Apprentissage et pédagogie
(Dernière partie)
Agnès Cousin
Suite et fin de l'article d'Agnès Cousin parue dans les Bulletins n° 37 de mars 1985 et n° 38 de juin 1985.
Problèmes posés par la mise en place du projet « informatique » en 6B des modes de fonctionnement différents
L'un des problèmes essentiels est la coexistence dans une même classe de modes de fonctionnement différents avec les enfants. Il implique une réflexion approfondie sur l'intégration de ces différents modes. Comment faire en sorte que cette diversité soit source de richesse et non de blocage pour les enfants à la recherche de la cohérence de leur fonctionnement langagier ? Comment favoriser un travail pluridisciplinaire en évitant à tout prix un morcellement de leur savoir, de leurs acquisitions, de leur fonctionnement intellectuel ?
Problèmes concrets
Deux problèmes, entre autres, se posent et nous semblent bien mettre en évidence la difficulté à les considérer de la même façon selon les options pédagogiques qu'on prend.
Il s'agit d'une part du temps laissé à un enfant pour effectuer un travail et d'autre part de l'aide à lui apporter lorsqu'il est en difficulté et que précisément il met beaucoup de temps à s'en sortir.
Le temps
La question du temps dont peut ou doit disposer un enfant pour mener à bien une activité pose problème. Elle implique des choix pédagogiques bien précis. Or elle se pose à un moment ou à un autre au sein d'une équipe dont tous les membres ne fonctionnent pas de la même façon.
Pour certains collègues, laisser tout le temps aux enfants tel que nous le faisons dans le travail autour du projet informatique, par exemple, est une attitude en opposition avec les exigences que tout enseignant peut légitimement avoir. À partir du moment où l'enfant passe « trop de temps » pour résoudre un problème, il appartient à l'adulte d'intervenir pour qu'il progresse au même rythme que ses camarades, il n'est pas bon qu'il « perde » ainsi son temps. Cette position nous semble effectivement soutenable dans un souci de rentabilité du travail et d'efficacité immédiate.
Pour nous, le problème se pose en d'autres termes. D'abord, il nous faut préciser que laisser à l'enfant le temps dont il a besoin pour un travail, même si effectivement ce temps nous semble très long, n'est pas de notre part une marque de désintéressement face au problème. Pour aider l'enfant à prendre conscience du temps qu'il met et à se situer face à ses camarades, nous lui proposons chaque semaine son plan de travail.
De lui-même, il évalue le temps qu'il passe pour une activité donnée. En outre, si nous laissons à un enfant le temps, c'est en fonction de nos choix pédagogiques. Placer un enfant dans une situation d'apprentissage, c'est accepter qu'il prenne son temps même si cela nous est parfois difficile et exige de nous de la vigilance et une très grande attention pour savoir s'il faudra intervenir ou non et de quelle façon il faudra le faire.
Parfois, un enfant s'enferme dans un comportement répétitif, signe d'une incapacité provisoire à poursuivre le travail.
Dès lors il faut intervenir. Il en est de même quand un enfant coupe court avec l'activité. Mais quand il reprend un travail, qu'il vient après maintes difficultés de terminer, il est nécessaire de lui en laisser le temps, c'est pour lui le moyen d'assurer ses connaissances, de consolider les structures qu'il vient de mettre en place, de bien intégrer ses nouveaux acquis et de se mettre en situation, différemment, par rapport à sa production.
