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« La lutte pour l'enseignement de l'informatique »,
une histoire particulière de l'intégration
d'une innovation à l'Éducation nationale

Emmanuelle Donnard
 

Emmanuelle Donnard présente ici son mémoire, soutenu à Sciences Po le 10 novembre 2021, mémoire en ligne sur le site de l'EPI :
https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a2202f.pdf

1. La traversée du désert informatique

   En écoutant pour la première fois le cours de Gérard Berry, alors titulaire de la chaire Algorithmes, machines, langages au Collège de France, intitulé Où va l'informatique ? (3/8) : Enseigner l'informatique, je découvrais qu'il était une sorte de fenêtre ouverte sur un épisode étonnant : le retrait et l'absence d'enseignement de l'informatique dans le secondaire, pendant vingt ans.

   Les deux décennies ont aussi été marquées par ce qui a été une lutte pour ré-intégrer l'informatique dans les curricula, une opposition de visions idéologiques, divergentes, portées par deux coalitions de cause : l'une œuvrant pour faire de l'informatique une discipline d'enseignement, tandis que l'autre multipliait arguments et stratagèmes d'évitement. 

   Je me suis appuyée sur le cadre théorique développé par Paul Sabatier, l'Advocacy Coalition Framework, pour éclairer ce récit de sociologie politique et comprendre les conditions qui ont, finalement, permis l'avènement de l'informatique pédagogique. En effet, selon l'ACF, différents ingrédients sont nécessaires à un tel avènement :

  • tout d'abord un processus de maturation lent, sur un temps long d'une décennie au moins, 

  • l'action endurante d'un groupe de médiateurs déterminés, ici un petit groupe de pionniers de l'informatique issus de différentes structures publiques 

  • sans compter un changement sociétal profond et globalisé, dans cette chronique, il s'agit de la vague déferlante du numérique.

   Ce zoom spatio-temporel a révélé une certaine trame de l'organisation du social et des rapports de force en présence qui m'a permis d'appréhender la dynamique d'intégration de cette innovation au sein de l'Éducation nationale.

2. Les porteurs de la cause : vision et actions

   L'informatique est un agrégateur de croyances puissant. La ligue de ses partisans, un groupe de scientifiques pionniers, partagent l'intuition qu'avec la pensée informatique adviendra un nouveau paradigme culturel et que celui-ci sera constitutif d'un nouvel ordre. C'est ce référentiel qui lie leur engagement à l'action durant deux décennies et qui supplante, par sa longévité, celle de cinq gouvernements.

   Selon eux, enseigner, comprendre et maîtriser l'informatique, cette science qui sous-tend le numérique, c'est donner, à tous les élèves et futurs citoyens, une clé de compréhension et d'action sur le monde qui les entoure.

   Et cette vision commune d'un futur où l'informatique transforme le quotidien de chaque individu, les enjoint à se mobiliser dès le début des années 1980, pour faire entrer l'informatique dans les programmes du Ministère de L'Éducation nationale et influencer la trajectoire d'une politique publique à forte portée sociale. 

   Ces scientifiques viennent d'horizons divers : ils sont académiciens, chercheurs, enseignants ou encore inspecteur général de l'Éducation nationale. Citons notamment Gérard Berry, Serge Abiteboul, Gilles Dowek, Jean-Pierre Archambault, Jacques Baudé ou encore Robert Cabane. 

   Mais tous ont un lien avec l'enseignement et ce tropisme commun explique probablement pourquoi ils choisissent de diriger une grande partie de leurs actions vers l'Éducation nationale : c'est le moyen, d'après eux, d'appareiller le pays face à la révolution numérique à venir.

   La formation génère la transformation.

   Au cours de cette longue séquence, on peut distinguer une première période où les différents protagonistes mènent des actions locales au sein de leur sphère d'influence, colloques scientifiques, publications d'articles, séminaires pédagogiques... Mais il faut attendre 2007 pour que leurs initiatives convergent en un faisceau d'actions collectives et organisées.

   Une fenêtre politique et un événement en particulier vont avoir cet effet de catalyseur et concentrer les forces agissantes.

   Un premier point de bascule a lieu en 2007 quand l'EPI, décidée à remettre en question les schémas déterministes, adresse une lettre ouverte à toute·s les candidat·e·s à l'élection présidentielle pour leur proposer d'inscrire l'informatique dans leur programme de gouvernance. Le seul à répondre fut Nicolas Sarkozy. 

