Pénurie d'informaticiens,
enseignements d'informatique et réforme du lycée
L'informatique est omniprésente dans les entreprises et la société. De nouveaux métiers sont apparus. Mais la France manque d'ingénieurs informatiques [1]. Résultat, les entreprises peinent à recruter. Une offre d'emploi sur deux ne va pas jusqu'au bout. La Direction de l'Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (Dares) estime à 80 000 le nombre de postes vacants. Tous les secteurs d'activité, privés et publics sont touchés. 90 % des recrutements se font à niveau bac +4 ou bac +5. Les profils recherchés concernent la cybersécurité, la donnée (big data) et l'intelligence artificielle.
Certaines entreprises vont chercher leurs ingénieurs en Asie, en Afrique... Au Maroc, les employeurs dénoncent d'ailleurs le débauchage massif mené par les sociétés étrangères, françaises en particulier. D'autres sociétés transfèrent une partie de leur activité à l'étranger, où les compétences sont plus nombreuses, en Asie du Sud Est, en Inde ou en Afrique. « Nous sommes surtout confrontés à une pénurie de talents et de compétences » résume Neila Hamadache, déléguée à l'emploi et la formation à la Fédération Syntec. Or...
Le cheminement chaotique de l'enseignement de l'informatique dans l'enseignement scolaire en France
Les talents, ça se forme. On sait l'importance de la précocité des apprentissages. Les vocations se découvrent à l'adolescence et se portent sur des domaines que les élèves rencontrent au collège et au lycée. Or, s'il y avait dans les années 80, dans les lycées d'enseignement général, une option d'informatique en voie de généralisation, elle fut supprimée en 1992. Rétablie en 1995, elle fut à nouveau supprimée en 1998. Ce fut alors la traversée d'un « désert explicatif » avec le B2i. On en paye encore aujourd'hui les conséquences.
Des actions furent et sont menées, en particulier par l'EPI, pour un enseignement d'une discipline informatique pour tous les élèves, l'informatique devant être une composante de leur culture générale. Elles ont porté leurs fruits avec la création en 2012 d'ISN, enseignement optionnel en Terminale S. Et avec les créations en cette rentrée 2019 de l'enseignement de spécialité NSI en Première (8,4 % des élèves l'ont demandé mais on ne sait pas encore combien l'ont obtenu) et de SNT pour tous les élèves de Seconde.
Ces créations constituent des avancées, des avancées nécessaires, comme le montrent les besoins des entreprises, mais qui ne suffisent pas. Qu'il faut réussir et développer. Mais...
La formation des enseignants
Car il y des mais. Le vivier des professeurs d'ISN permet de mettre en œuvre NSI, mais pas dans tous les lycées. Des DIU d'informatique (diplômes inter-universitaires) se mettent en place à leur intention, dans toutes les académies. Il faut aussi les ouvrir aux professeurs volontaires, qui n'enseignent pas ISN mais qui sont diplômés en informatique, car ce n'est pas le trop-plein qui menace. Mais quid de la montée en charge à venir ? Un Capes informatique a enfin été créé et la première session aura lieu en 2020. On parle de quelques dizaines de postes mis au concours. C'est peu en regard des besoins. Et toujours pas d'agrégation d'informatique. Rappelons que l'EPI alerte les pouvoirs publics depuis des décennies sur l'impérieuse nécessité de former les enseignants à l'informatique, à la fois pour enseigner cette discipline et pour ses apports aux différentes disciplines.
Dans les précédents éditoriaux d'EpiNet nous posions la question de savoir quels enseignants pour ces nouveaux enseignements, en particulier pour SNT, et faisions part de nos inquiétudes. Elles se voient confirmées. Paroles de professeurs.
« J'ai pu bénéficier de 2 jours et demi de formation l'an dernier ce qui a été largement insuffisant vu mon manque de connaissance dans cette discipline ».
« J'ai également un peu lu durant l'été, ce qui m'a permis de me constituer un "minimum vital" concernant cette matière. Toutefois, je reste très conscient que mes connaissances techniques sont encore très limitées. Mon niveau en Python, Html, Css... est faible. Il va falloir faire avec cette année. Je passe beaucoup de temps à préparer mes cours, malgré cela, tout est fait dans la précipitation ».
« À propos des questions posées par les élèves, j'en ai assez peu finalement et heureusement pour cette année. J'ai un ou deux élèves qui me parlent parfois de choses que je ne connais pas. Je leur réponds que je leur donnerai une réponse au cours suivant et je pose la question à mes collègues... ».
Cette situation témoigne pour le moins d'un manque certain de sérieux de la part du ministère, voire d'un amateurisme incongru [2]. Pour enseigner l'informatique, il faut des professeurs d'informatique convenablement formés. C'est simple.
