Une pandémie au temps du numérique
Le numérique transforme de manière significative la vie quotidienne des humains, le monde du travail et les enjeux de la citoyenneté. La situation provoquée par la pandémie de la Covid-19 a accentué sa place dans plusieurs aspects de la vie des sociétés. Elle a aussi montré que toutes les personnes ne sont pas suffisamment outillées pour évoluer librement dans cette nouvelle réalité. Il y a donc, et ce n'est pas nouveau, des responsabilités fortes que la société doit assumer. Il y a des implications éducatives fondamentales. Il faut donner à tous une culture générale informatique, la science et technique qui sous-tend le numérique. La nécessité d'un recours important aux pratiques numériques a souligné le déficit de formation de beaucoup de gens, notamment, d'une partie du monde enseignant. Malgré des avancées, le chemin qui reste à parcourir est encore long.
Ci-après, quelques problématiques majeures qui illustrent le fait que le distanciel a montré ses limites. Il faudra s'en souvenir. Le numérique n'a pas vocation à supprimer le présentiel. La question posée n'est effectivement pas celle d'un numérique qui serait omnipotent mais, pour les enseignants, celle d'une utilisation rationnelle et raisonnable d'un outil pédagogique et didactique qui permet de faire mieux certaines choses que l'on faisait déjà et de faire des choses que l'on ne pouvait pas faire avant. Si la pandémie souligne aux yeux de beaucoup de parents le rôle irremplaçable des enseignants (enseigner est un métier), elle montre aussi le rôle incontournable du présentiel. De ce point de vue, elle souligne que l'école « de demain » devra nécessairement s'inscrire dans la continuité, avec une utilisation maîtrisée du numérique.
Les inégalités sociales et donc scolaires
Dans cette période de crise, la continuité pédagogique les a encore accrues pour des raisons diverses et souvent cumulatives.
Les conditions matérielles ne sont pas réunies pour tous, ainsi quand il n'y a qu'un seul ordinateur (voire pas du tout) pour une famille entière et/ou une connexion internet défaillante (voire absente). Les élèves en situation d'échec scolaire, d'isolement social et/ou de handicap sont les plus touchés car le confinement les empêche de bénéficier des soutiens humains qui leur permettaient de compenser leurs difficultés. L'engagement inégal de parents pouvant aider à organiser le travail, à expliquer les consignes et à soutenir les enseignements complexes est davantage déterminant qu'à l'habitude [1].
L'enseignement : cognition et relation humaine
Le déploiement d'outils pour assurer la continuité pédagogique n'est qu'un prérequis mais il a parfois été considéré comme suffisant pour le retour à un niveau d'enseignement opérationnel. En plus, ces outils, souvent conçus comme un accompagnement au présentiel et non pour un enseignement à distance, n'avaient pas été suffisamment pensés pour permettre des retours.
Rappelons que la relation forte entre les enseignants et leurs élèves est absolument fondamentale et que les pratiques se bornant à consulter des plates- formes délivrant de façon dépersonnalisée des contenus sont vouées à l'échec à moins que l'élève n'ait une motivation hors du commun [1].
L'enseignement comporte une évidente dimension cognitive, l'appropriation des savoirs, le théorème de Pythagore, la conjugaison, l'accord du participe passé... Mais la construction des savoirs par chaque élève est hautement favorisée par les relations avec les autres, la dynamique de la classe. Travailler ensemble est efficace et permet de s'enrichir les uns des autres. La coopération plutôt que la concurrence. Cette dimension sociale est aussi un apprentissage de la vie en société.
Une des raisons mises en avant par les élèves pour retourner à l'école est de retrouver leurs amis qui leur manquent. Les copains, c'est important dans le plaisir d'aller à l'école. Et l'on a tous en tête ces exemples de vocations issues des cours du « bon » professeur que les élèves ont eu et qui a su leur faire partager sa passion pour sa discipline. La dimension affective joue un rôle important dans l'éducation. Les « relations numériques » ne remplacent pas, loin de là, les interactions en présentiel [2].