   Quelques jours après son installation à l'Élysée, l'EPI lui adressait une demande d'audience et Jean-Pierre Archambault et Jacques Baudé étaient reçus le 25 septembre à l'Élysée par le conseiller technique pour l'éducation (Dépêche Aef n° 84149 du 27-09-2007). Plusieurs points furent abordés autour des propositions de l'EPI pour la création d'un enseignement de l'informatique dès le collège. Jean-Baptiste de Froment se montra très intéressé.

   Peu après, la délégation de l'EPI rencontrait Mark Sherringham, conseiller auprès de Xavier Darcos, nommé ministre de l'Éducation du nouveau gouvernement. Elle repartit avec une commande pour l'ébauche d'un programme d'enseignement de l'informatique au lycée.

   Rapidement, ils cherchent avec qui s'allier pour élaborer ce programme et retrouvent les textes d'une journée de débat organisée à l'Académie des Sciences par Maurice Nivat intitulée « L'enseignement de l'informatique de la maternelle à la terminale ». Un texte de Maurice Nivat retient particulièrement leur attention. Celui-ci plaide pour que l'informatique soit enseignée comme discipline à part entière. Il est vrai qu'à cette époque (et pour longtemps) beaucoup n'envisageaient l'informatique qu'en support aux autres disciplines.

   C'est ainsi qu'ils rencontrent Maurice Nivat, mais également Gérard Berry et Gilles Dowek, et ensemble ils remettent, au conseiller ministériel, un document de synthèse qui dessine les grands axes d'un programme couvrant les 3 années du lycée.

   En décembre 2009, le ministre Luc Chatel présentait au Conseil Supérieur de l'Éducation, ISN « Informatique et sciences du numérique », un enseignement de spécialité en série S. Le programme paraîtra deux ans après (BOEN du 13-10-2011).

   Cependant une autre fenêtre d'opportunité va permettre de consolider ce qui vient d'être installé, « un moment discret » qui a synthétisé tout à la fois le diagnostic, la solution prescriptive et l'engagement d'un décideur politique. L'histoire raconte qu'en décembre 2014, après avoir reçu la médaille d'or du CNRS des mains de Najat Vallaud-Belkacem, Gérard Berry se serait entretenu avec la ministre de l'Éducation nationale et l'aurait alertée sur l'absence d'enseignement de l'informatique. Cette rencontre aurait fait avancer le dossier.

   Après une carence de vingt ans, l'informatique redevient discipline scolaire, c'est le début de l'institutionnalisation. Néanmoins, le chemin sera encore long avant que le Ministère de l'Éducation nationale intègre l'informatique comme un élément de sens stratégique et change de référentiel.

3. Des freins structurels et conjoncturels

   Pourtant, avant d'en arriver au succès de l'institutionnalisation, l'informatique a traversé des vents contraires et des résistances en tous genres.

   Tout d'abord, sa forme tridimensionnelle l'a souvent rendue difficile à appréhender ; Charles Duchâteau synthétise, en 1992, la problématique de sa compréhension au fait que l'informatique est un hybride à mi-chemin entre plusieurs disciplines : les mathématiques, les sciences technologiques et les sciences de l'ingénieur, tout à la fois : « une science, mais aussi une technologie, un ensemble de techniques, d'outils... ».

   Par ailleurs, cette perception atrophiée fut encore marquée par un dogme délétère, très populaire dans les années 90, qui marginalisa cette science en employant l'informatique comme un adjectif, on ne parlait plus que de « l'outil informatique ». À partir de ce moment-là, l'informatique a été considérée comme un auxiliaire, un outil souvent d'aide au calcul, au service d'autres disciplines.

   De fait, beaucoup des détracteurs de l'informatique ont utilisé l'analogie avec l'automobile pour justifier cette posture : pas besoin d'être garagiste pour conduire une voiture, la compétence de l'usage suffit.

   En effet, les informaticiens-chercheurs ont longtemps fait face à la condescendance de leurs collègues mathématiciens qui posaient un regard méprisant sur cette science-technique et les considéraient, non comme des scientifiques mais comme des bricoleurs.

   Cela est également sans compter qu'à l'intérieur de l'institution, le puissant lobby des profs de sciences organise une controverse pour protéger le territoire des disciplines dominantes. effet, les responsables des sciences physiques, des mathématiques et des sciences de l'ingénieur revendiquent un « avantage naturel » (un monopole politique ?) par la prééminence de leur enseignement dans la hiérarchie des matières, et considèrent que l'informatique est à intégrer « chez eux ». Ils trouvent de nombreux alliés au fil du temps pour mener une lutte souterraine et éviter la création d'une nouvelle discipline. C'est le cas, par exemple, de Jean-Yves Daniel, doyen honoraire de l'Inspection Générale de l'Éducation nationale de 2012 à 2016, qui estime que l'informatique est « un nouveau venu » et une aberration. Il reprendra, d'ailleurs à son compte, la croyance toxique selon laquelle : « il suffit de développer les usages et ça ira ».

