L'essentiel sur la Blockchain
Michel Volle
La Blockchain a été inventée en octobre 2008 par une personne qui dit se nommer Satoshi Nakamoto mais dont la véritable identité est inconnue (ou par un groupe de personnes anonymes). Elle a été mise en service le 3 janvier 2009 conjointement avec le Bitcoin dont elle fournit la plate-forme.
Après des débuts modestes, le Bitcoin est devenu le support d'une spéculation qui a propulsé son cours vers un sommet avant de le laisser retomber [1]. Le « minage » des Bitcoins s'appuie sur une « preuve de travail » qui consomme autant d'électricité que l'Irlande, et pour les transactions le Bitcoin est moins commode et moins rapide que la carte bancaire [2].
Incommodité et lenteur, consommation d'énergie et bulle spéculative sont autant de raisons pour douter de l'avenir du Bitcoin, mais sa plate-forme, la Blockchain, peut servir à beaucoup d'autres choses [3].
La Blockchain est essentiellement un registre (« ledger ») crypté et décentralisé ou plus exactement répliqué sur un grand nombre d'ordinateurs, de telle sorte qu'il soit pratiquement impossible de le modifier. Cela confère une grande sécurité aux enregistrements qu'il contient.
Ces enregistrements sont groupés dans des « blocs », petits programmes informatiques reliés entre eux par une chaîne d'adressage : d'où le mot « blockchain ».
La solution offerte par la Blockchain est à considérer chaque fois que l'on a besoin d'un registre infalsifiable. Des applications sont en cours ou à l'étude pour le cadastre, les notaires, les équipements d'une entreprise, etc.
On pense aussi utiliser la Blockchain pour les jetons (« tokens ») distribués par des entreprises et auxquels des droits sont attachés (par exemple les « miles » des compagnies aériennes). Ces jetons porteurs de droits pourraient, bien plus que le Bitcoin et autres « cryptomonnaies », faire naître une nouvelle forme d'économie [4].
Certains estiment enfin que la décentralisation de la Blockchain offre une alternative au pouvoir que l'architecture centralisée de l'Internet a procuré aux GAFA [5].
Applications existantes
Le créateur d'une plate-forme fondée sur la Blockchain n'en est pas le maître absolu : il n'en est que le concepteur et l'initiateur car il ne peut pas censurer un contenu, interdire un échange entre deux utilisateurs, désactiver ou fermer une page, ni changer de façon unilatérale l'algorithme, les fonctionnalités ou les conditions d'utilisation de la plate-forme.
Les plates-formes fondées sur la Blockchain permettent en outre de transférer des actifs (Bitcoins et, plus généralement, « tokens ») d'un utilisateur à l'autre, alors que sur l'Internet on ne transmet que des copies de documents puisque celui qui envoie un document à quelqu'un d'autre en conserve un exemplaire.
L'application la plus connue aujourd'hui est celle qui permet de transférer un Bitcoin sans devoir passer par un tiers ni posséder de compte en banque. D'autres applications utilisent la blockchain pour décentraliser des usages existants. OpenBazaar [6] est un Ebay décentralisé ; Storj [7] est un Amazon décentralisé ; Dtube est un YouTube décentralisé.
Ethereum, fondation à but non lucratif, propose une plate-forme Blockchain pour développer des applications décentralisées nommées Dapps : plus de mille Dapps sont en cours de développement.
Des « Blockchains privées » sont mises en place dans des entreprises afin que les parties prenantes puissent partager la propriété, le coût et l'utilisation d'un registre incorruptible et distribué. Les applications concernent l'agroalimentaire, la logistique, les pièces détachées, etc.
Les applications qui semblent aujourd'hui les plus prometteuses sont cependant celles qui font émerger l'« économie du token ».
Économie du « token » [8]
Depuis longtemps les transporteurs aériens distribuent des « miles » aux clients qui possèdent une carte « frequent flyer ». Ils ont été imités par les chemins de fer. De grands distributeurs distribuent aussi des bons d'achat à leurs clients fidèles.
