L'émergence de l'intelligence artificielle
pour toutes et tous et pour
les enseignantes et enseignants en particulier
L'année 2023 a indubitablement été marquée jusqu'ici, pour le grand public, par l'émergence de l'intelligence artificielle, l'IA. Pour le grand public mais pas pour la communauté scientifique informatique pour qui elle existe depuis longtemps. En novembre 2022, l'apparition du « robot conversationnel » Chat GPT a donc provoqué un événement médiatique mondial. L'intelligence artificielle inquiète certains quand d'autres placent des espoirs en elle. Chacun s'est livré à un commentaire, allant de l'enthousiasme débordant à une remarque du type « pas si intelligent que cela », en passant par de multiples craintes sociétales. Et elle suscite de nombreuses réflexions.
Ainsi celles qui contestent son appellation. Par exemple, pour Luc Julia, elle n'existe pas ! [1]. Il préfère traduire IA par Intelligence (humaine) Augmentée . En effet, pour parler d'intelligence artificielle il faudrait d'abord avoir une idée du fonctionnement de notre cerveau, or on en est loin ! L'auteur, qui aime les images qui frappent, rappelle que pour qu'une machine reconnaisse un chat avec une précision de 95 % elle a besoin de quelque chose comme 100 000 images de chat. Les enfants pour leur part n'auraient besoin, selon les psychologues, que de deux images de l'animal pour reconnaître à vie un chat dans n'importe quelle circonstance et de manière quasi infaillible (p.123). Nous ne connaissons pas encore les algorithmes cérébraux...
Cela dit, le livre de Luc Julia date de 2019 et tout va très vite. Relire un autre grand spécialiste de l'IA, Yann Le Cun : « D'ici cinq ans, plus personne n'utilisera un modèle tel que ChatGPT » [2].
Comme Julia d'ailleurs, il ne peut exclure qu'une intelligence artificielle générale imitant, voire surpassant l'intelligence humaine, n'existera pas un jour. Mais aucun des deux ne se risque à prédire une date !
L'emploi
Des emplois vont disparaître, d'autres vont émerger. Certains vont se transformer. Avec l'appropriation de l'intelligence numérique, les compétences requises dans de nombreux emplois vont se modifier. Il faut alors redéfinir les référentiels de compétences actuels. A priori donner la priorité aux savoirs comportementaux (communication, coopération, adaptation, négociation, réflexivité sur l'action...), donc donner moins d'importance aux savoir-faire d'analyse (rédaction, calcul, argumentation, mémorisation, synthèse...). Il est aussi grand temps d'éduquer la population à la programmation, de donner à tous la culture informatique de notre époque. Et ne pas oublier que, si les outils utilisés par les enseignants contribuent à modifier la pratique de leur métier, pour autant, l'éducation n'en reste pas moins une relation humaine, la relation forte entre les enseignants et leurs élèves étant absolument fondamentale. La construction des savoirs par chaque élève est hautement favorisée par ses relations avec les autres, la dynamique de la classe. Travailler ensemble est efficace et permet de s'enrichir les uns des autres. La coopération plutôt que la concurrence. Cette dimension sociale est aussi un apprentissage de la vie en société.
Vouloir tout interdire ou, au contraire, tout accepter sans garde-fous, sont deux attitudes dangereuses et d'une grande faiblesse intellectuelle, faisant l'impasse sur les questions d'éthique. Alors que chacun s'est habitué à avoir de l'intelligence artificielle dans les mains avec son téléphone portable, sa tablette et son ordinateur, même si c'est sans le savoir.
L'enseignement
Ces problématiques valent pour l'enseignement [3]. Concernant l'enseignement scolaire, Philipe Meirieu craint que Chat GPT « comble le désir de savoir et tue le désir d'apprendre », selon une formule dont il a le secret. Pour lui, il n'y a pas de raison d'écarter cet outil, mais à condition de repenser les modalités d'évaluation. Cela va nécessiter un considérable travail collectif du corps enseignant, sans précédent, notamment pour combiner des productions écrites d'élèves avec leurs réponses immédiates à des questions orales.
