La messagerie instantanée, un outil pour le chercheur ?

Danièle Hourbette
 

Résumé
La messagerie instantanée a été jusqu'à ce jour peu utilisée pour des entretiens de recherche. Nous présentons quelques exemples de cette utilisation, en analysant les raisons qui ont motivé son utilisation pour mener des entretiens de recherche. Est ensuite décliné un questionnement dans deux directions, concernant les aspects méthodologiques. Le premier vise à identifier des points méthodologiques spécifiques concernant le recueil des données. Le second s'intéresse à l'impact de l'utilisation de la messagerie instantanée sur la forme finale du texte obtenu et son traitement par le chercheur. L'ensemble s'articule autour d'une expérience menée par l'auteur au cours de ses propres recherches.

Introduction

   Les outils de communication sont devenus incontournables dans tout dispositif intégrant des modalités d'apprentissage coopératif ou collaboratif, qu'il s'agisse de communication asynchrone ou dite synchrone, forums, messagerie, messagerie instantanée. Concernant ce dernier outil de communication, son essor est également lié à son utilisation dans la sphère privée et dans les échanges entre joueurs en réseau, dans le cadre de jeux tels que Second Life.

   Des recherches ont ainsi été développées, tant en informatique qu'en sciences de l'éducation, autour des activités de communautés d'apprentissage en ligne (Baron, Bruillard, Sidir, 2006 ; Ollagnier-Beldame, 2006 ; Villemonteix, 2007).

   Cet article s'intéresse à un des usages prometteurs des instruments de type messagerie instantanée : la collecte de données auprès d'usagers. Nous avons mené des entretiens de recherche en utilisant la messagerie instantanée MSN, les enregistrements de ces entretiens participant du corpus de données traitées ensuite. Notre objectif a été double : montrer l'intérêt de l'utilisation de cet outil pour mener des entretiens de recherche, et poser, à partir d'un exemple concret, les bases d'une réflexion sur l'utilisation de l'outil en situation de recherche.

   Dans un premier temps, nous présenterons des recherches dans lesquelles des entretiens ont ainsi utilisé la médiation du chat. Puis nous présenterons l'expérience menée au cours de nos recherches. Enfin, nous nous interrogerons sur les perspectives d'utilisation de l'outil et d'exploitation des traces, voire de conception d'outils plus spécifiques.

1. Présentation d'entretiens de recherche menés par une messagerie instantanée

   Nous retiendrons pour cerner l'objet de cet article la définition suivante : sera considéré comme entretien médié par une messagerie instantanée tout entretien qui sera effectué à distance, entre un chercheur qui initiera et mènera l'entretien, et un répondant qui acceptera et suivra le protocole proposé par ce chercheur, lequel entretien sera effectué en utilisant un logiciel de messagerie instantanée, qu'il soit ou non propriétaire, qu'il soit ou non couplé à un serveur. Nous nous limiterons au texte écrit, parfois accompagné de symboles. L'entretien est totalement saisi par l'intermédiaire des claviers de l'émetteur et du récepteur, et intégralement enregistré par l'ordinateur du chercheur, dont l'objectif est d'obtenir et enregistrer les traces de l'ensemble du dialogue qui s'est instauré, à la fois traces scripturales et autres codes, tels que les symboles et émoticônes, mais aussi enregistrement du déroulement chronologique de l'entretien.

   Nous présentons ci-dessous quelques recherches au cours desquelles cet outil a été utilisé, en nous focalisant sur les raisons qui ont motivé le recours à cette méthode.

   La première raison identifiée tient à la spécificité des populations ciblées.

   Il peut s'agir d'informaticiens, qui affirment se sentir plus à l'aise et se révèlent plus prolixes qu'en face-à-face, comme ceux qu'a interrogés pour sa thèse sur la masculinisation des études d'informatique Isabelle Schuh-Collet (2005), ou de joueurs à des jeux de rôle en ligne interviewés de cette manière par David Cicurel (2005).

   Il peut aussi s'agir de concepteurs de logiciels libres, programmeurs, qu'ils soient amateurs ou professionnels, ou développeurs de Peer to Peer, comme c'est le cas pour la population à laquelle se sont intéressés Dagiral et Dauphin (2005).