L'utilisation des « miles », des bons d'achat, etc. demande de l'agilité aux clients dont beaucoup négligeront d'utiliser les droits qu'ils ont acquis. La Blockchain offre une solution commode pour distribuer et utiliser les « miles » et autres actifs du même type qui, tous, sont des « tokens », des jetons.
En 2012, après que le Huffington Post se soit vendu pour 315 M$ à AOL, les blogueurs qui avaient contribué à ce site l'ont attaqué en estimant qu'ils avaient généré une grande partie de sa valeur. Pour éviter ce type de situation les entreprises qui font appel à des contributeurs bénévoles peuvent leur distribuer un nombre de jetons proportionnel à la valeur de leurs contributions, et les rémunérer ultérieurement si l'investissement ainsi réalisé trouve un acheteur [9].
Les jetons ainsi acquis sont dans une certaine mesure analogues à des actions (ou à des stock-options) car ils donnent droit à une part d'une éventuelle plus-value, mais comme ce ne sont pas des actions ils ne sont pas soumis à la réglementation qui les concerne.
Un jeton peut représenter un droit d'auteur comme ci-dessus, le droit d'usage d'un bien ou d'un service, un droit de vote, un moyen de paiement, etc. Un marché des jetons s'est donc créé avec des « bourses » [10] (Token Exchange) où s'évaluent le « taux de change » des jetons ainsi que leur prix exprimé en euros ou en dollars : les jetons qu'une personne acquiert en contribuant à un logiciel libre peuvent ainsi être échangés contre d'autres jetons ou contre de l'argent. Les jetons ne sont donc pas des cryptomonnaies comme le Bitcoin, mais des « cryptoactifs » très liquides.
Voici des exemples :
Storj est un service de cloud décentralisé s'appuyant sur la Blockchain. L'utilisateur qui loue à Storj de l'espace de mémoire sur son ordinateur reçoit des Storjcoins. Il pourra les thésauriser, les convertir en monnaie, les échanger, ou s'en servir pour acheter de l'espace sur Storj à un prix moins élevé que celui des autres solutions ;
iExec est un projet de place de marché décentralisée de la puissance de calcul : l'utilisateur peut louer la puissance inutilisée de son ou de ses ordinateurs en échange de jetons iExec, et acheter de la puissance de calcul avec ces jetons ;
Everipedia, créé par l'un des co-fondateurs de Wikipédia, est un « Wikipédia sur Blockchain » qui rémunère en jetons les contributions selon leur qualité ;
les réseaux sociaux Steemit, Telegram et Kik rémunèrent les auteurs en jetons selon le nombre de pouces en haut et en bas déposés par des votants qui sont eux-mêmes rémunérés en jetons.
Un fonds de capital risque, Polychain, s'est spécialisé sur les cryptoactifs. Le site TokenData est spécialisé dans les statistiques de la « token economy ».
L'ICO (Initial Coin Offering) est une méthode de levée de fonds par émission de jetons contre un paiement en cryptomonnaie. Elle est utilisée de plus en plus par les start-ups qui veulent lancer un projet nouveau. ICOBench et ICORating sont des « agences de notation » des projets d'ICO.
La volatilité du cours des cryptomonnaies, ainsi que l'absence de garantie sur la valeur d'un jeton après un ICO, font que l'économie des jetons est instable et se prête à des arnaques [11]. L'Agence des marchés financiers a lancé la démarche qui conduira à une réglementation : une fois le marché des jetons convenablement régulé, l'économie pourra pleinement tirer parti des possibilités qu'il ouvre.
Les obstacles
Les décideurs ont été tentés par l'attentisme et par le scepticisme car les applications de la Blockchain semblaient réservées à des « geeks » comme l'ont été celles de l'Internet au début des années 1990 : elles restent compliquées pour les utilisateurs novices et cela freine leur expansion. Un écart s'est créé ainsi entre le bouillonnement intellectuel qu'elles occasionnent et la modicité relative de leur réalité économique. Cet écart sera cependant comblé, comme il l'a été pour l'Internet, par la mise au point d'interfaces intuitives et commodes.
