Bienheureuse panne d'imprimante, encore
Véronique Bonnet
Ce texte est la suite de la réflexion inaugurée dans le numéro 181 de janvier 2016, sous le titre Au clavier ou au crayon. Il y était question de l'usage de l'ordinateur dans les classes préparatoires aux grandes écoles dont les étudiants ont, lors des concours, à rédiger des dissertations pour l'écrit d'admissibilité, et à composer des canevas, ou ébauches d'argumentaires, pour l'oral d'admission.
Le « encore » du titre est un clin d'œil à une autre imprimante, celle de Richard Matthew Stallman, que celui-ci voulut réparer, dont il demanda le code source, ce qui lui fut refusé. L'indignation qui fut la sienne, d'être dans l'impossibilité même d'accéder à l'agencement moteur du programme le détermina, fin 1983, à fédérer autour de lui des informaticiens pour constituer le « projet GNU », part décisive de GNU/Linux. À ce mouvement émancipateur, je reviendrai, lorsque j'opposerai clavier à clavier. Mais d'abord, continuons à opposer crayon et clavier.
Opposer crayon et clavier ?
Cet après-midi-là, l'imprimante du CDI était en panne. Les étudiants du premier trinôme horaire à passer leur colle de culture générale-philosophie sont arrivés très ennuyés. Ils m'ont dit qu'ayant travaillé leurs interventions jusqu'à la dernière seconde, ils avaient pensé pouvoir les imprimer au dernier moment. Ce qui s'était avéré impossible. J'ai demandé, là encore, que les ordinateurs ne fassent pas écran, comme le font déjà, et autrement, les papiers imprimés ou entièrement rédigés.
Lorsqu'un ordinateur est ouvert, permettant à l'étudiant de s'accrocher à une rédaction quasiment intégrale, il est très apparent qu'il fait barrage, que l'écran s'interpose, et que la parole ne circule pas. Alors que lorsqu'une feuille imprimée ou manuscrite, dans les deux cas totalement rédigée, est posée devant le candidat, celui-ci pense que son horizontalité est comme un vecteur de son propos. Alors qu'elle verrouille tout autant l'exercice, installant celui qui l'effectue dans un déchiffrement qui l'occupe tout entier. Et le rend du même coup indisponible aux perspectives qui pourraient s'ouvrir s'il s'appuyait sur une installation de concepts. Ici, l'étudiant voit mal que l'imprimé ou l'intégralement rédigé est plus opaque encore, opacité insoupçonnable, que la machine qu'on interpose.
Ce jour-là, donc, le jour de la panne de l'imprimante du CDI, les trois élèves, sans écran et sans texte, ni filet, ni parachute, ni même canevas minimal au crayon, se sont lancés. Au début avec appréhension. Le premier sur « la barbarie », le second sur « l'habitude comme seconde nature ? », le troisième sur « la nature est-elle spontanément poétique ? », comme préparationnaires de seconde année, travaillant le thème des concours d'entrée aux grandes écoles de commerce 2016 : la nature.
Et là, comme la réflexion avait immédiatement précédé, comme au concours, et que les contradictions et alternatives étaient encore à l'esprit, le premier a manifesté une présence qui était effectivement une présence, et effectué un oral qui n'était pas un écrit mis à l'oral. Dans chacune des trois interventions, un travail de définition, allant à l'essentiel, fort. Une enquête sur la compatibilité des termes en présence, et, le cas échéant, le relevé d'un paradoxe. Certes, celui qui a essuyé les plâtres s'est montré hésitant au tout début. Mais le gain pédagogique est immédiat : la parole à l'œuvre, dynamique. Fluide et non pas minérale, au sens, comme le note Sartre dans son autobiographie, Les Mots, du visage de marbre que prend sa mère lorsqu'elle lui fait la lecture.
Ce qui est essentiel se trouve, dans cette semi-improvisation après préparation, bien hiérarchisé par rapport à ce qui est latéral ou incident. Ainsi, dans l'intervention sur « la barbarie », la référence à La Politique d'Aristote qui pense le barbare comme « vendeur de couteaux de Delphes », soit des ancêtres des couteaux suisses, la barbarie s'y trouvant définie comme confusion des fonctions, est bien incarnation d'une hypothèse plus large, dûment installée. Dans celle sur l'habitude comme seconde nature ?, la mise en perspective de La Métamorphose de Kafka, et du bestiaire du Timée s'est avérée bien établie, reposant sur une analogie claire. Enfin, la question sur une nature ou non spontanément poétique a pu mobiliser, visiblement au dernier moment, (l'illustration prévue initialement ayant été oubliée, peut-être parce que peu opératoire), l'opposition du Court Traité du paysage d'Alain Roger, entre ce qui est in visu, dans le regard, et in situ, dans l'espace.
