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La littérature numérique :
spécificités, apports et limites

Réalisé par Mostafa Zaklani
Encadré par Monsieur Rachid Souidi
 

Résumé
Actuellement, le numérique ne cesse de faire de grands essors dans tous les domaines du savoir, y compris les sciences humaines. Ainsi, dans le domaine de la littérature, l'informatique a apporté des nouveautés et des contributions passionnantes. Devant ce paysage numérique étonnant, nous avons vu l'émergence du concept de « littérature numérique ».

Cet article propose d'examiner la création littéraire numérique tout en essayant de distinguer les spécificités de cette littérature et les potentialités du dispositif informatique qui permettent aux écrivains d'expérimenter ce medium numérique et de créer des œuvres littéraires singulières en ligne. Nous discuterons de la nature, des modalités de la réalisation de cette production littéraire numérique et des jeux de poétique qu'elle crée sur le web. Enfin, nous examinerons les spécificités, les apports et l'impact de cette littérature expérimentale sur le processus de construction du sens de l'œuvre.

Mots-clés : littérature numérique, spécificités, texte informatique, apports et limites.

Introduction

   La littérature numérique est un autre genre de littérature récemment développé, elle a longtemps fait scandale et a suscité méfiance, rejet et incompréhension, réactions qu'on peut encore rencontrer. Née dans le sillage de la cybernétique et l'essor des Tice, pour certains, elle est issue de l'imaginaire techno futuriste pessimiste que la science-fiction a forgé et, pour d'autres, elle revient à une interprétation démiurge donnée aux modifications profondes qu'elle apporte à l'écriture, à la lecture et au texte.

   Ainsi, dès 1953, avant que la littérature n'utilise l'informatique,  Boris Vian crée le mythe du « robot-poète », un robot capable de concevoir de la poésie. Cette figure hantera longtemps l'imaginaire collectif et symbolise une méfiance extrême à l'égard de la littérature numérique.

   En un mot, « faire faire » de la littérature à une machine, et plus encore de la poésie, est parfois ressenti comme sacrilège car assimilé à un abandon de notre part la plus humaine, celle qui exprime le vrai, le juste et, surtout, tous nos sentiments. Voilà qui serait falsifier le vrai, dénigrer le juste et rabaisser nos sentiments au rang de mécanismes calculables. Inacceptable. La littérature numérique, alors, n'est pas vécue comme une injure mais comme une blessure.

   Pour certains la littérature numérique est un genre littéraire à part entière, elle a ses apports, ses spécificités poétiques et ses limites, mais pour d'autres, participer à cette activité, en tant qu'auteur ou en tant que lecteur, montre vite qu'il n'en est rien. La littérature numérique transforme la question littéraire, pour ainsi dire « déplace » la littérature sur des problématiques qui lui étaient traditionnellement extérieures ou marginales. C'est dans ce déplacement que réside l'activité créatrice, la vraie, et non dans le résultat affiché comme texte à l'écran, quelles que soient les qualités intrinsèques de celui-ci.

   Aucune machine n'est capable d'opérer seule ce déplacement. Il reste la prérogative de l'humain. On ne considère plus aujourd'hui la machine comme l'auteur, quelles que soient les connaissances implémentées dans le logiciel, mais comme un simulateur. Le véritable auteur n'est pas le robot-poète mais le concepteur du robot-poète.

   Dans notre article, nous allons évoquer un ensemble d'éléments se rapportant à la littérature numériques, à savoir : ses caractéristiques, ses apports et quelques critiques qui lui ont été reprochées.

1. La littérature numérique : caractéristiques et spécificités

   Il est à préciser qu'à partir de deux dernières décennies, la technologie de l'information et l'informatique ont évolué et ont eu des impacts particulièrement importants sur notre vie quotidienne. L'évolution rapide des technologies numériques ne laisse réellement personne indifférent. Néanmoins, il sera difficile de mesurer exhaustivement ces impacts sur les individus et les sociétés. Le numérique ne servait en effet pas seulement, comme auparavant, à envoyer des courriers électroniques ou à chercher des informations sur Google, mais il fait partie intégrante de nos activités journalières et de nos manières d'apprendre et d'interagir avec notre environnement.

   Par ailleurs, le système numérique ne cesse de faire de grands essors dans tous les domaines du savoir, y compris les sciences humaines.

