Le devenir des TICE : point de vue Serge Merle Premier constat : l'acte d'écriture se transforme Faut-il s'interroger sur le devenir des TICE dans l'Éducation nationale ? Eh bien sans aucune ambiguïté la réponse est oui. Partant du constat que je partage avec Julien Gautier [1] que « nous ne pouvons échapper à l'idée que l'écrit dans notre société est en train de disparaître tout au moins sous sa forme papier ». En effet, qui peut dire aujourd'hui qu'il écrit ? Et qu'écrit-il ? À quand remonte votre dernier courrier sur une feuille de papier ? À toutes ces questions il y a une réponse pour chacun qui converge vers une estimation très probablement assez longue du temps qui vous sépare aujourd'hui de celui de votre dernière production d'écrit. Et encore, nous sommes des adultes qui font partie du monde enseignant et, à ce titre, nous serions privilégiés par rapport à cet acte d'écrire. Mais au fond, notre privilège ne s'arrête-t-il pas simplement là où commence notre capacité à écrire. Capacité qui ne s'exerce probablement que très rarement. Tenez, par exemple, en ce qui me concerne, j'estime que je suis un privilégié en ce domaine. C'est vrai que je suis amené à écrire assez souvent mais mon écriture ne passe quasiment plus par le stade du stylo et de la feuille blanche. J'ai la chance d'avoir découvert, lorsque j'avais onze ans, une machine à écrire, et j'en remercie encore mes parents qui m'ont permis de développer mon apprentissage de cet outil en m'offrant une machine qui, à l'époque, était équipée d'un ruban de couleur noire et blanche. Signe de modernité : elle permettait d'effacer les caractères précédemment frappés et offrait la possibilité de se corriger. Avec cet outil, j'ai ainsi développé ma technique de l'écriture. Cela m'a servi à franchir ce stade de l'adolescence qui comme chacun sait, est un cap plus ou moins difficile suivant sa propre histoire familiale. Je fais partie de ces générations qui ont vu naître et apparaître l'informatique. Je ne suis pas de ceux que l'on nomme aujourd'hui les « digital natives », qui sont nés avec l'ensemble de ces outils technologiques dont nous disposons dans nos sociétés modernes. Histoire de l'École et rapport aux techniques Qu'ai-je voulu indiquer en rappelant cette simple anecdote de l'utilisation de la machine à écrire ? Tout simplement, et vous l'aurez remarqué, que cette utilisation et son apprentissage ne sont pas le fait de l'École. L'École m'a apporté beaucoup d'autres choses, souvent inutiles, a posteriori. Elle ne m'a jamais donné les moyens de m'approprier ces technologies comme il l'aurait certainement fallu. J'ai toujours eu, et ce jusqu'à et même après mon entrée dans cette « grande famille qu'est l'Éducation nationale » comme le rappelle le conseiller pédagogique dans le film Le maître d'école, le sentiment d'un retard quasi permanent en ce qui concerne l'approche de l'utilisation des différentes techniques dans l'enseignement. Je rappellerais, comme élément qui peut accréditer ce sentiment, que les techniques audiovisuelles n'ont jamais été investies et utilisées de manière systématique dans les classes de l'école élémentaire. Elles n'ont fait l'objet que d'une utilisation réduite avec, par exemple, l'emploi du projecteur de diapositives ou même auparavant l'utilisation de ressources radiophoniques ou bien encore la belle époque de la télévision scolaire. À ce sujet je vous conseille de voir ce film d'Étienne Brunswic réalisé en 1971, qui montre les premières tentatives d'utilisation de la télévision en milieu scolaire, document exceptionnel par sa capacité à nous montrer comment l'effort considérable fait par ces enseignants pionniers en la matière [2]. Certes, un effort a été fait quant à la production mise à disposition des enseignants de la part d'organismes tels que le CNDP dans les différentes matières enseignées. Déjà, à l'époque se posait le problème de la formation à l'utilisation de ces techniques et du décalage générationnel qui s'opérait dans la communauté enseignante. Décalage qui confrontait les « anciens » et les « modernes ». Ainsi, lorsque je suis entré dans l'Éducation nationale en 1982, j'ai tout de suite senti ce fameux décalage dont je parle plus haut. De plus, de formation scientifique, je sortais de l'université Pierre et Marie Curie à l'intérieur de laquelle j'ai eu la chance de côtoyer les plus grands mathématiciens de France et cette distorsion me sautait littéralement aux yeux. Très vite, j'ai compris qu'il fallait s'approprier les techniques nouvelles et j'entamais un cycle de trois années d'études par correspondance dans le but de préparer un BTS informatique par l'intermédiaire de l'excellent organisme de formation à distance l'ancien CNEC devenu depuis