collectivites locales n° 556 du 21 juin 2010, pages 4-7.

NOTES

[1] http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/inn_tec2007/.

[2] Rapport du groupe « Numérique, calcul intensif et mathématiques ».
http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid28982/snri-les-rapports-des-groupes-de-travail.html

[3] Rapport Réussir l'école numérique, partie III, II-5-3.
http://www.reussirlecolenumerique.fr/pdf/Rapport_mission_fourgous.pdf.
On pourra consulter « Quelques notes de lecture sur le rapport Fourgous : Réussir l'école numérique »
http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d1003a.htm.

[4] Voir « Internet et ses pratiques juvéniles », Cédric Fluckiger, Médialog n° 69.
http://medialog.ac-creteil.fr/ARCHIVE69/juvenile69.pdf

[5] http://www.education.gouv.fr/cid49972/reforme-du-lycee-discours-devant-le-conseil-superieur-de-l-education.html

[6] Des éléments d'informatique scientifique figurent dans les enseignements d'exploration de seconde qui démarreront à la rentrée 2010 (« Sciences de l'ingénieur » et « Méthodes et pratiques scientifiques »). Voir également la spécialité SIN Système d'information et numérique du Bac STI2D

[7] http://www.epi.asso.fr/revue/editic/asti-itic-lycee-prog.htm
http://www.epi.asso.fr/revue/editic/asti-itic-prog-prof_1004.htm
http://www.ibisc.univ-evry.fr/ASTI/groupe-itic/profs2.pdf

[8] http://www.epi.asso.fr/blocnote/blocsom.htm#itic

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Association EPI
Décembre 2010

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