   Dans le domaine de la littérature, il est à signaler que l'informatique a apporté des contributions innovantes et révolutionnaires. En investissant ce nouveau champ, de plus en plus d'écrivains réalisent leurs œuvres littéraires et artistiques exclusivement sur et pour le web tout en le considérant leur lieu de production, de diffusion et de lecture. Par conséquent, la littérature n'est plus seulement distribuée par le biais de livres, mais il existe un nouveau type de « littérature », appelé « littérature numérique », qui ne peut être découverte, explorée et appréciée qu'en ayant un ordinateur, et accessible uniquement par l'existence du support informatique.

   Il faut reconnaitre que peu de travaux ont été consacrés à l'étude de cette littérature numérique, en particulier dans le domaine académique.

   Cet article propose donc d'examiner la création littéraire numérique tout en essayant de distinguer les spécificités et la poéticité de cette littérature, et les potentialités du dispositif informatique qui permettent aux écrivains d'expérimenter ce medium numérique et de créer des œuvres littéraires singulières en ligne. Nous discuterons de la nature, des modalités de la réalisation de cette production littéraire numérique et des jeux de poétique qu'elle crée sur le web. Enfin, nous examinerons l'impact de cette littérature expérimentale sur le processus de construction du sens de l'œuvre numérique.

   Avant d'aborder ce sujet, il semble nécessaire d'analyser la différence entre deux concepts de base de notre étude : « littérature numérique » et « littérature numérisée ».

- La distinction entre « littérature numérique » et « littérature numérisée »

   Avant de passer à la distinction entre les deux concepts, retenons tout d'abord la définition suivante :

   Litterature numerique : Nous désignerons par « littérature numérique » toute forme narrative ou poétique qui utilise le dispositif informatique comme médium et met en œuvre une ou plusieurs propriétés spécifiques à ce médium.

   La « littérature numérique » appelée parfois « littérature électronique », « littérature informatique », « littérature hypermédiatique », « littérature en ligne », « cyber littérature », ou « eliterature » aux États-Unis, désigne : « toute forme narrative ou poétique qui utilise le dispositif informatique comme médium et met en œuvre une ou plusieurs propriétés spécifiques à ce médium » (Bootz, 2006 ; Bouchardon, 2014, p. 225).

   Cette littérature ne passe pas par les voies de publication traditionnelle. Elle est conçue et publiée exclusivement en ligne, en d'autres termes, cette production est pensée et écrite par et pour le web. Elle fait usage du numérique comme outil de création et mode de construction, et qui, en raison de ne pas perdre les caractéristiques constituant son existence, ne peut pas être imprimé sur papier (Théval, 2018).

   Quant à la « littérature numérisée », parfois appelée « littérature virtuelle », selon la conception de (Lacelle, Lieutier, 2014, p. 56), elle existait à l'origine sur papier ou était destinée à être publiée sur ce support et à avoir une version numérique. Cette catégorie comprend les « livres électroniques », l'e-book en anglais, qui sont des conversions identiques de livres sur support papier en version électronique (Marcoux, 2014, p. 177).

   Notons également qu'il existe actuellement sur le web des maisons d'édition dites « numériques », dont citons par exemple : publie.net, E-Fractions, TouchNoir, storylab, les éditions de l'épi, qui diffusent des versions numériques d'une multitude d'œuvres numérisées sous forme de fichier (en formats PDF, EPUB ou AZW), à télécharger ou à lire sur écran d'un appareil électronique que ce soit un ordinateur, une liseuse, une tablette ou un Smartphone.

   Une question se pose à ce niveau : y a-t-il une opposition entre les deux types de littérature ?

   Loin d'être en rupture avec la littérature sur support papier, la littérature numérique s'inscrit dans la continuité avec les écritures littéraires traditionnelles, mais dans un contexte social et culturel différent au centre duquel se situent l'informatique et l'Internet qui changent fondamentalement notre acquisition du savoir. Comme l'a signalé Marcello Vitali-Rosati :
« L'opposition relèverait d'une essentialisation abusive d'une série de pratiques qui ne peuvent ni doivent être essentialisées »
(2017).

