La didactique de l'informatique
Entretien avec Étienne Vandeput [1]
réalisé par Colin de la Higuera
La didactique de l'informatique ? Oui, des chercheurs étudient cette question et font régulièrement le point sur comment on enseigne l'informatique. En janvier, c'est à Namur qu'a eu lieu la conférence Didapro 6 – DidaSTIC. Colin de la Higuera en profite pour poser quelques questions à Étienne Vandeput, responsable de cet événement [2].
Étienne Vandeput est un mathématicien de formation qui a d'abord enseigné au secondaire (Lycée) en Communauté française de Belgique. Y enseignant l'informatique et la programmation dès la première heure (fin des années 70), il a joué pendant plusieurs années le rôle de conseiller pédagogique auprès des enseignants confrontés au même type d'enseignement, avant de rejoindre l'université où il s'est d'abord consacré de manière intensive à la formation des enseignants. Il a enseigné la didactique de l'informatique à l'université de Namur et à l'institut universitaire de formation des enseignants (IUFE) de l'université de Genève. À l'université de Liège, il a apporté à la formation des enseignants des Hautes Écoles une dimension « didactique des technologies de l'information et de la communication ». Il est aujourd'hui très fraîchement retiré de la vie enseignante.
Colin de la Higuera, pour 1024 : Le thème du congrès Didapro 6 – DidaSTIC, c'est la didactique de l'informatique et des STIC. Mais en quoi est-ce une question ? Qui est concerné ?
Étienne Vandeput : L'informatique est une discipline enseignée à l'université, dans les écoles supérieures et, même si c'est plus confidentiel, à l'école obligatoire. Or l'acte d'enseigner ne peut cacher l'intention de transmettre la connaissance, le savoir faire, avec le souci d'y parvenir dans un laps de temps restreint et avec une certaine efficience. Il vise aussi à toucher le plus grand nombre. Enseigner nécessite donc que l'on réfléchisse tant aux aspects épistémologiques (la question du quoi enseigner) qu'aux aspects didactiques (la question du comment le faire avec un minimum d'efficacité).
Attention, ce n'est pas uniquement de méthodologie dont il est question, mais de démarches conduisant à une compréhension fine des concepts souvent complexes de l'informatique et donc, de tout ce qu'il est possible de mettre en place pour la faciliter. Tous ceux qui enseignent l'informatique, à quelque niveau que ce soit, sont donc concernés par cette réflexion.
D'autre part, si le citoyen lambda n'est pas nécessairement directement concerné par l'apprentissage de l'informatique, il évolue dans un monde numérique. L'information et de la communication sont donc aussi l'objet d'une investigation scientifique de même type. On parle d'ailleurs des sciences et technologies de l'information et de la communication (STIC).
Plus qu'une opportunité, la didactique des STIC apparaît comme une nécessité pour tous les enseignants chargés d'aider les jeunes à évoluer dans ce monde numérique, car mieux le comprendre est la seule manière de l'appréhender correctement. L'usage des réseaux sociaux, par exemple, est régi par quelques principes simples. Il est question de profil, de compte, de permissions, autant de concepts dont une connaissance élémentaire permet de réguler, voire de catalyser nos comportements parfois impulsifs et spontanés. Mieux, ces concepts se retrouvent dans de multiples autres applications. Cette transversalité est donc intéressante à exploiter. Bref, les questions didactiques devraient donc préoccuper aussi tous ceux qui sont en charge d'enseigner les usages des TIC à quelque niveau que ce soit.
1024 : Quelles sont les spécificités de l'informatique, quand on considère la question du point de vue de la didactique ? Autrement dit, est-ce différent d'enseigner l'informatique plutôt qu'une autre matière ?
É. V. : Toutes les didactiques ont leur spécificité. Peut-être certaines sont-elles plus proches que d'autres ? La didactique des langues et celle des mathématiques se distinguent en ce sens qu'elles font appel à des paradigmes d'enseignement très différents.
Si d'un côté, on peut privilégier les processus conversationnels en acceptant erreurs grammaticales, de prononciation, voire de vocabulaire, de l'autre, c'est la rigueur et la compréhension sans équivoque qui serviront souvent de toiles de fond à la réflexion didactique.
