L'impact social des informaticiens
Jacques Hebenstreit
Présentation par Georges-Louis Baron
Il est toujours intéressant de réfléchir sur le temps qui a passé et sur les évolutions dans la durée longue.
Nous avons récemment présenté l'intervention invitée de Jacques Arsac au premier colloque sur l'ordinateur en éducation organisé par l'IFIP en 1970 à Amsterdam, qui argumente que l'informatique comme science du traitement de l'information a toute sa place dans l'enseignement : http://www.epi/asso.fr/revue/histo/h70arsac-ifip_glb25.htm .
Jacques Hebenstreit est une autre grande figure historique de l'informatique en éducation en France. En poste à l'École Supérieure d'Électricité, il avait soutenu en 1969 sa thèse d'état en informatique sous la direction de Jacques Arsac,
Il est connu en particulier pour avoir été responsable de la création du langage symbolique d'enseignement (LSE) et pour son engagement dans la recherche participative avec des enseignants sur la simulation et la modélisation.
Le texte qui suit est une traduction depuis l'anglais d'une intervention invitée de J. Hebenstreit au même colloque IFIP de 1970 [1].
Sa position est différente de celle de J. Arsac et il manifeste une prudente distance critique en contextualisant le fait informatique dans le domaine socio-technique.
Signalons qu'une journée d'hommage sera organisée à l'Université Paris Cité le 31 janvier 2025 : https://jacques-hebenstreit.sciencesconf.org
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Comme notre président l'a déjà dit, je suis Français et j'ai donc quelques difficultés à trouver les mots anglais adéquats pour exprimer ce que je veux dire. J'espère que malgré la syntaxe plutôt pauvre de mon discours, la sémantique passera quand même grâce à la redondance bien connue des langues naturelles.
Vers le milieu du siècle dernier, lorsque les principes fondamentaux de l'électricité ont été découverts, et compte tenu de l'impact prévisible de ce nouveau phénomène sur la société en général, je me demande si l'on a alors organisé un congrès sur l'enseignement de l'électricité. Je suis certain qu'au cours d'un tel congrès, les participants auraient débattu du courant continu par rapport au courant sinusoïdal, des piles par rapport aux accumulateurs, des accumulateurs par rapport aux alternateurs, etc. Certains auraient même fait des prédictions sur la construction de grandes centrales électriques, contenant des milliers d'accumulateurs qui pourraient, finalement, être interconnectés dans un grand réseau international que l'on appellerait télé-électricité, tandis que d'autres auraient nié cette possibilité parce qu'elle aurait été en contradiction avec la loi d'Ohm. Bien sûr, la dernière session de ce congrès aurait été consacrée, je pense que vous l'avez deviné, à l'impact social de l'électricité.
Ce même schéma s'appliquerait également à l'invention des chemins de fer, des voitures, de l'électronique, de la télévision, etc.
Toutes ces choses ont profondément modifié notre façon de vivre et de penser, mais peut-on vraiment parler de révolution ? Ou bien devrions-nous plutôt parler d'évolution selon un chemin difficilement prévisible au début ? Nous nous souvenons de tous les discours prononcés sur les perspectives merveilleuses ouvertes à l'humanité par l'usage (je devrais ajouter l'usage pacifique) de l'énergie nucléaire.
Je voudrais rappeler que les tout premiers ordinateurs ont été construits pour un usage militaire et que c'est toujours sous la pression et avec l'argent de la marine et de l'armée de l'air que les hardware, software et systèmes informatiques les plus sophistiqués ont été conçus et mis en œuvre. Dois-je ajouter que, dans de nombreux pays, la majorité des ordinateurs utilisés appartiennent au gouvernement ? Cela ne donne-t-il pas une image assez étrange de l'impact des ordinateurs sur la société ?
Ordinateurs et éducation
D'un autre côté, on entend souvent l'argument selon lequel l'homme de la rue est beaucoup plus concerné par les ordinateurs qu'il n'en est conscient. Il semble que son mode de vie soit beaucoup moins affecté par le fait que sa feuille de paie soit imprimée par un ordinateur que par le montant total qui est imprimé au bas de cette même feuille, qu'elle soit imprimée par un ordinateur ou non.
D'ailleurs, pourquoi se soucierait-il du fait que sa banque utilise un ordinateur ou que son journal a été imprimé à l'aide d'un ordinateur ou que son impôt sur le revenu a été calculé de cette façon ou que la réservation de son billet se fait par ordinateur ? %S'inquiète-t-il vraiment du radar qui est utilisé pour assurer un atterrissage en toute sécurité de l'avion dans lequel il se trouve ?
Pour en venir au sujet même de cette conférence, à savoir les ordinateurs dans l'éducation, que savons-nous vraiment de la façon dont les gens apprennent, car c'est le véritable problème que nous devons résoudre avant de commencer à mettre en œuvre un enseignement par l'ordinateur. Je crains qu'en dépit de certaines théories brillantes, nous ne sachions pas grand-chose à ce sujet et que notre approche soit terriblement empirique, comme si nous essayions d'aller sur la lune avec un vaisseau spatial très sophistiqué sans aucune connaissance précise des lois de la gravitation.
Mais ici, je suis très confiant que tous nos ministères nationaux de l'Éducation ne soient prêts à attendre que nous ayons trouvé tous les mécanismes de l'apprentissage avant de nous donner l'argent pour commencer, de sorte que nous n'avons pas à être trop anxieux à ce propos.
Tout cela, je pense, sonne un peu creux et peut-être même un peu plus que cela, car à quelqu'un qui objectait qu'après tout, les hommes seront toujours capables de couper l'alimentation électrique des ordinateurs, Norbert Wiener, le père de la cybernétique, a répondu que le remède pourrait bien être pire que le mal.
Avant de terminer, je tiens à souligner que je ne crois pas trop moi-même à tous les arguments que j'ai donnés, mais il fallait bien que l'un d'entre nous soit ce que nous appelons en français « l'avocat du diable » et j'ai accepté de le faire en espérant que nos discussions ultérieures seront plus intéressantes de cette façon.
Jacques Hebenstreit
Professeur à l'École Supérieure d'Électricité
Cet article est sous licence Creative Commons Attribution 4.0 International.
https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/deed.fr
NOTE
[1] Actes de la première conférence internationale sur les ordinateurs en éducation organisée par l'IFIP (International Federation for Information Processing) à Amsterdam du 24 au 28 aoüt 1970 :
http://www.ifip-tc3.net/IMG/pdf/Conf-1970-part-1.pdf.
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