Informatique : information, interaction et automatisation... Michel Beaudouin-Lafon Introduction Il est devenu un lieu commun de dire que les sciences de l'information ont révolutionné la société et pourtant le périmètre et l'objet même de ces sciences est mal défini et ne fait pas l'objet d'un consensus à l'intérieur même des disciplines concernées. En France, l'informatique est issue en grande partie des mathématiques et a été marquée par des échecs industriels majeurs, comme le plan Calcul, et des succès incontestables, comme le Minitel. Aux États-Unis, l'informatique est plutôt issue de l'électronique, comme le manifeste son nom, « computer science » ou « science de l'ordinateur » et a donné à ce pays une domination planétaire (Intel, IBM, Microsoft, Google). Ce contexte historique se traduit aujourd'hui par une situation où l'informatique et les sciences de l'information n'ont pas acquis en France de reconnaissance sociale et très peu de reconnaissance institutionnelle, au contraire d'autres grands pays développés. On me demande souvent « c'est quoi être chercheur en informatique ? » comme s'il n'y avait plus rien à trouver ou comme si les entreprises telle que Apple sont les seuls auteurs des innovations qui arrivent sur le marché [1]. Au plan institutionnel, l'informatique est maltraitée dans le système éducatif avec le refus obstiné de créer une agrégation d'informatique, dans les grandes institutions comme l'Académie des Sciences où elle est associée aux Sciences Mécaniques (!) et même au CNRS qui a supprimé le département de sciences et technologies de l'information et de la communication (STIC) pour l'intégrer avec les sciences de l'ingénierie tandis qu'au Ministère de la Recherche l'informatique est dans le même département que les mathématiques... Cette ambiguïté récurrente de la place de l'informatique, de son statut, et même de son objet explique évidemment la difficulté à l'intégrer de façon satisfaisante à nos enseignements obligatoires. Au-delà de la difficulté inhérente à tout domaine nouveau de la connaissance de se faire une place dans l'imaginaire social, dans la structure institutionnelle et dans l'Académie, il me semble que ce problème tient aussi au fait que l'informatique et les STIC souffrent d'abord de leur succès : d'une part la technologie des ordinateurs a devancé les progrès dans les connaissances théoriques au point que le développement de logiciel est encore aujourd'hui un artisanat mal maîtrisé ; d'autre part l'impact dans la société continue de se développer de façon exponentielle et devance à son tour l'offre technologique. Il est donc normal que l'évolution des enseignements obligatoires, qui suit un rythme lent, soit en constant décalage avec la réalité de la science informatique, de la technologie informatique et des usages de l'informatique, qui évoluent presque chaque jour. Aussi je propose dans la suite de ce texte quelques pistes pour tenter de réduire cet écart en distinguant trois catégories d'enseignements généraux :
Un outil indispensable au citoyen La première catégorie d'enseignements correspond à ce qui devrait faire partie du bagage de base de tout individu dans le monde d'aujourd'hui, au même titre que la lecture, l'écriture, le calcul : c'est la maîtrise des outils bureautiques de base et leurs implications pour la vie démocratique. Le premier pas dans cette maîtrise, même s'il paraît trivial, est complètement ignoré dans nos enseignements alors qu'il fait partie depuis de nombreuses années des apprentissages de base dans de nombreux autres pays, notamment les États-Unis : c'est la frappe au clavier. Sans la capacité à taper de façon relativement fluide, l'utilisation de l'outil informatique est tout simplement une corvée et il ne faut pas s'étonner du développement du langage « SMS » même lorsque l'on n'utilise pas un téléphone portable. Les autres apprentissages techniques de base sont bien connus et je ne les détaille pas plus avant ici :