En ce qui concerne l'informatique, ce qui est d'abord fondamental, c'est de mettre le doigt sur les fondements théoriques les plus à même de rendre des services aux apprenants, autrement dit, de les rendre autonomes. C'est vrai dans une démarche de conception de programme comme à l'occasion de l'usage d'un des très nombreux et très variés produits de l'informatique.
Les quelques décennies d'enseignement de la programmation ont permis de réaliser un travail intéressant. C'est ainsi que la programmation structurée, dans les années 70, a avantageusement pris le relais d'une programmation jusque-là très intuitive et dès lors réservée à une catégorie d'individus particulièrement doués. Ce qui faisait dire à un enseignant côtoyé lors d'un séminaire et peu enclin à la réflexion didactique : « il y a ceux qui savent quoi faire et à qui nous ne sommes pas utiles et puis les autres qui ne comprendront jamais rien ». Les réflexions menées ont permis de structurer la démarche de programmation et d'organiser son enseignement ce qui a permis de la rendre accessible à un plus grand nombre.
Par ailleurs, il a bien fallu se rendre compte que certains concepts clés n'étaient pas ou pas assez finement compris parce qu'on ne prenait pas la peine de les définir dans le contexte très particulier de l'informatique. L'exemple le plus évident en programmation est celui de variable. Un effort didactique s'est avéré nécessaire car beaucoup d'apprenants confondaient avec les représentations qu'ils se faisaient de ce concept à travers les autres disciplines (les mathématiques, par exemple). Ce constat ne se limite pas à l'informatique dans son acte le plus fondamental, mais s'applique aussi à l'usage de ses produits. Ainsi, l'expérience montre que la notion de formule n'est que très rarement expliquée à l'apprenant qui découvre le tableur alors qu'elle constitue sa raison même d'exister. On se contente de lui montrer des exemples, sans se soucier de ce qui peut poser problème. Or cette notion est très spécifique et donc différente de ce qu'elle peut être en mathématiques, en chimie ou en physique, par exemple.
Donc oui, la didactique de l'informatique est très spécifique et justifie son développement si on veut la rendre accessible et, oserais-je dire, sympathique à un plus grand nombre.
1024 : L'informatique que nous utilisons tous les jours a beaucoup changé en dix ans et changera encore dans les prochaines années. Est-ce que la vitesse de ce changement est un enjeu ? Change-t-on les concepts, les méthodes ou finalement rien du tout ?
É. V. : Cette question est très importante car elle conditionne l'attitude que l'on peut avoir vis-à-vis de l'apprentissage de l'informatique et des questions numériques. En considérant que tout change très vite et en permanence, on apporte de l'eau au moulin de ceux qui prétendent que l'informatique ne s'enseigne pas, mais se pratique et qu'elle n'a pas d'essence propre. On maintient l'apprenant dans une sorte de stress permanent qui nie toute stabilité possible et l'oblige à entrer dans un processus de veille permanente. En même temps, on entretient le flou en ce qui concerne les fondements d'une discipline, voire on nie qu'elle en est une.
L'autre attitude consiste à rechercher ces fondements, à regarder l'informatique dans ce qu'elle a de permanent, d'incontournable, d'essentiel. L'avantage de cette démarche est justement la recherche de la stabilité et conduit à percevoir les révolutions comme des évolutions.
Bien sûr, l'informatique développant son activité en s'inspirant de la grande variété des activités humaines ou machinales, ses produits seront fatalement d'une très grande variété de forme, mais il y a des incontournables auxquels il serait très utile de s'intéresser et cela, à tous les âges de la formation. Il est difficile d'éviter le principe de codage de l'information, par exemple. On peut ainsi s'intéresser à des tas de problématiques liées au codage et montrer en quoi ils sont parfois liés aux types de traitements appliqués à l'information.
Le concours « Castor », bien connu en France et célèbre aussi dans d'autres pays sous d'autres noms, s'intéresse à ces questions et on peut se rendre compte qu'il est possible de les aborder avec de très jeunes enfants pourvu qu'on y mette la forme. Une des problématiques les plus fondamentales est la conséquence la plus immédiate du codage : un système informatique ne peut se nourrir que de la forme de l'information et non de son sens. C'est au programmeur de faire naître ce sens à travers les algorithmes qu'il écrit. Ce simple constat peut suffire pour comprendre de multiples comportements inattendus des systèmes informatiques.