Ce type de fonctionnement est fréquent en informatique et c'est une étape nécessaire de l'évolution de l'enfant même si à première vue il peut sembler curieux de donner à un enfant le temps de recommencer un travail qu'il vient de réussir. Une dimension qui nous semble devoir être abordée à cette occasion et qui est aussi très importante est le rapport de l'adulte au temps. A n'en point douter, si par moments il devient insupportable à l'adulte de voir un enfant prendre tout son temps, c'est certainement à mettre en relation avec l'angoisse que génère une telle attitude chez l'adulte qui a souvent un sou ci de rentabilité et qui en outre supporte mal les difficultés de l'enfant qui le renvoient très profondément à ses propres difficultés face à un travail quel qu'il soit. Si par moments, nous voulons à toute force proposer notre aide à l'enfant et lui fournir des solutions, n'est-ce pas pour échapper en un quelque lieu à nos propres difficultés que l'écran de l'ordinateur ou la feuille de papier nous renvoie en miroir ? N'est-ce pas pour échapper à la tension intérieure que crée toute situation d'apprentissage parce qu'elle implique une activité en profondeur de tout le sujet, une remise en question de lui-même par l'intermédiaire d'un travail sur son langage ?
L'aide à apporter aux enfants
Ce problème de temps pose celui de l'aide à apporter à l'enfant dans une situation d'apprentissage. A certains moments l'enfant sollicite notre aide ou bien nous la lui proposons parce qu'il nous semble en difficulté. Mais comment aider l'enfant tout en lui laissant son droit à l'erreur, sa liberté d'essayer et de se tromper, de construire à partir de son échec ?
Quand notre angoisse est trop forte ou notre hâte trop grande face à un enfant en difficulté, nous pouvons être tentés de lui donner une réponse toute faite qui lui permettra dans un premier temps une satisfaction immédiate et superficielle. Mais pouvons-nous agir ainsi sans le priver de sa propre recherche ? N'est-ce pas de notre part un abus de pouvoir, un abus de langage ?
Dès lors, il apparaît que l'aide que nous pouvons lui apporter n'est pas une réponse toute faite, mais qu'elle doit être en résonance avec ses propres interrogations. Elle doit être un questionnement qui permet à l'enfant d'élargir le champ de ses possibles. Si, par exemple, un enfant ne cornait pas la graphie du mot « enseigner » et qu'il la cherche, comme nous l'avons vu faire à certains, sur les murs de la salle en nous disant que ce mot doit être inscrit sur les murs du collège, il nous faut alors lui proposer les multiples graphies de chaque phonème pour l'inciter à rechercher, à émettre des hypothèses fondées, sur la graphie exacte du mot. Et si au bout du compte, il recourt au dictionnaire, il aura jusqu'au bout essayé de construire sa réponse et nous lui en aurons laissé la possibilité.
Or cette attitude est possible à chaque moment du travail, mais elle demande, il est vrai, de s'interroger à chaque fois que l'enfant est en difficulté sur ce qui le gêne à ce moment précis de sa recherche et de lui proposer des solutions qui le laissent libre de choisir son cheminement tout en élargissant au maximum son champ de possibles. Elle exige de l'enseignant une lecture du travail de l'enfant selon des critères sans cesse adaptés aux questions posées.
Savoir attendre, savoir être à l'écoute de l'enfant ne vont pas sans poser de problèmes et cela demande à chacun des enseignants d'une classe d'accepter de réfléchir, de faire le point sur ses propres pratiques, de se mettre à l'écoute des autres, ce qui, c'est certain, n'ouvre pas la voie à la facilité pédagogique mais à la richesse.
L'évaluation
Un autre problème, celui de l'évaluation, nous semble important à soulever et relève d'une interrogation qui doit prendre place non seulement au niveau de l'équipe informatique mais de toutes les équipes pédagogiques du collège. Il s'agit aussi bien de l'évaluation par nous des différents travaux des enfants en termes de contenus et d'acquis que de l'évaluation de leurs différents modes de fonctionnement, de leur évolution, de leur devenir que, enfin, de la réussite ou de l'échec de l'expérience conduite avec cette classe et du projet. En outre, nous ne perdons pas de vue que l'un de nos objectifs est la réinsertion dans le circuit scolaire des enfants qui nous sont confiés. Et l'un des critères d'évaluation peut être celui-là, à condition que l'on puisse mesurer avec précision ce qui est redevable à l'expérimentation ou ce qui ne l'est pas. L'évaluation, pour être complète, devrait porter aussi bien sur les travaux réalisés avec l'outil informatique en maths, en EPS, en anglais et en français que sur les autres travaux réalisés dans toutes les matières. Ce n'est pas une tâche simple à accomplir, de plus elle est grande consommatrice de temps ; elle est néanmoins indispensable et il serait bon que l'ensemble des collègues d'une même classe y réfléchisse collectivement, d'autant que, d'un point de vue très pragmatique, elle implique une remise en question de tout le système de notation et une réflexion sur sa finalité, son organisation et ses critères.