Effectivement la pire des attitudes pour les enseignants serait de faire comme si l'IA ChatGPT n'existait pas. Les élèves l'ont déjà découverte et beaucoup la pratiquent déjà. Mais le corps enseignant ne part pas de rien. Il a déjà été confronté aux calculatrices, aux traducteurs automatiques et à Wikipédia...
Bastien Masse signale la parution du manuel ouvert Intelligence Artificielle pour les enseignants, Colin de la Higuera. Un projet réalisé en 5 langues dans le cadre du projet @AI4T_project. Et il prodigue un énorme bravo à l'équipe de la @Chaire_RELIA pour ce travail ainsi qu'à tous ses partenaires [4].
Mais ChatGPT pose un problème spécifique . Il a été entraîné et nourri par plus de 500 milliards de textes issus de livres, d'encyclopédies et d'informations provenant du Web. Il y a là un réel problème : Pour l'instant 46 % sont d'origine anglo-saxonne... et 5 % français. Un problème linguistique mais aussi culturel, politique, géopolitique. Quelle vision du monde ? Poser la question c'est y répondre [5].
Et, Laurence Devillers, professeure à Sorbonne-Université, nous prévient que « les systèmes d'intelligence artificielle vont amplifier les biais de genre dans tous les domaines, les biais des données peuvent aller jusqu'au stéréotype grossier. Il est nécessaire de prendre ce sujet très au sérieux et d'y apporter des solutions par des règles, des normes et des guides éthiques en Europe et au niveau mondial » [6].
Et encore et toujours le problème de la formation initiale et continue des enseignants...
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L'IA doit être au service de tous, du bien commun, de l'amélioration des conditions de travail... Et non uniquement dans les mains des GAFAM et autres firmes informatiques dans l'objectif de profits à court terme. Cela suppose une implication des travailleurs et des citoyens formés dans la politique menée et les réalisations. Ainsi une médecine plus précise se dessine-t-elle, aidée par une IA qui sait utiliser les données efficacement ; des catastrophes naturelles peuvent être anticipées, des zones de pauvreté peuvent être analysées grâce à l'analyse automatique des photographies aériennes et...
Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI
NOTES
[1] L'intelligence artificielle n'existe pas, Luc Julia, Éditions FIRST, 2019, 292 pages : EpiNet mars 2019
https://www.epi.asso.fr/revue/lu/l1903b.htm
[2] https://usbeketrica.com/fr/article/d-ici-cinq-ans-plus-personne-n-utilisera-un-modele-tel-que-chatgpt
[3] Éditorial EpiNet mars 2023 : https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a2303a.htm
- « L'intelligence artificielle au quotidien : quelle position pour l'enseignantˇe ? » Colin de la Higuera, https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a2303f.htm
- « Intelligence artificielle (suite) » Éditorial EpiNet mai 2023
https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a2305a.htm
- Voir dans la rubrique « Documents » : IA et éducation :
https://edunumrech.hypotheses.org/files/2023/05/MEN_DNE_brochure_IA_WEB.pdf
- Voir dans la rubrique « Libre » : Les ressources éducatives libres (REL) Chaire UNESCO RELIA - Colin de la Higuera :
https://chaireunescorelia.univ-nantes.fr/
- https://www.cafepedagogique.net/2023/05/11/alain-bouvier-de-quoi-chat-gpt-est-il-le-nom/
- Agents conversationnels et enseignement (juin 2023). Une synthése par Frédéric Junier (https://twitter.com/FredericJunier) https://frederic-junier.org/chatGPT/
- « Intelligence Artificielle pour les Enseignants », Colin de la Higuera licence CC BY 4.0
https://chaireunescorelia.univ-nantes.fr/2023/06/01/le-manuel-ouvert-intelligence-artificielle-pour-les-enseignants-est-publie/
[4] « Intelligence Artificielle pour les Enseignants », Colin de la Higuera licence CC BY 4.0
https://chaireunescorelia.univ-nantes.fr/2023/06/01/le-manuel-ouvert-intelligence-artificielle-pour-les-enseignants-est-publie/
[5] Éditorial EpiNet mars 2023 : https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a2303a.htm
[6] https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/06/les-systemes-d-intelligence-artificielle-vont-amplifier-les-biais-de-genre-dans-tous-les-domaines_6176418_3232.html
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