   La même logique est mise en oeuvre par Jérôme Pinsard (2006) avec des élèves fréquentant le site de l'Île aux Maths.

   Dans ces quatre cas, les contextes dans lequel évolue la population cible et objet de la recherche communiquent couramment, bien qu'avec des objectifs différents, en mode synchrone par messagerie instantanée : informaticiennes et informaticiens, joueurs en ligne, élèves suivant des cours en ligne.

   La seconde explication concerne des objets sur lesquels il peut être difficile de s'exprimer en face-à-face. Ainsi, Sylvie Bigot (2005), qui mène une recherche sur la prostitution de luxe, dite aussi « escorting », explique que le choix de la messagerie instantanée est lié à la thématique de ses entretiens, en relation avec le fait qu'elle est une femme.

   Compétences et familiarité de la population avec l'outil, possibilité d'éviter le face-à-face rendu trop difficile par des réticences liées à la personnalité de l'interviewé ou au thème de l'entretien, apparaissent ainsi comme pouvant motiver la médiation d'entretiens de recherche par messagerie instantanée. S'ajoute à cela la possibilité d'effectuer un entretien « à distance ». Telle fut en effet la raison pour laquelle, dans le contexte d'une recherche que nous allons présenter, nous avons décidé de mener l'expérience de cette méthode.

2. Réflexions autour d'une expérience

   Après avoir aussi brièvement que possible présenté le contexte de l'expérience et ses acteurs, nous focaliserons sur les aspects méthodologiques qui posent question et demandent à être clarifiés.

Le contexte : un choix méthodologique lié à la distance

   Au cours d'une recherche sur les usages des technologies de l'information et de la communication auprès d'étudiant/e/s de l'Institut d'Agronomie Paris-Grignon – depuis peu devenu AgroParisTechn –, une enquête par questionnaire a été complétée par des entretiens menés avec des individus identifiés selon des critères spécifiques.

   Or nous avons été amenée à constater que nombre d'entre eux/elles se trouvaient, pour des périodes assez longues, éloigné/e/s de l'Institut, donc de Paris : ils/elles sont amené/e/s à effectuer des stages, et, pour ceux et celles qui le souhaitent, à faire une année de césure, qui consiste en deux séjours de six mois dans deux pays différents.

   Le dilemme est dès lors de limiter l'échantillon aux individus présents dans un périmètre proche, ou d'utiliser un moyen de communication à distance. C'est cette seconde solution que nous avons retenue. Nous avons alors, sur la suggestion de l'un d'eux lors d'une communication téléphonique, décidé d'explorer une piste méthodologique encore peu explorée, à savoir l'entretien par messagerie instantanée. Quatre entretiens, dans deux types de contexte différents, ont ainsi été menés, avec deux jeunes gens et deux jeunes filles, que nous désignerons ici par un pseudonyme proche de celui qu'ils ont choisi sur MSN. Deux des étudiants se trouvent alors loin de Paris : Dodo, en Irlande, Bob, à Toulouse. Les deux autres, à Paris, ne peuvent consacrer à l'entretien qu'un temps limité : une heure pour Annie, qui a cours ensuite, et pour Val, qui doit prendre aussitôt après partir pour l'Allemagne et a « bouclé la valise ».

Questions méthodologiques autour du recueil des données

   Le canevas des entretiens en présence a été conservé pour les entretiens à distance : après une phase introductive, une première question porte sur la trajectoire scolaire et post-scolaire, ainsi que sur les intentions d'orientation professionnelle. Sont à cette occasion abordées des questions concernant les disciplines scolaires, en particulier les mathématiques. Une seconde question est ensuite destinée à clarifier les usages des TIC, par les interviewé/e/s et les membres de leur famille. Enfin, une demande de précision et de clarification porte sur une opinion émise dans les réponses au questionnaire, concernant d'éventuelles différences d'usages des TIC liées au genre.

   Une méthodologie rigoureuse se révèle nécessaire, afin de rendre les conditions de passation des entretiens le plus efficaces et le plus proches possible de celles des autres entretiens. Celle-ci comporte plusieurs volets : contractualisation, mise en place d'un protocole précis, mise en oeuvre de stratégies pour compléter l'enregistrement.