Contents de ne pas lire, de déduire, les étudiants ont pu ressentir l'effet vivifiant d'un oral qui ne s'appuie sur aucun écrit, suffisamment pour se diriger désormais vers des schèmes, des repères logiques peu rédigés, voire esquissés par quelques mots réunis par quelques flèches.
Ce n'est pas pour rien que Platon oppose, dans la seconde partie du Phèdre, la parole vive et l'écriture. Et encore, il n'évoque, et pour cause, que celle qui résulte du stylet qui a voulu fixer, comme consolidation prétendue du raisonnement. Platon se réfère à Teuth, divinité égyptienne qui aurait inventé les techniques, le jeu de dés, l'écriture. Il se serait, pour cette dernière, vanté auprès de Pharaon d'avoir trouvé un remède (pharmakon) à l'oubli. Pharaon lui répond alors que ce remède peut s'avérer poison (pharmakon aussi, ces deux faces étant liées), puisque certains de ne jamais oublier leur histoire, si elle est écrite, les Égyptiens ne se l'approprieront pas.
Le crayon, donc, pour les argumentaires non explicités qui seront les supports des oraux. Et aussi pour la prise de notes, la rédaction des dissertations à la maison, dans une perspective à la fois argumentative, calligraphique de construction en temps limité d'un brouillon qui ne développe pas, puis d'une copie qui développe, vers la copie du concours lui-même.
Le clavier, donc, pour préparer tant l'oral que l'écrit, pour accéder aux textes mêmes, sans le filtre des commentateurs. Lire directement, pour partie ou en totalité grâce à Wikisource, Le Phèdre et Le Timée de Platon, La Politique d'Aristote, La Métamorphose de Kafka. Pour Les Mots et le Court Traité du paysage, il faudra attendre un peu leur accession au domaine public, ce qui n'empêche en rien de parcourir sur Wikipédia les articles qui leur sont consacrés, et les discussions qui ont préludé à leur élaboration, ni même de collaborer soi-même, après lecture des œuvres, pour infléchir leur analyse.
Crayon et clavier sont aussi complémentaires que la pensée et la main, en un autre sens. Crayons à mines et gommes. Graphite plus ou moins doux ou gras. Rituels rassurants avec taille-crayon, couleurs, feutres et stylo plume, pour bien calibrer le trait et assurer un visuel vigoureux. LaTeX sera pour les années d'après.
Mais tous les usages du clavier, sollicités pour les échanges, demandes d'informations, accès aux plates-formes, dispositifs de stockage, se valent-ils ?
Opposer clavier et clavier ? Logiciels privateurs et « logiciels républicains » ?
En ce dernier moment de retour d'expérience, c'est la citoyenne qui s'exprime. Le professeur respecte strictement l'obligation de réserve du fonctionnaire, définie pour la première fois dans le Qu'est-ce que les Lumières ? de Kant. Celui-ci suggère de bien différencier usage public et usage privé de la raison. Devant ma classe, il a souvent été question de république, de visibilité, de publiabilité, d'émancipation. Par contre, ce qui suit est un exposé, en dehors de mon enseignement, de ce qui me soucie, concernant les choix logiciels du domaine public, dont l'Éducation nationale fait aussi partie. Je ne voudrais pas que cette interrogation sur les usages de la main, dans son rapport aux différentes modalités écrites et orales des concours revienne à occulter celle sur les outils dont la République se dote.
Alors que le projet de loi « pour une république numérique » va être examiné au Sénat, après avoir été amendé par l'Assemblée nationale, prenons au mot son étrange intitulé.
S'agit-il de rendre plus accessible et plus visible encore ce qui doit l'être dans une république ? De rendre moins accessible et moins visible encore ce qui doit le rester dans une république ? Et en ce cas, ce projet est-il à la hauteur ? Va-t-il assez loin dans la détermination exigeante de ce sur quoi faire toute la lumière et quoi préserver de toute indiscrétion ?