Souveraineté
Le distanciel a contribué à mettre en lumière l'importance des problèmes concernant la souveraineté numérique nationale et européenne face aux GAFAM, notamment la confidentialité des données personnelles, que pose l'utilisation de systèmes présentés comme gratuits mais dont la rentabilité est basée sur la monétisation de ces informations. Sans parler des relations étroites des GAFAM avec les services secrets américains. Même si l'usage de tels outils s'explique par leur facilité d'emploi ou par économie, cela démontre, encore plus fortement en temps de crise, combien manquent des alternatives nationales ou européennes, offrant la sécurité des données comme élément de décision et donc pas uniquement la performance.
En matière de numérique, l'Europe dispose encore d'atouts majeurs : une demande intérieure forte, des consommateurs éduqués, une expertise scientifique de haut niveau, des compétences de premier plan et des capacités d'innovation [3].
Il est donc encore temps de prendre l'initiative au niveau européen, de faire autrement, à l'instar de ce que font par exemple la Chine et la Russie. Dans Le Monde diplomatique d'août 2017, Kevin Limonier, Maître de conférences à l'Institut français de géopolitique, Université Paris-VIII, présentait l'« Internet russe, l'exception qui vient de loin » [4]. La Russie est en effet l'un des seuls pays à disposer d'un écosystème presque complet de plates-formes et de services indépendants de ceux de la Silicon Valley, fondés par des Russes et régis par le droit russe. Contrairement à la situation d'une partie significative de la population mondiale qui utilise quotidiennement les services des GAFAM, sans recours possible à des équivalents locaux crédibles, les Russes et leurs voisins ont le choix entre les géants californiens et le segment russophone du Net. Un service comme Yandex « jouit d'une popularité deux fois supérieure à celle de son concurrent Google. Et VKontakte, équivalent de Facebook, est, de très loin, le premier site consulté dans le pays ».
Les plates-formes numériques étrangères doivent obligatoirement héberger sur le sol russe les données des citoyens russes.
La réforme du lycée et sa mise en œuvre
La pandémie de la Covid-19 a profondément perturbé la précédente année scolaire et cela continue en 2020-2021. Et pourtant Jean-Michel Blanquer refuse encore d'alléger les programmes. Les épreuves de spécialité prévues mi-mars sont maintenues, ainsi que le Grand Oral, la principale nouveauté du bac 2021, prévu fin juin, début juillet. Plusieurs syndicats d'enseignants et d'inspecteurs d'académie ont pourtant demandé le report des premières et l'annulation du second.
Il se confirme que le nouveau lycée est un lycée profondément inégalitaire. Renforcement des inégalités sociales et de genre, options en sursis, diversité en trompe l'œil... les chiffres parlent d'eux-même et viennent balayer tous les discours officiels. La tendance au recul de l'enseignement des mathématiques s'accentue encore cette année. C'est d'autant plus inquiétant qu'absentes du tronc commun, les mathématiques font partie des attendus de la très grande majorité des formations supérieures, jusqu'à constituer en soi un critère de sélection. L'origine sociale fait des différences nettes dans les parcours et les choix, laissant penser qu'on a simplement recréé des « voies royales » masquées, non-dites, mais bien comprises par ceux qui maîtrisent bien le système scolaire. Les élèves très favorisés ont donc tendance à concentrer leurs choix sur un nombre restreint de « doublettes », les choix des élèves les moins favorisés étant plus dispersés [5].