   Par conséquent, bien qu'il existe des divergences essentielles dans les méthodes d'écriture, la modalité de publication et de réception, les formats et le support, il n'y a aucune rupture entre ces deux formes de pratiques littéraires dans la mesure où elles s'inscrivent à jamais dans une continuité historique et sociale. Ainsi, S'il y a une opposition, elle se trouve au niveau institutionnel, c'est-à-dire, dans les processus d'institutionnalisation de ces pratiques.

   Sur le plan de l'institutionnalisation, il existe des différences entre les deux formes d'écriture papier et numérique, et cette dissimilitude doit être maintenue pour diverses raisons : raisons commerciales, raisons symboliques, raisons d'infrastructure (Vitali-Rosati, 2017).

   Dans cette recherche, nous nous concentrons sur la littérature numérique, tout en mettant en relief sa nature et ses spécificités.

2. Les spécificités de la littérature numérique

   La première spécificité, nous semble-t-il, se présente dans la nature même de cette littérature, c'est-à-dire, les éléments qui forment cette production littéraire en ligne et dans l'environnement numérique dans lequel elle est née :
« le numérique est l'espace dans lequel nous vivons. Il ne s'agit plus d'outils au service des pratiques anciennes, mais d'un environnement dans lequel nous sommes plongés, qui détermine et façonne notre monde et notre culture » (Vitali-Rosati, 2015).

   L'apparition du numérique crée un milieu social et un environnement culturel communicatif dans la mesure où la culture du livre est en train d'évoluer dans ces années en faveur d'une culture de l'écran, nommée « culture numérique » (Tisseron, 2014, p. 97-102).

   Ce que témoigne de cette mutation, la croissance du taux de lecteurs numériques en 2019 selon la dernière enquête du Centre du livre en France par rapport aux années 2015 et 2012 (Vincent Gérard, Poncet, 2019). D'un point de vue sémiotique, cet environnement est hétérogène car il se compose de plusieurs sémiotiques se juxtaposant à l'écrit : le mode visuel (représentations iconographiques/images), le mode sonore (des sonorités) et le mode cinétique (des gestes/mouvements) ( Lacelle & Lieutier, 2014, p. 56-57).

   Bien que la textualité occupe une place prépondérante dans cette littérature, ce n'est pas à elle seule qu'incombe l'élaboration de l'œuvre numérique. À côté du contenu textuel, des aspects médiatiques, visuels et sonores participent activement à sa mise en œuvre.

   Cette nature multimodale, devenue la norme avec le développement technologique, rend plus compliquée notre construction du sens et notre perception d'innombrables messages qui envahissent notre vie. La littérature numérique a donc une nature hyper médiatique dans la mesure où l'hypermédia constitue le concept fondateur de cette production en ligne.

   À cet égard, le numérique a radicalement changé le concept même de la textualité selon deux plans complémentaires : l'hypertextualité et l'extratextualité. Selon la définition classique du concept de Ted Nelson, l'hypertexte est une structure spécifique utilisée pour organiser les informations textuelles. Les blocs d'informations textuelles (nœuds) sont reliés entre eux par des liens afin que leur consultation permette aux utilisateurs de passer d'un nœud à un autre à l'écran en activant le lien qui les unit (Bootz, 2006).

   Cependant, l'hypertexte n'est pas une simple insertion d'éléments textuels externes dans une œuvre numérique, mais l'hypertextualité convertit le texte en une fenêtre sur d'autres matériaux textuels. Selon cette perspective, l'hypertextualité joue deux rôles sémantiques importants : soit participer à la construction du sens de l'œuvre numérique, soit permettre à des matériaux textuels externes de clarifier le sens de l'œuvre en constituant un système de référence dans lequel un texte fait référence à d'autres contenus textuels comme dans Navigations de Marcello Vitali-Rosati .

   Ariane Mayer a indiqué que la première fonction permet de produire de nouveaux romans utilisant l'hypertexte comme outil de création ; et la deuxième fonction permet d'enrichir les romans existants en employant l'hypertexte comme outil de compréhension (2012, p. 24).

   D'un point de vue stylistique, les textes en ligne sont, à l'ère du numérique, touchables et manipulables constituant une partie d'un ensemble intersémiotique communicable où les mots ne sont plus de signes linguistiques, mais d'images animés véhiculant un sens et transmettant un message.