Le conseil d'état, dans sa séance du jeudi 3 décembre 2015, a estimé qu'il y avait « un important décalage entre le contenu du projet de loi et son titre "Pour une République numérique". Il a estimé que l'intitulé « Projet de loi sur les droits des citoyens dans la société numérique » correspondrait plus exactement aux dispositions du projet de loi.
Il me semble que la référence à la république, soit à la « chose publique » est intéressante, reconnaît aux citoyens un bien-fondé à demander des comptes. La république n'est pas chose réservée, privatrice, mais pacte social. Ce qui requiert que l'informatique qui s'exécute en elle soit bien un moyen respectueux des personnes.
Certes, l'exposé des motifs du projet de loi décline la devise de notre république, et la complète, dans le cadre d'une stratégie numérique en date du 18 juin 2015 : Liberté d'innover, Égalité des droits, Fraternité d'un numérique accessible à tous, et Exemplarité d'un état qui se modernise.
Mais il le fait en tirant beaucoup la liberté du côté du libéralisme. Et sans donner sa pleine mesure à l'informatique libre qui permettrait effectivement une liberté d'exécuter, étudier, améliorer, redistribuer, vers un usage du numérique autonome, équitable et fraternel.
Richard Stallman, celui dont l'imprimante s'était enrayée, donc, et heureusement pour nous, lorsqu'il parle du logiciel libre, se réfère un peu autrement à notre triade républicaine : « Liberté, parce qu'un programme libre respecte la liberté de ses utilisateurs. Égalité, parce qu'à travers un programme libre, personne n'a de pouvoir sur personne. Et Fraternité, parce que nous encourageons la coopération entre les utilisateurs. » Usage autonome, non dissymétrique et coopératif.
La référence à la république est donc prometteuse, sans aller aussi loin qu'elle le pourrait, faute de concéder une place décisive au logiciel libre, que certains députés, dans un amendement non soutenu (CL 412), ont d'ailleurs qualifié de « logiciel républicain. »
Deux axes, dans ce Projet de Loi, dessinent la ligne de partage entre ce qu'il faut éclairer et ce qu'il faut protéger.
Premier axe : les titres I (favoriser la circulation des données et du savoir) et III (garantir l'accès au numérique pour tous) vont dans le sens d'un éclairage et d'un partage. Faire davantage de lumière pour rendre lisible et disponible ce qui nourrit l'espace de la société.
Second axe : le titre II (œuvrer pour la protection des individus dans la société numérique) va dans le sens d'une mise à couvert qui dit garantir une dimension intime. Garder « un dos », en sachant à quoi s'en tenir sur la porosité de certains logiciels.
Le premier axe dit vouloir découvrir et laisser à découvert ce qui doit l'être dans une république. Soit les traitements de l'information qui influent sur les existences.
La république est faite de relations, non réductibles à des connexions. Le pacte républicain ne se résume pas à un jeu obscur d'algorithmes, qui seraient la chasse gardée des gestionnaires, et dont les données pourraient être siphonnées par des firmes en position dominante. L'informatique, qui « touche à la vie même », irrigue l'existence et une synergie apaisée des existences. Il convient donc de pouvoir faire toute la lumière sur les programmes utilisés par la puissance publique.
Illustrons ce point par deux références du projet de loi.
Première référence. La circulation des données et du savoir
Chapitre 1 (économie de la donnée), section 1 ( ouverture de l'accès aux données publiques), l'article 1er bis (nouveau), alinéa 1, le code source est inséré comme document administratif communicable. Or, ceci est une notion clé de l'informatique libre : un code source ouvert, communicable, auditable, facteur de transparence, d'interopérabilité, de souveraineté. Encore faudrait-il que l'alinéa 2, qui établit une restriction disproportionnée de cette communicabilité, ne le vide pas de sa substance.
La communicabilité, en effet, est un marqueur républicain, dans la grande tradition de la philosophie des Lumières.
Emmanuel Kant, par exemple, dans son Projet de paix perpétuelle se réfère à deux conditions de la république : la publiabilité et la visibilité. Leur absence est préjudiciable. Ainsi, les clauses secrètes des traités, dissymétriques et scandaleuses qui révolteraient, si elles étaient publiées, les peuples qu'elles engagent. Et la possible dérive tyrannique d'espaces politiques trop vastes, dans lesquels les représentants sont hors de vue de ceux qu'ils représentent. D'où sa proposition de faire du critère de publiabilité et de visibilité deux dimensions nécessaires pour qu'une république reste une république.