Éviter une troisième vague
En cette rentée scolaire de janvier 2021 des craintes existent d'une troisième vague de la pandémie, notamment avec l'émergence d'une nouvelle souche « britannique » du SARS-CoV-2. Les enfants passent chaque jour plusieurs heures dans des lieux clos, mal ventilés, bondés et en forte promiscuité, avec une application difficile des gestes barrières. Les plus jeunes ont été parmi les seuls vecteurs sociaux subsistant dans une société d'adultes massivement confinés et en télétravail. Un certain nombre d'études parues à ce jour montre que le rôle des enfants a vraisemblablement été sous-estimé, sinon négligé. Ils sont au moins aussi infectés que les adultes par le SARS-CoV-2. Dès lors, il n'y pas de raison qu'ils soient moins contagieux et aucune donnée ne va dans ce sens. En revanche, on sait que, dans leur immense majorité, les enfants développent des formes de Covid-19 moins graves que les adultes, avec peu de complications et peu d'hospitalisations ainsi que très peu de décès. C'est justement parce que les plus jeunes ont moins de formes sévères qu'ils n'ont été que peu hospitalisés.
Des mesures fortes concernant les établissements scolaires devraient être prises. Ne pas rouvrir les écoles après les vacances de Noël aurait peut-être été une mesure sanitaire clé pour prévenir du risque de rebond en janvier ? Ou une rentrée effectuée sur un modèle mixte aurait-elle limité les risques de contagion ? Pour J.-F. Delfraissy, président du Conseil scientifique, fermer les écoles en France n'est pas nécessaire [6]. Les organisations syndicales quasi unanimes partagent la préoccupation du maintien de l'ouverture des lieux scolaires. Elles alertent cependant sur la nécessité d'anticiper l'ensemble des scénarios et demandent la planification d'une protection renforcée. Elles demandent le renforcement de la protection des personnels et des élèves dans le contexte des variants qui apparaissent. Un plan réellement anticipé doit inclure : le non brassage des élèves, le fonctionnement des cantines, l'aération des salles, les tests, l'isolement immédiat des cas positifs (et le cas échéant la fermeture de l'établissement demandé par le président du Conseil scientifique) [7].
« Nous sommes convaincus qu'il est de première importance de maintenir ouvertes les écoles » : le jeudi 14 janvier, le ministre de l'Éducation nationale a donc exclu la fermeture des établissements scolaires. Aussi, pour permettre leur ouverture le plus longtemps possible alors que la contagion du variant britannique inquiète, « nous devons faire avancer le curseur du protocole sanitaire dans un sens un peu plus strict », a indiqué Jean-Michel Blanquer. Cela veut notamment dire moins de brassage dans les cantines, suspension des activités physiques en intérieur, tests massifs...
Par ailleurs, pour Philippe Meirieu, spécialiste des sciences de l'éducation et de la pédagogie, « un des problèmes, au-delà de la pandémie elle-même, est que la gestion du système scolaire s'est faite de façon chaotique et a brisé une forme de confiance entre le corps enseignant et le ministère. » [8]. Alors...
Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI
NOTES
[1] https://www.lemonde.fr/blog/binaire/2020/12/15/education-et-numerique-quels-defis-et-quels-enjeux/
[2] https://www.epi.asso.fr/revue/articles/a2006a.htm
[3] L'irrésistible ascension du numérique. Quand l'Europe s'éveillera, Didier Lombard
(Président du conseil de surveillance de STMicroelectronics et ex-PDG de France Télécom), novembre 2011, éd. Odile Jacob, 300 pages, 22,90 euros.
https://www.epi.asso.fr/revue/lu/l1201m.htm
[4] Parmi les raisons qui expliquent cette situation, tout venant de loin, K. Limonier rappelle qu'« à l'époque soviétique, la mise en valeur des formations technologiques, les populaires instituts techniques de province ont prédisposé une part importante de la population à s'approprier rapidement l'informatique. Et aujourd'hui, la société russe est globalement mieux formée à l'informatique que les populations occidentales ».
Colonisations numérique et linguistique, Jean-Pierre Archambault.
[5] https://www.snes.edu/article/le-lycee-peau-de-chagrin/
[6] https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/01/13/coronavirus-fermer-les-ecoles-en-france-n-est-pas-necessaire-selon-le-president-du-conseil-scientifique_6066086_3244.html
[7] https://t.co/1uFUcY2Bc7?amp=1
[8] http://www.slate.fr/story/199065/limiter-presence-eleves-enfants-ecoles-classes-urgence-covid-19-variant-anglais
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