De plus, elle doit porter aussi bien sur les acquis des enfants que sur leurs modes de fonctionnement. Elle doit dépasser le cadre traditionnel de chaque matière dans la mesure où, là aussi, nous retrouvons l'enfant au centre des préoccupations.
Essai d'évaluation
En termes de contenus...
Dans le cadre de notre projet, deux programmes « ECRIT » et « AAO » nous offrent la possibilité d'avoir accès aux listings des travaux des enfants. Cette trace écrite nous permet de réfléchir au cheminement des enfants, de mieux comprendre leur mode de fonctionnement et de situer le lieu de leurs difficultés. Ainsi, en français, c'est un des documents qui nous permet, comme d'ailleurs tout autre écrit des enfants, de leur proposer une aide tout à fait individualisée qui tient compte des difficultés rencontrées par chacun d'eux. Il y a alors retour aux contenus de chaque discipline, et le travail est perçu comme une nécessité interne à l'enfant et inscrite dans la logique de son développement.
En termes de comportement...
Une autre forme d'évaluation est dans l'analyse commune que nous faisons chaque semaine du comportement des enfants face à un travail, de leurs difficultés, ce qui pour nous est un des facteurs essentiels qui nous permet d'avoir une attitude critique face à notre propre mode de fonctionnement et de rester à l'écoute des remarques, des critiques des enfants.
Au terme du cycle de deux ans, tant en salle informatique qu'en dehors, trois points sont à souligner :
l'enfant se reconnaît le droit à l'erreur, elle devient constructive tant dans un travail individuel que collectif. Ce n'est plus alors le souci de la note qui est prioritaire mais celui de mener à bien un travail entrepris en suivant la voie choisie au vu de ses possibilités ;
l'enfant sait qu'il y a plusieurs attitudes possibles face à une difficulté comme il y a, par exemple, plusieurs modes de lecture d'un texte. Certes, l'une apparaît toujours meilleure que les autres mais elle ne les exclut pas forcément ;
l'enfant a une attitude face à l'écrit. Pour aucun, il n'est plus le lieu d'une souffrance intolérable même si, c'est certain, il est encore pour quelques enfants le miroir de leur difficulté à se construire, à s'affirmer, à se reconnaître, Il est des heures particulièrement sereines, celles durant lesquelles nous nous confrontons en même temps que les enfants à l'acte d'écriture dans ce qu'il engage de plus profond et de plus authentique pour chacun de nous et où l'enseignant n'est plus que réceptacle de textes qui se donnent dans le calme et non qui s'arrachent.
Il est vrai également que cela ne s'acquiert pas facilement et implique pour les enfants comme pour nous, d'accepter des retours en arrière, des phases de régression douloureuses et que tout ce qui semblait acquis puisse être remis pour un temps en question. Et contre cela, nous n'avons pas de recettes, pas de remèdes que celui d'être à l'écoute de l'enfant, de ses peurs, de ses angoisses et aussi de ses certitudes.
Bien évidemment, chaque enfant réagit à sa façon et il serait prétentieux d'affirmer que chaque enfant évolue positivement sur ces trois points. Cependant, des évolutions très sensibles ont été constatées.
En termes de devenir...
Une forme d'évaluation est le devenir du projet. Où en sommes-nous après trois ans de fonctionnement ? À partir du moment où notre problématique évolue et est capable d'intégrer des éléments extérieurs à elle, à partir du moment où nous sommes en mesure de la dynamiser de l'intérieur et de mettre en place à son sujet une dynamique du questionnement, il est légitime de penser qu'elle est valide même si, à un moment donné, elle n'est pas parfaitement cohérente précisément à cause de la possibilité qu'il y a d'en faire des lectures à différents niveaux, en différents lieux.