Le contrat

   En premier lieu, un contrat a été conclu entre l'enquêteur et l'étudiant/e concerné/e. Il a été l'objet d'échanges téléphoniques et/ou par courriel. Une fois admis le principe d'un entretien par messagerie instantanée – comme la confirmation en anglais de Dodo « So see you soon on MSN » –, un texte envoyé sous forme de fichier en pièce jointe avant le début de l'entretien en précise le contexte et la forme, et lors des premiers échanges, en début d'entretien, il est demandé si la personne a bien lu ce texte et en accepte les termes.

   Ce même texte précise les éléments du protocole que le chercheur souhaite transmettre à l'enquêté.

Le protocole

   Le protocole, selon nous, diffère peu de celui qui serait défini pour un entretien en face-à-face. Cependant, quelques éléments doivent être pris en compte dans leur spécificité : la question de l'identification, la présentation du chercheur, et la gestion du temps. De même, une forme de contrat définit le type de langage compréhensible pour les deux locuteurs.

   Pour ce qui concerne le travail réalisé, les options suivante ont été prises : la « présence » symbolique de l'enquêtrice a consisté en un court texte de présentation concernant sa trajectoire et le contexte de l'enquête, transmis en amont de l'entretien – une question au départ de l'échange vérifiant la lecture de ces documents – et, lorsqu'une photographie de l'interviewé/e était placée sur la page MSN, en une proposition de placer la sienne, ce qui était immédiatement réalisé en cas de réponse positive.

   Le protocole prévoit aussi la gestion du temps. Pour l'expérience ici relatée, nous avons vu que c'était un point important, plus particulièrement pour les deux jeunes filles qui ne pouvaient accorder qu'une heure à l'entretien.

La temporalité

   Or une des spécificités de la communication médiatisée par rapport au face-à-face concerne la gestion du temps. Il a été constaté en effet que, pour obtenir un échange pouvant être considéré comme abouti autour d'une thématique, la communication médiatisée nécessite une plage temporelle beaucoup plus importante. Il ne semble pas possible de l'évaluer a priori de manière générale.

   Pour ce qui nous concerne, nous avons constaté peu de différences entre la quantité d'informations recueillies en une heure en présentiel et en une heure à distance par MSN. Cela est rendu possible par la vitesse de frappe de l'enquêtrice et des répondants, l'utilisation de stratégies d'écriture, et le recouvrement partiel de périodes d'écriture et de périodes d'attente de la réponse ou de la lecture. Le degré de familiarité du scripteur avec le médium se mesure d'une part à la rapidité – bien que celle-ci soit parfois gênée par des obstacles techniques de transmission, d'autre part à l'utilisation d'outils linguistiques ou graphiques.

Ébauche d'une typologie : quatre types de styles

   Le constat est, sur un échantillon aussi restreint, celui d'une grande variabilité de familiarisation avec ce que nous pourrions caractériser comme propre au « style MSN » : utilisation d'abréviations, de symboles, d'icônes et émoticônes, décomposition du discours en courts segments, notation phonétique, tout un ensemble de stratégies permettant d'aller au plus vite dans la graphie ou dans la transmission du message.

   Aux quatre jeunes gens correspondent quatre types d'écrits différents. Notre expérience personnelle nous pousse à émettre l'hypothèse d'une catégorisation en quatre styles, qu'il conviendrait de vérifier dans des recherches ultérieures.

   Le premier de ces styles, que nous pourrions qualifier de « rédactionnel » est caractérisé par l'absence totale de particularités liées à l'outil. Ainsi, Val n'utilise aucune stratégie, et ses phrases sont construites et transmises intégralement, les mots sont écrits sans abréviation ni raccourci phonétique. Le dialogue est fluide, aucun chevauchement n'est constaté, les réponses suivent strictement les questions.

   Le second s'apparente à un style « abrégé » : il s'y retrouve des stratégies identiques à celles de la prise de notes. Annie utilise des abréviations connues, telles que, pour des mots-outils, « qq » pour « quelque », « tte » pour « toute », « ds » pour « dans », « ms » pour « mais », « jms » pour « jamais ». Seul le nom « temps » est abrégé en « tps ». Elle corrige ses fautes de saisie dans la réplique suivante, comme « contrôle laitirt » en « contrôle laitier ». Le dialogue est tout aussi fluide et se déroule dans l'ordre chronologique question-réponse.