   À travers la calligraphie, les métaphores animées (mots dansants, lettres pulsantes, boules colorées explosives, jeux de lumière, morphing de voix, etc.), l'œuvre numérique devient sa propre figure :
« Ce sont leurs aspects formels en tant que "figures", leur disposition sur la page-écran, leur accumulation et le traitement informatique qui leur a été accordé dans le programme qui deviennent signifiants. Or, ces figures se déploient dans de nombreuses directions, qui accentuent tantôt leur aspect graphique ou leur complexité, tantôt leur fluidité, leur caractère nécessairement changeant, leur manipulabilité, leur caractère algorithmique » (Gervais & Saemmer, 2011, p. 5).

   En s'affichant sur l'écran à l'ère du numérique, une particularité formelle de cette littérature numérique se manifeste : l'œuvre est originairement perçue comme images qui constituent des figures animés et manipulables immergées dans l'univers de l'écrit.

   Selon cette perspective, le texte devient le lieu d'exploration dans lequel des relations intersémiotiques se dessinent entre les textes animés et les images fixes, entre les textes fixes et les images animées, les calligrammes et les métaphores animés (Saemmer, 2007, p. 112).

   Cette animation textuelle participe à élargir le champ sémantique des mots. Il convient donc de parler d'une « littérature animée » où le contenu textuel (qu'il s'agisse de mots ou de phrases) subit une transition temporelle à l'écran : déplacement, modification, déformation, changement de couleur ou changement d'opacité, etc. Ainsi, l'animation numérique, cette technologie de simulation de mouvement informatisée qui utilise des « modèles » pour créer automatiquement des séquences d'images numériques, donnant ainsi l'illusion du mouvement joue un rôle fondamental dans la création de la production littéraire multimédia et démontre sa créativité, son originalité et sa variabilité.

   Selon Serge Bouchardon, la littérature numérique est dynamique, le terme « dynamique » contient ici trois significations : le texte peut être dynamique dans l'espace et le temps, car il fait l'objet d'une programmation, d'un calcul et d'un affichage en temps réel. Enfin, il est dynamique car le texte est « interactif » et il veut que les lecteur/internaute agissent (Bouchardon, 2007, p. 148).

3. la littérature numérique est une littérature interactive

   L'interactivité avec le lecteur-internaute représente une partie constitutive de toute œuvre numérique. Il est à noter que la notion « interactivité » se réfère à la relation entre un ordinateur (plus généralement un système électronique informatique) et son environnement externe (Bureaud, 2004). Ce principe redéfinit la relation entre l'écrivain et le lecteur-internaute, car la manipulation intellectuelle et gestuelle du lecteur joue un rôle particulier dans la construction de l'œuvre.

   Le lecteur devient désormais « un élément de l'œuvre », c'est-à-dire que l'œuvre numérique prend tout son sens à travers son interactivité. D'autre part, l'œuvre devient un « instrument textuel » que les lecteurs-internautes manipulent pour en comprendre le sens.

   La littérature numérique offre ainsi au lecteur une expérience de lecture innovante : l'interaction entre différents médias et l'interactivité du lecteur-internaute renouvellent fondamentalement le rapport entre l'œuvre et le lecteur qui navigue d'un lien à un autre, décide la modalité de lecture en suivant un ordre et un rythme personnalisés, laisse des commentaires ou des notes en dialoguant avec l'écrivain et participe à la construction de certaines œuvres collaboratives en ligne. En ce sens, l'interactivité permet au lecteur d'avoir une existence et un rôle réels dans le processus de création d'œuvres littéraires numériques tout en le confiant, par sa manipulation, la gestion esthétique finale de l'achèvement de l'œuvre.

   Dans son article intitulé : « littérature numérique », Serge Bouchardon développe quatre caractéristiques de cette littérature à savoir « l'animation textuelle », « le programme », « le multimédia » et « l'interactivité ».

   Par l'interactivité, il précise que le texte devient manipulable sur l'écran. Il est désormais possible de cliquer dessus, déplacer des lettres et des mots, insérer nous-mêmes des contenus. Se créent donc des relations signifiantes entre le texte manipulable, le texte généré par ce geste et le geste lui-même – nous les appelons « figures de manipulation ».