   La conception limitative de l'informatique et le fait qu'elle n'ait pas été reconnue comme une discipline, constituée d'un esprit de corps et de savoirs académiques normatifs, ont longtemps contribué à la décrédibiliser et n'ont pas, non plus, permis de l'appréhender comme un vecteur créateur de nouvelles opportunités.

   En plus des rivalités disciplinaires, citons un autre obstacle structurel ayant retardé l'intégration de l'informatique dans les programmes d'enseignement : la formation des enseignants.

   En effet, la structure jacobine du système français ne permettant pas de « commencer petit », cette lourdeur du système a longtemps freiné toute velléité de réforme d'anticipation du côté des décideurs.

   Les choses n'ont vraiment changé que lorsque l' Éducation nationale a été tout à fait sûre que l'informatique gouvernait bien la société. C'est-à-dire avec la création du Capes d'Informatique en 2019, un peu tard donc...

   Cette question de fond, soulevée par le besoin massif de formation des enseignants, a été un sujet trop segmentant pour être porté et de nombreux décideurs politiques ont préféré esquiver le problème en abordant l'informatique par le prisme de l'équipement. C'est notamment le cas du « Plan tablettes » administré par François Hollande en 2015 et pour lequel la Cour des Comptes parle d'un « concept sans stratégie, un déploiement inachevé, qui n'a pas pris la mesure de l'ampleur des défis à relever » dans son rapport de 2019.

4. Le tsunami numérique

   Paul Sabatier explique que, sans changement de conditions, notamment économiques et sociales, qui créent des perturbations à l'extérieur d'un système et une rupture des équilibres passés, ledit système a peu de chance d'être révisé de façon significative. Ici c'est internet, la 3G, les smartphones, ou encore les réseaux sociaux qui ont, en grande partie, été les vecteurs déstabilisateurs de l'ordre constitué.

   En 2001, la première bulle internet a explosé et tous les GAFAM, nés dans la décennie précédente, accumulent des richesses substantielles en proposant des services jusque-là inédits : applications mobiles, messageries électroniques, commandes et achats en ligne... L'économie de plate-forme qui se met en place dans les années 2000, impose lesdits GAFAM comme de nouvelles puissances impériales et transforme, tout à la fois, l'économie mondiale et nos modes de vies. Le raz-de-marée est arrivé. 

   Effectivement, un tsunami numérique comme une lame de fond économique et sociétale, aura été nécessaire pour que l'Éducation nationale intègre, finalement, les enjeux de l'innovation numérique en son sein.

Conclusion

   On s'aperçoit en fait que l'impensé numérique est longtemps resté un impensé politique et que de nombreuses variables sont à combiner pour englober le processus de changement dans son ensemble.

   Certes la résistance de la coalition dans le temps, dont les actions de vulgarisation et d'évangélisation ont traversé cinq gouvernements, a eu, à n'en pas douter, un impact sur le pilotage et la coproduction de l'action publique.

   Mais il est évident que l'évolution du terrain, devenu favorable et le déferlement massif du numérique sur les sociétés, sont également des facteurs particulièrement structurants de ce récit.

   La technologie et l'usage que l'on en fait sont des choix politiques qui reflètent des choix de société, à ce titre on peut dire que le numérique est politique. Aujourd'hui des questions de compétitivité économique se posent mais aussi de gouvernance et de numérisation de la démocratie, comme réinventer nos usages en matière de lien social, d'élections ou de mobilisations collectives, par exemple.

   Et après avoir traversé cette épopée de l'informatique dans le système éducatif français, il me semble important, fondamental, à la fois de capitaliser sur les connaissances existantes mais également de produire une connaissance prospective sur ce que l'on pourrait appeler une histoire environnementale de l'éducation et sur les mutations à venir de l'emploi.

   Il manque donc une recherche à visée opérationnelle qui aurait pour objectif de projeter ce que seront les métiers de demain, afin d'anticiper les besoins en formation et dessiner un horizon de sens mobilisateur pour les nouvelles générations.

Emmanuelle Donnard

Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification). http://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/fr/

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Février 2022

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