   Le troisième s'apparente à une écriture « spontanée », comportant des fautes d'orthographe et de langue, et sujette à des chevauchements entre les réponses. C'est le cas de Bob, qui répond fréquemment à une question une fois la suivante posée. Il prend la peine d'expliquer à son interlocutrice le phénomène, lorsqu'il craint qu'elle ne le comprenne pas : « c'était votre question sur comment s'est passée ma scolarité secondaire. »

   Enfin, le quatrième correspond à une écriture très « technicisée », avec utilisation de l'ensemble de la palette de stratégies possible. Dodo exploite les abréviations (« am » pour « après-midi », « gd » pour « grand », par exemple) et les traductions phonétiques des mots (« ct » pour « c'était », « c » pour « c'est »), alliant parfois les deux (« nimp » pour « n'importe »). Nous reconnaissons dans les textes de Dodo les caractéristiques de « l'écrit oralisé ». Il utilise des émoticônes, qui, dans le texte enregistré, deviennent des suites de caractères incompréhensibles (« thx », « hhh »). Un langage spécifique apparaît, comme « lol » pour indiquer le rire. Il trace une flèche lorsqu'il en a besoin. Et il « traduit » à l'enquêtrice une des abréviations utilisée un peu avant dans le dialogue : « dl :download ». Les chevauchements sont aussi présents dans ce dialogue.

   Ces quatre types de textes obtenus par enregistrement des entretiens permettent de percevoir les difficultés liées à leur analyse. Si les deux premiers ne posent pas de problèmes autres que ceux de textes obtenus par transcription d'enregistrements de dialogues oraux, si l'on excepte la reconnaissance des abréviations, les deux autres demandent des « remises en ordre logique » et le dernier des interprétations et traductions.

   Nous voyons donc poindre les difficultés spécifiques au traitement des données obtenues. Mais avant d'aborder ce qui constituera notre dernier point, nous focaliserons d'abord sur les questions de déontologie, puis sur ce qui pourrait n'apparaître que comme un détail technique s'il n'était pas d'importance cruciale pour le chercheur ou la chercheuse, à savoir la sauvegarde des données.

Questions de déontologie

   Certes, outre celle de la recherche, la déontologie de la nétiquette doit être respectée. Cette dernière comporte ainsi des règles intéressant le cas présent, dans la partie « talk », définie comme « un ensemble de protocoles qui permet à deux personnes de tenir un dialogue interactif via ordinateurs. ». Les unes concernent la typographie, d'autres se rapportent à la courtoisie de la communication ; elles mettent en lien aspects sociaux et contingences techniques : « Dites toujours un au revoir ou autre adieu, et attendez de voir l'adieu de l'autre personne, avant de terminer la session. Ceci est particulièrement important lorsque vous êtes en communication avec quelqu'un depuis longtemps. Souvenez-vous que votre communication dépend à la fois de la bande passante (la taille du tuyau) et du délai (la vitesse de la lumière). » Elles suggèrent également des comportements de saisie : « Talk laisse paraître votre habilité de dactylo. Si vous tapez lentement et faites des fautes de frappe, cela ne vaut souvent pas la peine d'essayer de corriger, vu que l'autre personne pourra en général voir ce que vous voulez dire », qui renvoient à ce que nous avons vu des difficultés de traitement.

   Cette question de la correction orthographique n'est pas des moindres dans le contexte de la recherche, et les traces laissées par l'enregistrement des données ne feront qu'amplifier la réticence de l'enquêtrice ou de l'enquêteur à écrire sans se soucier des questions orthographiques...

La sauvegarde des données

   Certains logiciels permettent la sauvegarde automatique de l'ensemble des échanges, ainsi que leur chronométrage. Ils sont donc particulièrement intéressants pour le chercheur qui peut ainsi analyser la variable « temps » s'il le souhaite.

   D'autres au contraire perturbent la sauvegarde.