   L'interactivité est une propriété de l'œuvre inscrite dans le programme, elle correspond à la capacité du programme de provoquer et répondre à une activité physique du lecteur. Pour Jean-Louis Boissier , elle est élargie à la propriété que possèdent les divers composants de l'œuvre de réagir et communiquer entre eux. Ces définitions de l'interactivité procèdent d'une vision techno-centrée, c'est-à-dire qui considère l'œuvre comme un système technologique en fonctionnement. Elles en arrivent logiquement à considérer que le lecteur est un élément interne à l'œuvre, une composante du système technique de l'œuvre. Une telle vision est incapable, à notre avis, d'appréhender la différence fondamentale entre un système technique et une activité humaine : le programme ne sait manipuler que des informations numériques purement techniques, des datas, alors que l'humain, dans l'interaction avec l'œuvre, ne manipule que des symboles, des signes.

   Or un signe n'est pas une donnée, contrairement, justement, à « une donnée informatique » mais un construit, La différence est fondamentale : le caractère psychologique du signe ne peut pas être ignoré.

   Ainsi, une définition de l'interactivité réduite à sa simple dimension technique est insuffisante pour traiter les aspects sémiotiques issus de l'interaction physique entre le lecteur et le programme. Or nombre d'œuvres reposent essentiellement sur ce niveau de l'interaction qui est avant tout une confrontation de deux intentionnalités, celle de l'auteur qui est activée par procuration dans le programme et les résultats qu'il produit, et celle du lecteur qui se manifeste dans son action.

   L'interactivité est définie également comme « une propriété de la relation qui s'instaure entre le lecteur et le programme. Il s'agit d'une capacité donnée au lecteur et d'une obligation pour le programme. Elle consiste en la capacité que l'œuvre donne au lecteur de pouvoir influencer la composition des signes proposés à sa lecture et en l'obligation que l'œuvre impose au programme de devoir tenir compte de certaines informations fournies par le lecteur ».

   Selon cette définition, l'interactivité est une propriété de l'œuvre et non plus du seul programme. L'œuvre n'est plus, du point de vue du lecteur, un système dans lequel il s'insère mais bel et bien un outil qu'il utilise dans une construction du sens par la lecture. Cette conception s'insère dans une vision anthropo-centrée (c'est-à-dire centrée sur l'humain et non le système technologique) de l'activité humaine développée par la psychologie instrumentale, notamment par Pierre Rabardel et constitue une rupture radicale avec la vision technocentrique que la science et la technique ont construite.

4. Les limites du monde virtuel

   Quoique la littérature connaisse un essor sans précédent, certains spécialistes reconnaissent toute une série de risques et de limites qui peuvent être reprochés à ce genre de littérature, ainsi, il est à signaler que dans la culture occidentale moderne, la littérature est si intrinsèquement liée à la bibliothèque et aux livres qu'elle a longtemps été tenue à l'écart des développements de l'informatique. Les créateurs et les critiques ont même manifesté très tôt de profondes résistances à l'utilisation de l'ordinateur comme outil de lecture et d'écriture.

   Paradoxalement, ce sont souvent des informaticiens ou des scientifiques d'horizons divers qui se sont intéressés les premiers aux possibilités nouvelles qu'offrait l'informatique à l'étude des œuvres littéraires. C'est ainsi que dès 1963, à la suite des travaux de Jean-Claude Gardin sur l'Analyse conceptuelle du Coran sur cartes perforées, les chercheurs ont commencé à tirer parti des ressources informatiques dans l'étude des textes. Il a fallu cependant vaincre bien des réticences et des malentendus.

   Pour bien comprendre les enjeux de la digitalisation des textes littéraires, il faut tout d'abord revenir sur les techniques utilisées. Les ordinateurs permettent de coder des images, du son et du texte et de les traiter par programme. Dans ce processus, le texte occupe cependant une place singulière. A la différence de l'image et du son dont c'est la matérialité analogique qui est codée, le codage du texte peut se faire selon deux modalités fondamentalement différentes : le mode image et le mode texte.