Alors oui, il y a dans le développement de l'informatique et du traitement de l'information numérique des principes et des techniques qui constituent une base solide pour ensuite pouvoir découvrir des choses plus complexes. Ce qui est parfois compliqué, c'est de s'y consacrer sans sacrifier à toutes les modes. C'est la raison pour laquelle nous devons nous questionner sur leur approche dès le plus jeune âge. Ils sont comme la conjugaison, l'orthographe et le calcul mental, des bases solides pour aller plus loin.
1024 : L'informatique, en France, n'est pas toujours enseignée par les informaticiens. Est-ce un enjeu ?
É. V. : Le constat peut être fait dans de nombreux pays. Ce devrait être un enjeu en effet. La passion et l'intérêt ne suffisent pas. Confie-t-on l'enseignement de l'anglais à un amoureux du Royaume-Uni ou celui de la chimie à un bon cuisinier ? Si les efforts des enseignants pour transmettre leur passion est louable, ils sont insuffisants pour atteindre les objectifs dont nous avons parlé. Beaucoup d'élèves se détournent de l'informatique parce que leurs enseignants ne répondent pas à des attentes parfois pointues, parce qu'ils ne peuvent leur apporter plus ou tout simplement structurer ce qu'ils connaissent déjà.
Seulement voilà, les (futurs) informaticiens n'ont généralement pas le temps de terminer leurs études qu'ils sont déjà happés par le monde économique, administratif ou financier. Peu d'occasion donc de s'intéresser à l'enseignement de l'informatique. Ajoutons à cela l'absence de structure claire, voire de cadre pour enseigner l'informatique à l'école. Tout cela ne les aide pas non plus à faire un choix en faveur d'une hypothétique carrière d'enseignant en informatique.
Comment résoudre le problème ? C'est un peu la quadrature du cercle. Établir un curriculum et le proposer à de futurs enseignants sans qu'il existe un cadre d'application est aussi périlleux que de réfléchir à un cadre sans disposer d'un curriculum. En attendant, certains informaticiens quittent parfois le domaine de l'entreprise pour celui de l'école. C'est une chance, mais elle ne comble pas les besoins.
1024 : La position régulière des pouvoirs publics (en France) est que tout le monde peut enseigner l'informatique et que la formation des enseignants peut être faite assez rapidement. D'autres pensent que si l'informatique est une discipline, il faut une formation longue (équivalente aux autres sciences) pour pouvoir l'enseigner. Est-ce que c'est une position partagée partout ? Quel est votre point de vue de didacticien ?
É. V. : Mon point de vue, vous le connaissez déjà un peu. Peut-on enseigner une discipline sans avoir dû soi-même la pratiquer longuement ? Ayant pas mal travaillé dans le domaine de la formation des adultes et en particulier des enseignants, j'ai du mal à croire à l'efficacité d'une formation accélérée (en particulier dans le domaine de l'informatique) car les enjeux, ceux que nous venons de décrire, sont assez complexes. Avec les jeunes qui nous sont confiés, il ne s'agit pas de dépanner, d'apporter les premiers soins, il est question d'agir préventivement, et s'il est déjà un peu tard, de corriger des représentations erronées de la manière dont ils perçoivent le traitement de l'information numérique.
Beaucoup de personnes pensent autrement et se focalisent davantage sur les comportements humains consécutifs aux usages sans se préoccuper d'un enseignement minimum des principes technologiques qui régissent le traitement de l'information.
Il est assez commode de se préoccuper de l'enveloppe et non du coeur du problème. Ainsi, on fera des recommandations aux jeunes en matière de partage d'information et on leur suggérera des comportements et des attitudes, mais on ne leur donnera pas les clés pour qu'ils puissent construire eux-mêmes ce savoir être.
1024 : Didapro 6 – DidaSTIC se veut un point de rencontre entre didacticiens et enseignants. En quoi les uns et les autres peuvent bénéficier de ce type de contacts ?
É. V. : C'est un lieu commun de dire que notre enseignement s'est complexifié, que l'enseignant d'aujourd'hui doit être un chercheur, un professionnel soucieux d'adapter son enseignement à toutes les circonstances dont le monde d'aujourd'hui ne nous prive pas. Un enseignant doit être à la fois et à son niveau, un pédagogue et un didacticien.