CNED. J'étais ainsi capable, de par ma formation en mathématique d'aborder la science informatique, la programmation et autres langages. Tout ceci correspondait à l'apparition du plan IPT [3], dont chacun sait aujourd'hui qu'il n'a pas été vraiment fait pour tous mais plutôt pour relancer une industrie électronique à travers la société Thomson. Les premiers ordinateurs personnels (PC) sont apparus à peu près à la même époque et ont investi les lieux de travail avant d'apparaître dans le grand public. Il faut y voir là cette tentative réussie d'investigation de l'espace social et individuel par la technique comme le souligne Bernard Stiegler [4]. Depuis cette époque, je n'ai eu de cesse de militer pour le développement des technologies de la communication dans l'enseignement. J'ai très vite adhéré à l'EPI qui a su, tout au long de ces années, donner les éléments nécessaires à nourrir mon militantisme. L'idée du partage est ici fondamentale et j'en profitais pour rédiger un compte rendu d'expérience de mise en place d'un serveur télématique dans une école de Versailles : l'Internet avant l'heure. J'étais obnubilé par l'idée de fédérer les différents partenaires de l'école ; parents, élèves et enseignants. Fédérer ne veut pas dire laisser faire. Les parents ont un rôle à jouer mais il s'agit d'être clair, ce rôle est limité et ne donne pas accès à ce qui constitue le professionnalisme des enseignants. Ce professionnalisme passe par la réflexion et la distanciation par rapport au métier. Aujourd'hui la réflexion m'a amené à m'interroger sur les TICE à l'École. Celles-ci sont le fruit d'une longue évolution qui depuis trente ans, comme le site de l'EPI en témoigne [5] ont permis l'apparition de leur usage au sein de la communauté éducative. Je crois, pour ma part, que si l'on n'y prend garde, cette évolution aura échappé au processus de massification alors qu'à contrario, le système éducatif s'est totalement massifié. Le résultat de cette massification est un bénéfice pour la société économique mais pour l'individu, pris en tant que tel, l'appréciation doit être mesurée. En effet, l'avenir des TICE n'est pas si reluisant qu'on pourrait l'imaginer. Si des efforts ont été faits par les différents ministres depuis 1984 en matière de TICE, il n'en reste pas moins que ces techniques n'ont pas agi dans le sens d'une amélioration de notre rapport à l'écriture et peut-être, du fait que le monde enseignant n'a pas pris en compte les véritables enjeux de ces technès, celles-ci agissent dans le sens de ce que Bernard Stiegler [6] qualifie de pharmacon au sens de poison et non de remède. Combien d'enseignants ai-je entendu dire : « à quoi ça sert d'utiliser un ordinateur quand on se rend compte qu'ils (les élèves) ne savent même plus écrire ? » Et d'ajouter, je cite : « ce n'est pas parce qu'on leur donnera à chacun un ordinateur qu'ils sauront mieux écrire. » Certes si on s'arrête à ce type de constat que chacun peut faire et sur lequel un consensus, malheureusement, semble se dégager, on s'aperçoit qu'il n'existe pas d'évolution possible et cela me fait penser, toutes proportions gardées, à l'attitude de certains instituteurs et institutrices quand est apparu le stylo bille. À l'époque, c'était un sacrilège d'écrire au stylo bille, l'écriture n'était pas belle, il fallait respecter les codes de l'institution qui demandait alors l'usage du porte-plume et la pratique d'une écriture formée de pleins et de déliés. On remarque qu'il s'agit là de codes. Ces mêmes codes opèrent aujourd'hui dans le monde enseignant en affirmant qu'un ordinateur n'apportera rien à l'élève sinon une gadgetisation de l'outil. C'est là, me semble-t-il, une erreur fondamentale et probablement une manière de refuser d'avouer sa propre incapacité à accepter les innovations en tant qu'elles nous renvoient à un changement de statut dans notre fonction pédagogique. Je m'explique : les élèves font partie, comme je l'indiquais précédemment, de ces générations « digital natives » et sont les mieux placés pour utiliser ces techniques. État des lieux dans l'École en 2010 Ceux qui, aujourd'hui, sont placés de manière à être capable de décider de l'utilisation ou non de ces techniques, ne sont pas prêts à accepter cette forme de décentration statutaire au sein de leur profession. Cela peut être le cas d'un professeur des écoles qui utilise l'informatique chez lui car il est à l'abri d'exprimer ses difficultés à maîtriser l'outil. Il peut même, et c'est souvent le cas, se faire aider par ses enfants qui s'y connaissent mieux. Le manque de connaissances en informatique, voire plutôt le nombre de compétences insuffisamment maîtrisées dans le domaine des TICE (qui ne se limite plus à une connaissance approfondie de