- La numérisation en mode image : consiste à numériser le texte tel qu'il est disposé sur la page. Cette méthode a l'avantage de conserver les caractéristiques de la mise en page originale et d'être la plus économique. C'est pourquoi elle a été choisie par les bibliothèques pour numériser leur fonds. Les fichiers numériques remplacent avantageusement les microfilms qui étaient moins faciles à manipuler, à communiquer et à reproduire. S'il ne s'agissait que de fournir des fac-similés numériques aux chercheurs et aux lecteurs, l'opération n'aurait qu'un intérêt pratique et n'offrirait pas matière à s'alarmer. Tout au plus peut-on craindre une lecture moins commode que celle offerte par le support papier. Mais les textes ainsi numérisés sont figés et ne peuvent être manipulés par un ordinateur : on ne peut ni les solliciter pour effectuer des recherches de mots ou de chaînes de caractères, ni les intégrer dans un traitement de texte pour les copier ou les modifier, Or ce sont bien ces opérations qui ont très tôt intéressé les chercheurs et suscité les polémiques. C'est par là, en effet, que tout a commencé, la numérisation en mode texte ayant été pendant longtemps le seul mode de numérisation possible.

- Avant d'être dotés d'une interface graphique, en effet, les ordinateurs n'ont su reproduire du texte qu'en codant non pas sa disposition matérielle sur la page, mais les caractères de son système d'écriture. Pour ce faire, on a associé à chaque caractère de l'alphabet une valeur numérique.

   Ce codage du texte conduit à l'abstraire de son support (la page) et de sa forme typographique (le dessin des caractères), ce qui a pour conséquence sa réduction à une dimension purement linguistique et abstraite, séparée de sa réalisation visuelle.

   Cette forme de virtualisation le rend alors manipulable par un ordinateur et ouvre la voie à de nouveaux modes de lecture et d'écriture.

   Pour la machine, en effet, le texte n'est plus qu'une suite de signes abstraits qu'elle peut stocker, transmettre, rechercher, compter, comparer, concaténer, programmer, etc.

   Les possibilités de manipulations textuelles sont telles que des historiens du livre comme Roger Chartier n'hésitent pas à parler de révolution à propos de l'ère qui s'ouvre ainsi dans le domaine de l'écrit. Non seulement nos habitudes de lecteur se trouvent modifiées, mais la notion même de lecture s'enrichit d'une pluralité de sens nouveaux et inimaginables jusqu'alors. Pour qualifier cette mutation épistémologique, certains ont proposé le néologisme « d'hyperlecture », suggérant ainsi que le concept de lecture est désormais insuffisant pour englober des pratiques parfois fort éloignées de ce à quoi nous étions jusqu'à présent habitués.

- Les perspectives offertes par le texte numérisé en mode texte ne doivent cependant pas faire oublier que cette transformation est aussi une perte d'information. L'histoire de l'écrit nous apprend, en effet, que l'écriture ne peut être considérée comme une simple transcription de la langue orale. Au cours des siècles, les scribes, puis les typographes ont cherché à l'affranchir des contraintes de la linéarité pour mettre en place une lecture de plus en plus orientée vers la prise d'indices visuels.

   Cette lecture est parfois qualifiée de tabulaire parce qu'elle considère la page comme une surface sur laquelle s'organise un système de signes formant un réseau à la fois sémantique et sémiotique. Or cette inscription du texte dans un espace qui contribue à la formation du sens disparaît dans le codage en mode texte. Pour pallier cette déperdition sans recourir au mode image, on a imaginé une solution qui répond partiellement au problème. Elle consiste à jalonner le texte avec des marqueurs appelés « balises » qui réintroduisent sous une forme métadiscursive les informations perdues. Ainsi l'ordinateur peut-il, au moins en partie, reconstituer la mise en page originelle. Grâce aux balises, chaque élément du texte (titre, sous-titre, citation, note ou même simple mot) peut être accompagné d'une information portant tantôt sur son statut dans l'économie générale du texte d'origine, tantôt sur la forme typo-dispositionnelle qu'il doit prendre lors de son affichage ou de son impression (justification des paragraphes, taille et attributs de la police des caractères, etc.), tantôt sur sa nature sémantique.

   Depuis 1986, la norme SGML (Standard Generalized Markup Language) définit la manière dont doivent être élaborés ces grammaires de balisage dont les plus connues sont HTML (Hypertext Markup Language), XML (eXtended Markup Language), la TEI (Text Encoding Initiative<) et plus récemment Open e-Book, une norme destinée à l'affichage des textes sur les livres électroniques.