Un autre mode d'évaluation est le devenir des enfants. Pour quelques-uns d'entre eux, le passage en 4e au collège est une réalité. Pour les autres, c'est l'entrée au LEP Il faut se demander avec lucidité comment ils parviendront à s'adapter à des modes de fonctionnement qui ont été pour eux, par le passé, porteurs d'échec ? Ce qu'ils auront acquis durant les deux ans sera-t-il assez solide pour leur permettre de s'intégrer à des classes nombreuses où ils ne seront plus considérés avec autant d'attention ? (tout simplement parce que les structures d'accueil standard ne le permettent pas). C'est, bien évidemment, un de nos soucis et il est important de poser le problème.
Enseignant-chercheur, un statut nouveau pour une expérience nouvelle
Comme nous l'avons dit, tout cela demande beaucoup de temps car il n'est pas possible de préparer, de gérer, d'analyser en commun des activités sans y consacrer beaucoup de temps. Cela demande aussi de travailler en équipe sans quoi il est illusoire de chercher à avoir une démarche commune, un langage commun et pour qu'il y ait vraiment une équipe, il faut qu'il y ait partage des mêmes principes, des mêmes idées directrices et qu'il y ait de ce fait aussi de réelles possibilités d'échange. En outre, si les décharges dont nous bénéficions au compte du projet informatique nous permettent de réaliser une partie de ce travail (une autre partie importante étant prise sur des temps hors service) et il est bien évident que pour qu'une telle expérience se poursuive, il serait très nécessaire que soit reconnu notre statut d'enseignant-chercheur au niveau institutionnel et que des décharges substantielles soient accordées à tous les collègues d'une classe dans laquelle a lieu une expérience de ce type afin d'avoir les moyens d'une réflexion approfondie qui conduirait à la mise en place dans toutes les matières du mode de fonctionnement qui est le nôtre en 6B. C'est ainsi qu'il serait possible d'atteindre à une cohérence pédagogique comme il est possible, par un travail approprié, d'accéder à une parole cohérente.
Recherche et certitudes
Enfin, au terme de notre réflexion qui se devrait certainement d'être plus approfondie et de prendre en compte bien d'autres aspects de la recherche, il nous semble très important de préciser que nous sommes, en tant qu'enseignants, dans une situation d'apprentissage comparable à bien des points de vue à celle des enfants. En conséquence, notre projet évolue, se précise, s'affine au contact de notre pratique pédagogique et nous ne prétendons, à aucun moment, qu'il puisse fonctionner pour d'autres classes sans une réflexion approfondie et qui va bien au-delà d'un superficiel accord de principe.
Nous ne prétendons pas proposer un modèle, ce qui serait contraire à la dimension d'apprentissage de notre travail. Nous savons que notre projet est imparfait, incomplet et chaque jour nous travaillons à le préciser. Nous nous efforçons d'accéder à une parole pédagogique cohérente, ce qui nous oblige à une remise en cause continuelle de notre « savoir ».
Nous ne prétendons pas non plus que chaque enfant bénéficie pleinement du travail au cours de ce cycle ce qui tient autant à ses insuffisances qu'aux nôtres d'ailleurs, si nous considérons la diversité des modes de fonctionnement des différents enseignants de la classe. Mais nous savons également que, malgré ses faiblesses, ses erreurs, il permet aux enfants de se construire, de progresser, de se réconcilier avec le monde scolaire, de dépasser une situation d'échec et enfin de construire ou de reconstruire leur propre langage qui est l'outil le plus essentiel à tout être humain dans la quête de sa liberté. Et c'est bien de cela dont il est question en classe de 6B.
10 février 1985
Agnès Cousin
Professeur de français
Chanteloup-les-Vignes
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Paru dans le Bulletin de l'EPI n° 39 de septembre 1985.
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