Un contexte général
Le syndicat des inspecteurs d'académie s'est récemment adressé au Président de la République et au Ministre de l'Éducation nationale : « Aujourd'hui, nous attirons votre attention sur les risques que font courir au système français d'éducation des réformes hâtives aux orientations libérales, sans autres visées qu'à court terme. Elles légitiment un système éducatif à plusieurs vitesses ; la précarité des agents et la privatisation de la formation seraient la clef de la réussite de nos élèves ; le rythme effréné des réformes serait le gage de l'efficacité du système. Tout cela est actuellement mené sans considération de la réalité du terrain, des élèves et de leurs parents, trop souvent désemparés, et de celle des professeurs qui peinent à les mettre en œuvre à marche forcée » [3].
Les chefs d'établissement du privé, invités au Sénat le 8 octobre, s'inquiètent des retombées de la réforme du lycée. Vivien Joby, président du Snceel, le principal syndicat de chefs d'établissement du privé sous contrat, a déclaré : « La réforme est faite pour économiser des moyens » [4].
Concernant le contrôle continu du nouveau bac, le Snes-FSU dénonce « un niveau inédit d'impréparation » et demande la suppression de la session de janvier [5].
Le terrain confirme. Les parents témoignent d'emplois du temps trop chargés ou peu pratiques pour leurs enfants. Une mère : « Mon fils est en première. Le lundi, il a un trou de 3 heures dans son emploi du temps, alors que le jeudi et le vendredi, il a 9 heures de cours. Deux fois par semaine, il finit à 18h30. Cela risque vite de tourner à l'épuisement », craint-elle. Ou « La réforme du lycée, a des conséquences sur les journées de certains lycéens. En fonction des options choisies, certains voient leur journées allongées, et ont parfois bien du mal à trouver un moyen de transport pour rentrer chez eux ».
Et encore : « La difficulté d'accès à certaines spécialités leur pose aussi problème ».
« Des inquiétudes sur le conseil de classe : comment faire un conseil de classe à 35 professeurs ? » [6].
« La disparition des trois filières générales au profit d'une douzaine de spécialités limite la présence de tous les élèves dans les matières du tronc commun. »
Des enseignants : « Nos emplois du temps sont à ce point éclatés qu'on n'arrive pas, parfois, à retrouver la salle de classe. »
Ce contexte général hypothèque quelque peu la réussite de la création de ces enseignements d'informatique NSI et SNT, création qu'il faut absolument réussir. Si nous nous sommes félicités (et nous nous félicitons) de ces créations, avancées auxquelles nous avons contribué par nos actions, nous confirmons nos inquiétudes quant au cadre de la réforme du lycée (philosophie générale et conditions de mise en œuvre) dans lequel elles s'inscrivent. En cette rentrée, nous aurions voulu pouvoir savourer en toute quiétude ces créations... mais, outre le manque d'enseignants formés, les nuages s'accumulent. Un plaisir un peu gâché...
13 octobre 2019
Jean-Pierre Archambault
Président de l'EPI
NOTES
[1] https://www.ouest-france.fr/economie/entreprises/recrutement-la-france-en-manque-d-ingenieurs-informatiques-6525846
[2] Témoignent aussi à leur manière de ce manque de sérieux des questions sémantiques dont l'institution scolaire est friande concernant l'informatique. Dans La pensée informatique de Gérard Berry 2019, on peut lire : « L'enseignement introduit en seconde s'appelle "Sciences numériques et technologie". Son titre ne contient même pas le mot informatique, alors même qu'il ne parle que de ça. C'est encore visiblement un mot tabou. En première et en terminale, l'enseignement de spécialité s'appelle "Numérique et sciences informatiques", au pluriel, alors qu'il n'y en a qu'une... On le voit, le système éducatif met en place des choses, un pied devant, un pied derrière. Mais ce qui compte, c'est le pied devant, et on poussera collectivement les fesses pour qu'elles passent la porte ! »
[3] https://www.syndicat-ia.fr/wp-content/uploads/2019/09/Lettre_ouverte_%C3%A0_M_le_President_26_9_19.pdf
[4] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2019/10/09102019Article637062032180222807.aspx
[5] https://www.francetvinfo.fr/societe/education/reforme-du-bac/epreuves-communes-de-controle-continu-au-bac-2020-le-snes-fsu-denonce-un-niveau-inedit-d-impreparation_3650513.html
[6] https://www.20minutes.fr/societe/2606303-20190918-rentree-scolaire-quatre-inquietudes-parents-eleves-propos-reforme-lycee
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