   Mais cette tentative de reconstituer les propriétés du livre papier sur un support électronique dont le e-book est le représentant le plus récent pourrait bien n'être que le signe d'une hésitation, à ce moment donné de l'histoire, entre l'ouverture vers de nouvelles formes de lecture et d'écriture et le repli sur des objets numériques rassurants qui reproduisent au plus près les caractéristiques du livre papier.

- Dans la longue histoire de l'écrit, l'apparition de chaque nouveau support d'inscription du texte a généralement provoqué une modification des usages et des modes de lecture. Avec le support numérique, le changement est beaucoup plus radical.

5. le numérique est-il une fin de l'ancienne bibliothèque ?

   La numérisation des textes a également pour conséquence leur « déterritorialisation ». Ce mouvement, déjà amorcé sur les premiers supports magnétiques, s'est accéléré avec la popularisation du réseau internet. Désormais les textes ne sont plus seulement dans les livres et dans les bibliothèques, ni sur un disque dur ou un cédérom, ils circulent sur les réseaux, ils sont devenus « nomades ».

   À la différence des livres toujours soumis à des contingences matérielles incontournables de diffusion et de communication, les textes numériques s'affranchissent des distances et des dispositifs lourds de la chaîne éditoriale. Un roman de huit cents pages se duplique en quelques secondes et s'expédie à l'autre bout du monde en quelques minutes.

   Pour lire un texte, il n'est plus besoin d'en passer par les médiateurs habituels du livre.

   Sur l'internet, des auteurs, comme Stephen King diffusent eux-mêmes leurs œuvres. Des associations comme Gutenberg aux États-Unis ou l'ABU (association de bibliophiles universels) en France mettent à contribution les internautes pour constituer des fonds textuels en libre accès.

   Des sites de référence comme Athéna dressent des catalogues interactifs des textes disponibles à travers le monde.

   Des libraires font de la vente en ligne et des éditeurs expédient à leurs clients des ouvrages numériques.

   Mais en sortant de la bibliothèque, le livre perd une partie de son identité. C'est en effet dans sa relation aux autres livres de la bibliothèque que s'apprécie sa place dans la production des savoirs et sa valeur patrimoniale. Or cette relation n'est pas du ressort du seul lecteur. Elle est construite, organisée par les bibliothèques. L'historien du livre Roger Chartier a bien montré combien les tâches de recension, de classement et d'assignation des textes ont façonné au cours des siècles un « ordre des livres » qui structure les connaissances. A toutes les étapes de la filière livre, la numérisation bouleverse cette économie ancienne du livre. Les rapports entre le lecteur, l'auteur, l'éditeur, le bibliothécaire ou le libraire doivent être entièrement repensés.

- Confronté à la dispersion et à la disparité des sources de lecture, le lecteur éprouve parfois durement le manque de repères topologiques et qualitatifs. L'utilisation des moteurs de recherche, si elle permet de retrouver les textes à partir de mots-clés ou de chaînes de caractères, produit beaucoup de « bruit » et n'apporte aucune indication sur leur valeur. Seuls les « portails » de référence offrent une vision organisée et hiérarchisée d'une partie de la masse des textes disponibles. En jouant le rôle de bibliothèque virtuelle, ils contribuent à remettre un peu d'ordre au sein d'un univers passablement désorganisé.

- La vraie nouveauté, cependant, n'est pas dans les tentatives de reconstitution de la bibliothèque traditionnelle fondée sur une organisation a prioriet hiérarchisée des savoirs, mais dans la constitution d'une structure en réseau qui permet de reconfigurer l'ensemble des documents selon une très grande variété de parcours répondant à des logiques qui tiennent mieux compte des préoccupations des lecteurs.

   Sur le modèle de l'encyclopédie classique dont il s'inspire, l'hypertexte électronique est libéré de la linéarité des pages du livre et des contraintes de son volume, il se donne à lire par unités « discrètes » reliées entre elles selon des configurations variables.

   Ce dispositif a pour résultat une fragmentation des textes et de la lecture. Affranchi de son assujettissement à l'ordre séquentiel des pages et de la linéarité du discours de leur auteur, le lecteur peut, à chaque fois qu'un lien se présente, s'orienter vers d'autres textes au gré de ses centres d'intérêt, consulter des informations complémentaires ou s'engager dans une dérive qui l'emportera parfois très loin du texte initial. En s'en remettant pour sa lecture à la liberté du lecteur, l'hypertexte déconstruit l'ordre du texte et dépossède son auteur d'une partie de son autorité et de son intention d'auteur.