l'informatique), se retrouve dans tous les secteurs et à tous les niveaux du système éducatif qui n'est pas, loin de là, la seule institution dans ce cas. Il est alors souvent difficile d'oser avouer son manque de compétences en la matière et tentant de le masquer. Sans vraiment faire illusion. Probablement avons-nous, dans le fait que ces techniques ont souvent fait l'objet de débat entre ceux qui voulaient faire des TICE une discipline à part entière, avec intégration de modules de programmation informatique, et ceux pour lesquels les TICE devaient intégrer à chaque matière d'enseignement, un élément de réponse des freins qui conduisent à ce constat présent. J'ai souvent fait partie de ceux qui pensaient que l'informatique devait être enseignée à part entière en tant que matière d'enseignement. Mon point de vue est aujourd'hui plus nuancé. Je crois, qu'il est important d'intégrer dans la formation des élèves des notions de programmation mais celles-ci ne doivent faire partie d'un ensemble composé de tout ce qui, d'une manière pratique, voire pragmatique, conduit à la formation d'élèves et d'enseignants capables d'un certain niveau de compétences leur permettant d'utiliser les TICE dans leur vie personnelle ou professionnelle. L'Éducation nationale n'est pas le seul acteur des TICE Du reste, là où l'ouverture d'esprit permet d'aller jusqu'à la définition de nouvelles orientations en matière de TICE, les efforts sont conséquents. Il n'y a qu'à regarder la différence entre la politique d'équipement dans les différents départements. Cette politique est le fruit d'une décision politique et, à y regarder de plus près, la fracture numérique est par trop visible. Comment expliquer que dans certains départements, les élèves de 6e ou de 4e se voient dotés d'un ordinateur portable alors que d'autres n'auront jamais cette possibilité. Il n'y a plus d'égalité en ce domaine devant les apprentissages. Ici, nous touchons du doigt une marque profonde de la difficulté qu'éprouve l'appareil administratif « Éducation nationale » à se définir comme service public. Surtout par rapport au domaine des TICE. Le simple fait que l'équipement soit à la charge des collectivités locales et que celles-ci en fassent une priorité ou non, crée des déséquilibres entre les élèves. Alors, pour compenser ce déséquilibre, les enseignants sont de plus en plus nombreux à demander que chaque élève s'équipe personnellement d'un ordinateur. Nombreux sont ceux qui, aujourd'hui, demandent à ce que les documents leurs soient remis sous forme dactylographiée. Ainsi il n'y a plus besoin de faire l'apprentissage du traitement de textes en classe. Il suffit de s'entraîner à la maison. Combien de B2i sont validés par les élèves simplement sur la bonne foi qu'ils présentent car l'enseignant ne peut bien souvent pas mesurer l'acquisition des différentes compétences en ce domaine ? La formation : l'affaire de tous Si nous voulons relever ce défi qui consiste à créer une véritable école numérique, il faudra se doter d'un véritable « plan Marshall de la formation ». Seuls des enseignants formés pourront donner l'impulsion nécessaire à l'utilisation des TICE. Cette formation pourrait passer par des étapes importantes durant les vacances scolaires comme cela a été fait au tout début du plan IPT. Car, au fond, dans un système totalement consumériste comme le nôtre actuellement, la possession d'un outil tel que l'ordinateur ne fait pas forcément de son propriétaire un individu maître de l'appareil. Combien d'élèves ai-je rencontré qui ne savaient pas créer une simple adresse électronique ! Combien ne maîtrisent pas vraiment les compétences de bases exigibles au niveau II du B2i ? Les études en ce domaine sont peu nombreuses, car elles révèleraient très certainement notre propre incapacité à relever les défis cités plus haut. De plus, il restera toujours dans beaucoup d'esprits que l'informatique est un pouvoir sur ceux qui en sont privés. Et tout se joue ici, dans la capacité que chacun pourra mettre en place pour aider ceux qui ne sont pas capables. Nous sommes alors dans l'ordre de la contribution. L'avenir des TICE dans notre système éducatif se joue là et peut-être est-il déjà joué ? Serge Merle, NOTES [1] http://skhole.fr/julien-gautier [2] http://www.canal-u.tv/producteurs/canal_tematice/dossier_programmes/archives_en_image/formation_des_enseignants [3] Informatique Pour Tous, plan qui prévoyait l'équipement de toutes les écoles avec des ordinateurs. [4] http://arsindustrialis.org/les-pages-de-bernard-stiegler [5] http://www.epi.asso.fr/ [6] Bernard Stiegler, directeur de l'Institut de Recherche et d'Innovation du Centre Georges Pompidou. ___________________ |
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