L'image négative du Bitcoin (incommodité et lenteur, consommation d'énergie, bulle spéculative) avait par ailleurs contaminé celle de la Blockchain et des cryptoactifs que sont les « tokens ». Les éléments cités ci-dessus devraient permettre de corriger ce phénomène.
Enfin, et comme le fut l'Internet à ses débuts, la Blockchain a été accusée de favoriser diverses formes de criminalité (blanchiment, terrorisme, pédopornographie, etc.) : comme toute technique elle peut avoir des usages pervers, mais ils peuvent être contenus si le législateur et les pouvoirs judiciaires acquièrent les compétences nécessaires.
Ces réticences semblent cependant sur le point de faire place à un engouement : la plupart des grandes entreprises ont décidé de « se mettre à la Blockchain » [12]. Plusieurs banques l'expérimentent depuis 2015 (BNP Paribas, Société générale, Citi, Deutsche Bank, Westpac, ANZ, Santander, ABE, DBS, Commonwealth Bank, UBS, Barclays, ING, Fidor, etc.), la Caisse des dépôts a lancé une place de blockchains [13], la Banque mondiale émet des obligations sur la Blockchain [14]. Le Honduras la teste pour son cadastre, l'Estonie l'utilise pour les services notariés de ses e-résidents, etc.
Conclusion
La Blockchain se trouve actuellement au premier stade de la courbe de l'innovation : de premières réalisations sont en cours mais leur marché n'a pas atteint la maturité ou même elles restent expérimentales ; la maîtrise de la plate-forme exige une expertise technique peu répandue ; faire le tri parmi les applications a priori possibles nécessite des méthodes d'évaluation qui restent à concevoir.
Même si le Bitcoin est voué à perdre de l'importance la Blockchain est aujourd'hui pour les entreprises, les institutions et les États un sujet de préoccupation, de recherche, voire de première réalisation. Il convient donc de se former à ses techniques : dans quelques années certaines de ses applications s'imposeront si naturellement que les entreprises qui sont restées à l'écart sembleront « ringardes ».
Publié sur le blog de Michel Volle le samedi 8 septembre 2018
https://michelvolle.blogspot.com/2018/09/lessentiel-sur-la-blockchain.html
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NOTES
[1] Le cours du Bitcoin a atteint son maximum à 16 367 € le 16 décembre 2017. Il est de 5 557 € le 6 septembre 2018.
[2] Pascal Ordonneau, Monnaies cryptées et Blockchain, SEFI, 2017.
[3] Yves Caseau et Serge Soudoplatoff, La Blockchain, ou la confiance distribuée, Fondapol, juin 2016.
[4] Vincent Lorphelin, Jean-Pierre Corniou et Christian Saint-Étienne, « Économie du partage ou hyper-capitalisme ? », Le Monde, 3 février 2016.
[5] Clément Jeanneau, L'âge du Web décentralisé, Digital New Deal Foundation, avril 2018.
[6] « OpenBaazar réinvente LeBonCoin en P2P, décentralisé avec Bitcoins », Numérama, 5 avril 2016
[7] Jilan Mezner, « Storj : quand la Blockchain révolutionne la data », Le Coin Coin, 17 mars 2016.
[8] Balaji S. Srinivasan, « Thoughts on Tokens », news.earn.com, 27 mai 2017.
[9] Vincent Lorphelin, « #FairlyShare contre le péché originel d'Interne », Journal du Net, 2 septembre 2014.
[10] La plus importante est Lykke (https://www.lykke.com/).
[11] Charlie Perreau, « L'ICO, ou comment lever des millions en quelques secondes », Journal du Net, 4 septembre 2018.
[12] Delphine Cuny, « Les entreprises s'emparent massivement de la Blockchain », La Tribune, 7 septembre 2018.
[13] « La Caisse des dépôts lance officiellement l'initiative de place Blockchain », caissedesdepots.fr, 31 mars 2016.
[14] Delphine Cuny, « Pourquoi la Banque mondiale a émis la première obligation sur la Blockchain », La Tribune, 7 septembre 2018.
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