Il ne peut cependant se consacrer totalement à des recherches dans ces domaines. Rencontrer des didacticiens est donc une opportunité de faire avancer sa propre réflexion en la confrontant à celles de personnes qui s'y consacrent totalement. Par ailleurs, le didacticien doit pouvoir valider le fruit de sa réflexion et qui d'autre, sinon l'enseignant de terrain peut l'aider à le faire avec autant de pertinence ? La richesse d'un tel colloque se mesure à la présence des uns et des autres afin d'éviter tant la dérive théorique que celle du simple partage d'expériences.
1024 : On note que les informaticiens ont été en première ligne pour la création des premiers MOOCs. Est-ce encore vrai ? Pourquoi l'informatique est-elle un terrain privilégié pour les MOOCs et les enseignements à distance ?
É. V. : Il est assez normal qu'ils aient été en première ligne. Vu qu'ils sont les premiers à mettre au point de nouvelles technologies, ils sont donc aussi les premiers à les utiliser. Aujourd'hui, d'autres disciplines ont pris le relais. Il est difficile de dire que telle ou telle discipline est davantage adaptée à un apprentissage par les MOOCs. Il semble que, tant les sciences exactes que les sciences humaines peuvent tirer profit des MOOCs car ce qui en fait la richesse et l'intérêt, ce sont d'abord les dispositifs d'apprentissage qu'ils mettent en &oelig,uvre. Ceux-ci peuvent être relativement complexes et conduire aussi bien à des succès qu'à des échecs. Ainsi, l'accès à des ressources éducatives libres, les opportunités de travail collaboratif, la disparition des contraintes horaires permettent de nombreux scénarios, mais il faut s'interroger sur leur pertinence. Le succès de ces scénarios n'est garanti que s'ils sont bien pensés, notamment en termes de rapidité d'interactions, de fourniture pertinente et non redondante de ressources, de qualité de suivi, de charge de travail raisonnable, etc. Avec les MOOCs, il y a de très nombreux appelés et souvent très très peu d'élus. Les raisons sont à chercher dans la qualité des dispositifs.
1024 : Un autre aspect spécifique est celui de la production de ressources éducatives libres (REL). Est-ce que les enseignants en informatique sont « en avance » sur cette question ?
É. V. : Il est difficile d'établir des statistiques sur ce point. Ce que l'on peut dire, sans risque de se tromper, c'est que les informaticiens possèdent, sans doute plus que d'autres, cette culture du partage, de la transparence et de la collaboration. C'est ce qui a fait et fait encore le succès du logiciel libre et de l'accès à des données ouvertes, par exemple. Le développement des ressources éducatives libres en informatique à certainement pu profiter de ces habitudes culturelles. À l'occasion de chaque innovation technologique, on peut dire que les informaticiens sont généralement ceux qui montrent la voie.
Pour aller plus loin
– Les actes du colloque Didapro 6 – DidaSTIC de 2016 peuvent être consultés sur le site du colloque, dans le programme : http://didapro6.sciencesconf.org/program
– Les liens vers des publications plus anciennes se trouvent sur la page « Historique » du site de la conférence : http://didapro6.sciencesconf.org/resource/page/id/2
– Une publication a fait suite à la précédente édition du colloque :
http://pubp.univ-bpclermont.fr/public/Fiche_produit.php?titre=Informatique en éducation
– Pour ce qui concerne l'enseignement de l'informatique, le blog de l'EPI (http://www.enseignerlinformatique.org) et pour toutes les questions traitant des technologies de l'information et de la communication en éducation, le portique Adjectif (http://www.adjectif.net/) sont des points d'entrée intéressants.
Paru dans 1024, Bulletin de la société informatique de France, numéro 8, avril 2016.
http://www.societe-informatique-de-france.fr/bulletin/1024-numero-8/
http://www.societe-informatique-de-france.fr/wp-content/uploads/2016/04/1024-no8-Vandeput.pdf
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NOTES
[1] Professeur à l'université de Namur, Président du comité d'organisation du colloque Didapro 6 – DidaSTIC qui s'est tenu à Namur en janvier 2016.
[2] Une version courte de cet entretien a paru dans BINAIRE : http://binaire.blog.lemonde.fr/
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