Seconde référence. Accès au numérique
Chapitre 1 (Numérique et territoires), section 1 (compétences et organisation), le début de l'article 39 : Le livre II du code des postes et des communications électroniques est ainsi modifié :
A. – L'article L. 35 est complété par un alinéa ainsi rédigé : « En vue de garantir la permanence, la qualité et la disponibilité des réseaux et du service, l'entretien des réseaux assurant des services fixes de communications électroniques ouverts au public et de leurs abords est d'utilité publique. »
Se doter, donc, de moyens concrets pour faire accéder à des outils informatiques vecteurs, via des plates-formes qu'on espère loyales, à des savoirs, à des pensées.
Hugo, dans le Discours d'ouverture du congrès littéraire international, le 7 juin 1878, soulignait la part de lumière requise dans une société : « Songez à l'éclairage des rues, soit ; mais songez aussi, songez surtout, à l'éclairage des esprits. Il faut pour cela, certes, une prodigieuse dépense de lumière. C'est à cette dépense de lumière que depuis trois siècles la France s'emploie. »
Cette dépense de lumière suppose des citoyens qu'ils puissent, pour élaborer et s'élaborer eux-mêmes avant de décider éventuellement de publier, droit posé dans l'article 11 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, une dimension privée. Ce que le projet de loi dit vouloir construire, dans son second titre, voué à « la protection des individus dans la société numérique ».
Le second axe dit vouloir couvrir et garder couvert ce qui doit le rester dans une république, soit le contrôle des données personnelles.
Dans quelle mesure contrôler la teneur et l'étendue de ce que l'on décide de communiquer ou non à autrui ? Comment déterminer encore la ligne de partage entre la non publication et la publication, soit l'accès de tiers à un usage ? Pouvoir déterminer pour soi-même les frontières entre ce que l'on décide de manifester ou non ?
Illustrons à nouveau ce point par deux références du projet de loi.
Première référence : l'article 26 du titre II (la protection des droits dans la société numérique), chapitre 2 (protection de la vie privée en ligne), section 1 (protection des données à caractère personnel) : l'article 1er de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 précitée est complété par un alinéa ainsi rédigé : « Toute personne dispose du droit de décider et de contrôler les usages qui sont faits des données à caractère personnel la concernant dans les conditions fixées par la présente loi. »
Mais pourra-t-on parvenir à cet espace intime, cette vie privée, si le logiciel libre est seulement encouragé et non priorisé dans le domaine public ?
Seconde référence : l'article 9 ter (nouveau), du titre I (La circulation des données et du savoir), chapitre 1 (économie de la donnée), section 1 ( ouverture de l'accès aux données publiques) : « Les services de l'État, administrations, établissements publics et entreprises du secteur public, les collectivités territoriales et leurs établissements publics encouragent l'utilisation des logiciels libres et des formats ouverts lors du développement, de l'achat ou de l'utilisation d'un système informatique. »
Encourager seulement ? Alors que l'auditabilité du logiciel libre permettrait de remédier au risque d'un détournement des données, en détectant des dispositifs tels que les portes dérobées, ce que Foucault nommait la gouvernementalité, un soft power insidieux.
Certes, ce projet de loi pour une république numérique joue de manière intéressante sur ce qui gagne à être rendu visible et ce qui gagne à ne pas être donné à voir. Mais la priorité au logiciel libre, plutôt que son encouragement, et la pleine communicabilité du code source comme document administratif, sans restriction disproportionnée, permettraient d'aller plus loin encore, dans la prise en compte de la souveraineté des citoyens.
Victor Hugo, architecte des rayons et des ombres, disait, dans Choses vues, que la troisième république naissante était « un printemps avec les institutions de l'hiver », « sans oiseaux, sans nids, sans rayons de soleil, sans fleurs, sans abeilles », ou encore « la république sans républicains ».
Le projet de loi pour une république numérique, grâce aux parlementaires, pourrait aller beaucoup plus loin pour honorer le nom qu'il se donne.
En intégrant davantage les atouts de l'informatique libre, il est possible d'avancer plus résolument dans la tâche de protéger des regards ce qui doit l'être, et celle de rendre visible et accessible ce qui doit l'être, dans une république.
Véronique Bonnet,
professeur de philosophie en CPGE
et administratrice de l'April
Il est à noter que depuis son examen en commission des lois du Sénat, le PJL a changé de nom, et s'intitule désormais Projet de loi vers une société numérique.
Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification).
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