   Jérôme Pinsard (2006) rapporte ainsi la mésaventure qui l'a privé des enregistrements de ses échanges avec les élèves d'un site de soutien scolaire : « un logiciel Ccleaner, installé sur l'ordinateur voilà un an, efface toutes traces de passage sur le Net. Mais nous nous sommes rendu compte qu'il effaçait également l'historique de MSN, d'où l'impossibilité de revenir sur certains passages et en conséquence la perte de certaines informations que l'expérimentateur n'avait pas retenues lors de sa première synthèse. »

   D'où l'importance de vérifier, comme il était fait auparavant des magnétophones, puis des dictaphones, le bon fonctionnement de l'ordinateur utilisé, et l'activation de l'enregistrement automatique des conversations par messagerie instantanée. Nous noterons au passage l'intérêt que présente, pour le chercheur ou la chercheuse, la transcription automatique du dialogue, comportant en outre les indications de temps.

   Or, le texte est transcrit dans son intégralité, c'est-à-dire que l'écrit obtenu est le reflet des éventuels dysfonctionnements. Ceux-ci sont à l'origine de certaines des difficultés rencontrées lors du traitement des données.

Questions méthodologiques concernant le traitement des données

Trois « lectures » d'un même texte

   Si un seul texte est, en réalité, produit par la communication médiée par messagerie instantanée, il en est fait trois types de lecture.

   Une première lecture « en cours d'échanges » : la lecture du texte de l'autre et la production de son propre texte se succèdent à un rythme rapide. D'où le chevauchement des répliques parfois, d'où aussi des risques d'incompréhension. Notons au passage que cet exercice nécessite à la fois des compétences en lecture rapide et une bonne connaissance du code utilisé.

   Une seconde lecture « récapitulative », à des intervalles choisi par l'un des scripteurs, permet de faire le point sur ce qui a été « dit ». Ainsi, le chercheur peut à tout moment, durant l'échange, si son interlocuteur met un peu de temps pour répondre, revenir sur un passage précédent pour en faire une relecture globale afin de mieux orienter son entretien ensuite. Isabelle Collet (2005) évoque « l'avantage (...) d'avoir le discours qui se déroule au fur et à mesure sous les yeux », ce qui lui permet de reprendre des éléments du discours – pour ce faire, le copier-coller peut être utilisé, par exemple, pour demander des explications ou des précisions sur ce passage.

   Un troisième type de lecture s'effectue a posteriori. C'est celui qui permet au chercheur, à partir de la sauvegarde faite, de traiter les données. Les difficultés de lecture sont liées à l'impossibilité de revenir sur certains passages peu compréhensibles qui n'auront pas été éclaircis en cours d'échanges – ce qui n'est pas spécifique, car existe aussi en face à face, mais aussi au chevauchement dont nous venons de parler.

   Ce genre de procédés participe de la difficulté à traiter ensuite les données contenues dans le texte final, produit de l'enregistrement de l'ensemble. Ce traitement n'est pas sans poser problème, comme nous allons le voir. Il comportera des différences liées aux styles employés par les scripteurs. Nous nous réfèrerons donc pour les désigner à la proposition de typologie que nous avons faite en amont. En effet, si le style « rédactionnel » ne pose pas plus de problème que l'analyse de tout texte écrit, il n'en est pas de même des trois autres.

   Nous ne traiterons ici que des traitements spécifiques aux données recueillies par cette méthode, sans revenir aux aspects plus généraux.

Le décodage

   Abréviations, symboles, émoticônes abondent dans trois des quatre styles identifiés. Un décodage s'avère donc nécessaire pour le traitement du texte.

   Le chercheur dispose pour ce faire d'outils divers.

   La première ressource est à exploiter au cours de l'entretien : c'est l'auteur lui-même. Lorsqu'il est impossible de décrypter un code, il est en principe possible de demander à son auteur de le faire. Cependant, la logique de l'entretien ne permet pas toujours de le faire.

   La seconde ressource est liée aux connaissances du chercheur. Plus sa sphère culturelle est proche de celle des personnes interviewées, plus facile lui sera la tâche. Encore faut-il se méfier des polysémies et ambiguïtés.