   Sur le web, en particulier, aucun mécanisme satisfaisant ne permet de donner un sens  aux parcours d'un lecteur susceptible de passer sans transition d'un auteur à un autre au beau milieu d'un texte. Même dans les cas, plutôt rares, d'un auteur unique organisant son discours en hypertexte, il est impossible à ce dernier de prévoir tous les contextes dans lesquels un fragment sera lu.

- Ce nouveau mode de lecture peut être approprié à des textes informatifs, mais il semble mal convenir à l'exercice d'une pensée qui nécessite continuité et patience. Apparenté au zapping télévisuel, il fait craindre à certains les dangers d'une « hypo-lecture ». En réalité, nous sommes au début d'une ère nouvelle et de nouvelles formes discursives devront être inventées pour que l'hypertexte trouve sa légitimité dans l'espace d'écriture ainsi ouvert.

Conclusion

   Il faut reconnaître que l'ère numérique a modifié le mode d'expression médiatique et culturel, elle a transformé la littérature en faisant naître des productions littéraires sur le web qui ont un statut de « littérarité émergente » (Bootz, 2011, p. 208).

   Cette création littéraire numérique dépasse le support traditionnel du livre imprimé et du texte, tout en mettant en jeu de nouvelles formes de littérarités et de poéticités en ligne basées sur l'interférence de plusieurs mediums et l'intégration de nombreux systèmes sémiotiques : contenu textuel, images, vidéo, animation, son, lumière, etc.

   Cette écriture pluri-code crée une esthétique mouvante et instable, qui donne à cette production littéraire numérique sa spécificité et sa singularité. D'un point de vue stylistique, la textualité de l'œuvre littéraire, sa stabilité et sa linéarité sont essentiellement modifiés. À l'ère numérique, il ne s'agit plus seulement d'organiser le texte sur la page, mais de créer une production littéraire en ligne, multimodale, hyper-médiatique et pluri-sémiotique qui profite pleinement des fonctionnalités numériques et d'en faire sa raison d'être.

   Le texte en ligne est, palpable et manipulable, et fait partie d'un ensemble intersémiotique communicable, dans lequel le mot n'est plus un signe linguistique, mais une image animée qui véhicule du sens et transmet un message.

   « Animé », « dynamique » et « variable » sont les mots clés qui révèlent clairement la véritable spécificité de l'œuvre numérique. Par ailleurs, l'intégration des fonctions de localisation géographique et de « réalité augmentée » dans la création numérique permet aux écrivains connectés à Internet d'investir les applications numériques telles que Google Maps ou le GPS intégrées dans les Smartphones ou tablettes, pour donner naissance à une nouvelle tendance que l'on appelle « littérature géolocalisée » dans laquelle une partie du monde réel figure à travers des cartes, des vidéos, des images ou des sons.

   C'est le réalisme des objets virtuels. Avec le numérique, l'intégration de la temporalité réelle du lecteur devient également possible. Enfin, cette littérature numérique promeut une expérience innovante de lecture, dans laquelle l'interaction entre différents médias et l'interactivité avec le lecteur/internaute renouvellent la relation entre ce dernier et l'œuvre.

   Sous l'influence numérique, l'univers de fiction a subi d'énormes changements. Cette influence a cédé la place à de nouvelles formes de littérarité et de poéticité en ligne qui ont émergé et excellé à reconfigurer des représentations littéraires et sociales sur fond d'originalité et de créativité dynamiques. Dans cet univers numérique, les auteurs et les lecteurs communiquent et modifient constamment leurs statuts. Comme l'a dit A. Gefen, à l'ère du digital, « Internet, c'est la littérature » (Gefen, 2012).

Mostafa Zaklani
Étudiant doctorant
Laboratoire : Littérature, Art et Ingénierie pédagogique
CED : Faculté des lettres et sciences humaines Kenitra, Maroc
mostafa1zaklani@yahoo.fr

Encadré par Monsieur Rachid Souidi.

Cet article est sous licence Creative Commons Attribution 4.0 International. https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/deed.fr

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