Enfin la sensibilisation aux aspects légaux et sociaux de l'usage d'outils informatiques est un complément indispensable à la maîtrise technique des outils : protection de la vie privée, droit de l'immatériel, protection contre les risques (phishing, spam, virus, etc.). Ce bagage est indispensable non seulement pour réduire les pratiques illégales comme le piratage, qui se développe surtout par manque de connaissance de ses implications, mais aussi les pratiques douteuses de nombreuses entreprises qui, comme Facebook, s'approprient des données personnelles en profitant de la naïveté de leurs utilisateurs. Un ensemble de techniques pour résoudre des problèmes La seconde catégorie d'enseignements concerne l'informatique comme technique, c'est-à-dire les enseignements classiques d'ingénierie informatique : comment concevoir, réaliser, évaluer des systèmes logiciels. Dans le cadre des enseignements obligatoires, il s'agit en quelque sorte de « soulever le capot » pour comprendre comment marchent les outils évoqués ci-dessus. Le but est d'une part de démystifier l'informatique et les ordinateurs et d'autre part d'éveiller des vocations pour les élèves qui souhaiteraient poursuivre des études en informatique. Il s'agit donc de décrire de façon schématique le fonctionnement d'un ordinateur, d'un réseau, d'un programme, et d'enseigner les rudiments de la programmation avec des applications pratiques. Il n'est pas forcément nécessaire de s'appuyer sur des langages de programmation à part entière dont on sait que le temps d'apprentissage peut être important : l'usage de tableurs ou d'outils graphiques peut servir à faire passer les mêmes notions de façon plus efficace. En tout état de cause, ces enseignements ne doivent pas être axés exclusivement sur la programmation et l'algorithmique comme on le voit trop souvent. Ils se doivent d'aborder un spectre plus large : d'une part vers la conception, car bien souvent le premier problème à résoudre est de définir le problème que l'on va résoudre et cette réflexion sur la conception est utile bien au-delà de la conception informatique ; d'autre part vers l'évaluation et la validation car là aussi il ne sert à rien de réaliser un programme qui fonctionne s'il ne répond pas aux besoins de l'utilisateur ou si celui-ci est incapable de s'en servir. Là aussi ces questions d'utilité et d'utilisabilité dépassent de loin les applications informatiques et participent donc d'une éducation générale. Une science de l'information La troisième catégorie d'enseignements évoquée ci-dessus concerne l'informatique comme discipline scientifique. Elle a pour objet de mieux faire connaître le domaine exploré par les sciences et technologies de l'information et de la communication et les méthodes scientifiques utilisées, toujours dans la perspective d'un enseignement général. L'informatique est souvent ramenée à la science des ordinateurs ou la science du calcul. Cette approche est réductrice non seulement sur le plan historique, mais également parce que la notion d'information est en train de s'imposer comme concept fondamental dans des disciplines comme la physique, la biologie ou l'économie. Réduire l'informatique à la science des ordinateurs, c'est équivalent à réduire l'astronomie à la science des télescopes : c'est confondre l'instrument et le phénomène étudié et ramener l'informatique à sa seule dimension technologique. De même, réduire l'informatique à la science des algorithmes ou de la programmation, c'est équivalent à réduire la biologie à l'étude de la cellule : il s'agit d'un niveau d'échelle parmi d'autres qui à lui seul ne permet pas d'avoir une vue complète des phénomènes en jeu. Pour étudier et même concevoir un système informatique aujourd'hui, il faut raisonner non seulement au niveau d'un algorithme ou d'un programme, mais aussi à l'échelle d'un système, d'un service, d'un ensemble de services, etc. Peter Denning [2] défend l'idée que l'informatique est une science de la nature au même titre que la physique parce que l'information est un phénomène naturel, qui n'existe pas seulement dans les circuits des ordinateurs : l'identification de ce phénomène dans d'autres domaines, par exemple l'ADN en biologie, permet, dans le cadre d'un enseignement général, de faire le lien entre plusieurs disciplines et de faire apparaître des concepts unificateurs, au même titre que celui de l'énergie en physique, et ainsi d'enrichir le socle de connaissances des élèves. Jeanette Wing [3] se place dans une perspective similaire avec la notion de computational thinking en montrant qu'un certain nombre d'approches développées en informatique pour résoudre des problèmes sont utiles dans d'autres domaines : abstraction, modélisation, etc. Elle rejoint ici les principes fondamentaux de l'informatique identifiés par Peter Denning [4] et qui pourraient servir à définir le contenu d'un corpus d'enseignement : computation, communication, coordination, rappel, automatisation, évaluation, conception. L'enjeu est donc de mettre en évidence la notion d'information comme une notion fondamentale, indépendante du support physique de l'ordinateur, qui permet de mieux comprendre le monde qui nous entoure et de l'illustrer aussi bien avec des exemples très éloignés de l'informatique, comme le délit d'initié ou le secret médical, que des exemples qui illustrent l'impact de l'informatique, comme le vote anonyme très facile à réaliser avec du papier et des enveloppes mais très difficile à mettre en oeuvre avec des machines à voter. Bien entendu, il ne s'agit pas pour autant d'occulter le fait que la mécanisation du calcul est une application majeure du traitement de l'information et les notions de base de calculabilité et complexité doivent être présentées. Cependant, il faut mettre en perspective le fait que l'informatique actuelle (l'architecture de Von Neumann et les circuits en silicium) n'est qu'un élément d'un programme scientifique bien plus vaste. Sur le plan pratique et afin d'améliorer l'acquisition des principes évoqués plus haut, il me semble important de mettre en avant l'aspect exploratoire plutôt que le côté plus mathématique et formel de la science informatique. Ainsi, l'initiation à la programmation « classique » est plus intéressante à réaliser avec des outils de programmation visuelle comme Scratch [5] ou Lego Mindstorms [6], plutôt qu'un « vrai » langage informatique classique, afin de mettre en avant des notions comme la complexité. Les outils de simulation sont également un excellent moyen de faire comprendre les principes de modélisation qui sont au coeur de l'informatique avec des outils de modélisation 3D comme Google Sketchup [7] ou des outils de modélisation géométrique comme Cabri-Géomètre [8]. Enfin les notions d'interaction et d'automatisation sont également cruciales parce qu'elles montrent deux paradigmes majeurs des applications de la science informatique : l'automatisation tend à substituer la machine aux capacités de l'être humain, tandis que l'interaction a pour objet d'augmenter les capacités de l'être humain. Derrière ces paradigmes se cachent des questions plus fondamentales sur la notion de puissance d'expression (ce que l'on peut calculer), de représentation (le « sens » d'une information, qui n'est pas le même pour la machine ou pour l'homme), etc. À nouveau on peut illustrer ces notions de façon assez concrète avec les moteurs de recherche, le social computing, etc., et les mettre en relation avec d'autres enseignements généraux comme l'économie et la philosophie. Conclusion La réflexion sur ce qu'il faudrait apprendre de l'informatique dans les collèges et lycées passe d'abord par une réflexion de ce qu'est l'informatique en tant que science. Je sais d'expérience que les idées évoquées ci-dessus sont loin d'être partagées par l'ensemble de la communauté informatique, notamment francophone, sans doute à cause du poids important de la filiation mathématique de l'informatique dans notre pays, que l'on voit reflété dans les propositions telles que celles de Gérard Berry ou Gilles Dowek (voir le colloque de l'Académie des Sciences de 2005 [9]). Il faut cependant mener cette réflexion rapidement, avant qu'il ne soit trop tard, car la révolution numérique a déjà commencé à modifier le rapport au monde des jeunes d'aujourd'hui sans que l'école publique ne leur donne vraiment de repère à la hauteur des enjeux. Michel Beaudouin-Lafon Paru dans Informatique et progiciels en éducation et en formation, sous la direction de Georges-Louis Baron, Éric Bruillard et Luc-Olivier Pochon, 2009, coédition ENS de Cachan, IRDP et INRP. NOTES [1] Pour prendre l'exemple de l'iPhone, l'interaction « multitouch » qui a fait son succès est en fait issue d'une longue série de travaux académiques qui remonte au moins aux années 1970 avec les recherches de W. Buxton à l'Université de Toronto. [2] Peter Denning, Computing is a Natural Science, July 2007/Vol. 50, n° 7 Communications of the ACM [3] Jeannette M. Wing, Computational Thinking, Communications of the ACM March 2006/Vol. 49, n° 3, [4] Great Principles of Computing : http://cs.gmu.edu/cne/pjd/GP/GP-site/welcome.html [6] http://mindstorms.lego.com/ [7] http://sketchup.google.com/ [9] « L'enseignement de l'informatique de la maternelle à la terminale », ___________________ |
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