   Enfin, il est toujours possible de s'appuyer sur d'autres ressources, qu'elles soient humaines – des « experts » en MSN, comme certains adolescents de l'entourage – ou non, tels certains sites ou forums qui expliquent aux non-initiés les arcanes de ce qui est devenu un véritable langage.

   Reste alors une question technique : faut-il retranscrire les passages concernés ou les laisser tels quels, en les accompagnant de gloses ? Pour ce qui nous concerne, c'est la deuxième solution que nous avons choisie, comme pour le traitement des questions portant sur la structure du texte, que nous allons maintenant aborder.

Une nécessaire réorganisation structurelle du texte

   Comme nous l'avons vu dans la présentation des styles qualifiés de « spontané » et « technicisé », l'imbrication des répliques pose problème. Elle va donc nécessiter, au moment de l'analyse, un traitement particulier, que nous nommerons « réorganisation structurelle ».

   Nous en proposons ici un exemple tirés de notre recherche.

   Dans le dialogue concerné, il est au moment où se situe cet extrait, question des informations recueillies par questionnaire, reprises dans la première question par l'anaphore « les » (E désigne l'enquêtrice, R, le répondant) :

« E : Vous les confirmez ?
R : Oui, tout à fait
E : Vous avez des frères et soeurs ?
R : sauf peut-être pour la programmation... il me reste peu de choses...
R : oui deux grandes soeurs »

   Ce passage nécessite une réorganisation, rendue possible par l'accès au sens, facilité par l'emploi de « sauf » qui ne peut introduire un complément d'objet. Le chercheur est donc amené à rattacher « programmation » aux informations concernant les compétences de l'étudiant, désignées par le pronom « les » de la question initiale.

   Souvent, les articulations logiques permettent cette réorganisation. Dans ce cas, les anaphores sont précieuses, mais parfois ambiguës, comme le montre ce deuxième exemple, extrait du dialogue avec Bob :

« E : Nous en arrivons à la dernière question
E : Merci de votre patience !
R : ça pourrait en avoir, c'est vrai
R : de rien, ça va »

   Le « en » anaphorique renvoie à ce qui précède, mais quoi ? Le remerciement ? En réalité, il se réfère à un ensemble précédant la « dernière question » dont il est ici question, et représente le « rapport avec votre projet professionnel » sur lequel portait une question en aval.

   Nous avons donc relevé des exemples de déstructuration du texte, de chevauchements, de problèmes de relecture liés à ce que nous avons nommé le « style MSN » et au fonctionnement des interactions homme-machine, de la communication médiée, mais aussi au fonctionnement cognitif des individus comme dans toute interlocution. Si certains phénomènes constatés sont bien particuliers aux entretiens ainsi médiés, d'autres se retrouvent dans des transcrits d'entretiens menés en face-à-face. Les difficultés spécifiques restent donc limitées, et ne nous semblent pas de nature insurmontables. Elles ne devraient donc pas entraver l'expansion de cette utilisation de la messagerie instantanée.

3. Discussion

   À l'heure où la messagerie instantanée est de plus en plus utilisée avec des objectifs divers, elle apparaît aussi comme un outil pouvant être exploité dans un contexte de recherche, avec toutes les précautions que nous avons citées dans les aspects méthodologiques. Elle offre l'avantage de la retranscription automatique, facile à enregistrer sous forme textuelle, dispensant ainsi des heures nécessitées par cette retranscription lorsque l'enregistrement est oral.

   Le texte obtenu comporte des données relatives à l'expression, et peut parfois signaler une distanciation du sujet par rapport à son discours.

   Mais surtout, la messagerie instantanée permet de mener une enquête à des plages horaires durant lesquelles il aurait été difficile de rencontrer les personnes à interroger, d'aborder des sujets qu'il serait plus difficile de traiter en présence ou par téléphone, de s'entretenir avec des individus éloignés ou réticents devant l'expression orale, voire privés de la possibilité de s'exprimer ainsi. Elle ouvre ainsi tout un champ de nouveaux possibles pour les chercheurs, qui pourraient utiliser des outils facilitant l'enregistrement et l'analyse des traces de tels entretiens.

Danièle Hourbette
Laboratoire EDA, Université Paris - Descartes

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Mai 2010

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