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L'informatique, science et technique

Michel Raynal
 

   Entre Bill Gates, Mark Zuckerberg, le Web Netscape, Facebook, etc. d'un coté, Alan Turing, les limites du calcul et la thèse de Church-Turing de l'autre, qu'est et où se situe l'informatique ? Un monde technique où priment la vitesse et la quasi-instantanéité ou bien un monde de la pérennité ? Tout enseignant-chercheur est interpellé par cette question tant dans sa façon de définir son enseignement et de le faire « passer » auprès des étudiants, que dans la thématique et la problématique de son activité de recherche.

   Née de préoccupations concrètes (que l'on en voit l'origine dans les procédés de calcul inscrits sur les tablettes babyloniennes, la machine de Pascal ou la deuxième guerre mondiale) l'informatique est pour moi, enseignant-chercheur du supérieur, avant tout une science [1] : la science des algorithmes et des machines capables de les interpréter. Elle se caractérise par une démarche essentiellement constructive. Décidabilité, recherche de solutions optimales, définition et construction de machines (au sens large, c'est-à-dire comprenant systèmes et langages) en constituent ainsi le coeur. C'est en ce sens que l'informatique ne peut être ni réduite, ni confondue avec les avancées technologiques (par ailleurs remarquables) qui l'alimentent et qu'elle alimente. Toutefois cette perception de notre discipline (que d'aucuns pourraient qualifier de trop « académique », voire de « passéiste » !), ne doit pas être dissociée du monde des applications dont elle est issue : ce monde lui confère une dimension technique qu'il serait à son tour réducteur de ramener à un recueil de recettes. Il est par ailleurs important de noter que cette dualité science-technique de notre discipline façonne la perception que nous avons des algorithmes et des machines qui s'avèrent être importants à un instant donnné [2].

   Ainsi ma philosophie d'enseignant a toujours consisté à donner aux étudiants cette double perception de l'informatique en faisant en sorte qu'ils perçoivent le monde de la pérennité comme un des pré-requis indispensables pour mener à bien leurs futures réalisations. J'utilise souvent avec eux l'image suivante : « Vous avez une culture scientifique (en l'occurrence physique) qui vous permet de ne pas être mystifié lorsque quelqu'un prétend avoir inventé un moteur avec un rendement de 100 % : votre connaissance des principes de la thermodynamique vous autorise à ne pas le croire. Il en va de même en informatique : la différence entre un hacker et vous passe par la connaissance d'un certain nombre de résultats qui vous permettront de distinguer ce qui est dans le domaine du réalisable de ce qui ne l'est pas, et, pour ce qui est faisable, par l'apprentissage des résultats (concepts, techniques et méthodes) qui vous permettront de résoudre vos problèmes. Le but de l'enseignement réside précisément là. Dans un contexte d'études supérieures, le savoir-faire est important, mais le savoir ne se réduit pas au savoir-faire. » « Le but de l'enseignement est de faire la part de chacun et de les enseigner tous deux en conséquence. » C'est cet état d'esprit qui préside à mes cours et à présidé à l'écriture de mes ouvrages : assimiler les principaux résultats de recherche dans un domaine (à savoir les algorithmes pour les systèmes répartis) afin d'en faire passer l'essentiel auprès des étudiants. Une autre chose qu'il m'arrive de dire aux étudiants est la suivante « Votre connaissance des concepts "premiers" de la discipline et de la technologie matérielle ou logicielle (par exemple, tel matériel, tel langage ou tel système spécifique) est importante car c'est souvent elle qui vous permettra d'avoir un travail après avoir obtenu votre diplôme. La connaissance des concepts fondamentaux et le recul par rapport à ceux-ci sont encore plus importants car ce sont eux qui vous permettront d'avoir encore du travail dans vingt ans ».

Michel Raynal
Institut Universitaire de France
Institut de Recherche en Informatique et Systèmes Aléatoires (IRISA)
Université Rennes

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NOTES

[1] C'est-à-dire une « aventure intellectuelle » pour reprendre les termes de Jean-Marc Levy-Leblond dans La pierre de touche (Gallimard, collection Folio Essais, 369 pages, 1996). Sans vouloir rentrer dans un débat épistémologique sur la nature de l'informatique, je citerai trois ouvrages qui m'ont marqué dans ma vision de cette discipline : Les machines à penser de Jacques Arsac (Seuil, coll. Science ouverte, 1987, 255p.), La science et les sciences, de Gilles-Gaston Granger (Que-sais-je ? n° 2710, 1993) et Une histoire des techniques de Bruno Jacomy (Points-Science, Seuil, 1990, 356 p.).

[2] Aujourd'hui, le monde des applications est fortement caractérisé par la dimension « monde de la vitesse et de l'instantanéité » de l'informatique. Il suffit pour s'en convaincre de regarder les appels d'offres financés par la communauté européenne.

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Janvier 2015

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